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Parmi les bouleversements que traverse la Turquie contemporaine, il en est un qui passe le plus souvent inaperçu des observateurs extérieurs : la levée progressive de « l’étouffoir » qui pèse depuis la fondation de la République « laïque » turque sur l’existence et l’héritage des minorités religieuses non-musulmanes de l’Empire ottoman.
Le génocide des Arméniens Les pertes liées au génocide arménien sont estimées à 1,2 millions de morts [1], la quasi disparition des Grecs du littoral méditerranéen et pontique suite aux massacres et aux échanges de populations, les violences exercées envers les chrétiens chaldéens, assyriens ou syriaques des provinces orientales, le départ des juifs, étaient tombés dans l’oubli. Ceci tant du fait des nationalistes divers de l’espace post-ottoman que du fait des Européens, progressivement enfermés dans la vision monolithique d’un Orient unanimement musulman où la présence chrétienne ou juive, à l’exception de certaines régions bien identifiées, relevait de l’anomalie historique.
Aujourd’hui, avec l’érosion progressive des nationalistes en Turquie, le souvenir de la pluralité retrouve les circonstances favorables à son affirmation. Les signaux allant dans le sens d’un retour à l’acceptation de la pluralité sont nombreux et importants et, chose essentielle, ils sont aussi bien le fait de mesures politiques [2] que d’un réel mouvement de prise de conscience au sein de la société civile.
Saisissant les moments charnières de l’histoire de Smyrne (connue aujourd’hui sous le nom d’Izmir) entre 1830 et 1930, l’ouvrage dirigé par Marie-Carmen Smyrnélis, spécialiste de l’histoire de la coexistence des diverses populations de l’Empire ottoman, [3], paru en 2006 dans la collection Mémoires/Villes des éditions Autrement, participe à la résurgence de ce passé communautaire [4].
L’ouvrage relate l’histoire des relations entre le monde ottoman et l’Europe dans cette ville de passage où se côtoient Européens et Ottomans, Juifs, Arméniens, Grecs et Musulmans venus de toutes les provinces de l’Empire, de la Crimée à l’Afrique du Nord. Il raconte l’histoire de la mue de cette modernité dont la fin est symbolisée par l’incendie de Smyrne sous occupation grecque, incendie qui fait suite à l’entrée des troupes kémalistes dans la ville en 1922, et le départ consécutif de la majorité de ses habitants non-musulmans. L’histoire de Smyrne, ancien « petit Paris de l’Orient » est donc celle d’une ville qu’on ne peut évoquer sans une certaine nostalgie, comme l’évoquent les cartes postales d’époque reproduites dans le livre. La publication de cet ouvrage, intervenue après la longue période de désintérêt pour cette ville dans le domaine de la recherche, s’inscrit dans le contexte du questionnement actuel concernant les notions de frontière, d’Europe, d’Occident et d’Orient, d’identité et de nation.
Dans la première partie de l’ouvrage, un rappel est effectué sur la position de Smyrne, ville d’échanges, de passage. De part sa situation géographique, Smyrne est en effet au centre du commerce avec la Méditerranée orientale et occidentale : la ville a le port le plus important de tout l’Empire ottoman, et est également le point d’arrivée et de départ de longues routes caravanières qui traversent l’Anatolie, et de la Perse jusqu’aux Indes. Smyrne est ainsi un carrefour dans le réseau de circulations des hommes, des manières de vivres, des marchandises et des idées. De part sa position centrale, Smyrne est aussi une ville de diasporas. Les musulmans y sont minoritaires sous l’Empire ottoman et son commerce est dirigé par des membres des communautés juives, grecques et arméniennes comme c’est souvent le cas alors, de Gibraltar aux dernières extrémités de la route de la Soie.
La question de la coexistence de ces diverses communautés est l’objet de la seconde partie de l’ouvrage consacrée à la pluralité de la population smyrniote. Les différentes communautés musulmanes, les Grecs, les Arméniens, les Juifs et les Européens sont étudiés dans des chapitres différents, mettant en évidence les singularités propres à chacune de ces populations, étudiant les relations de chacune des communautés avec les autres, sans occulter la place majeure et l’existence d’une identité spécifiquement smyrniote. La Smyrne décrite ici n’existe en fait comme un tout cohérent que par le voisinage et la coexistence des groupes qui la constituent, par ce qui fait lien entre eux.
En outre, de par la situation de carrefour de Smyrne, la population est influencée par des idées et des idéologies qui portent en elles, du fait de leur importation rapide, le germe de la destruction de la ville en tant qu’ensemble humain divers et cosmopolite.
L’accélération du commerce accroit la prospérité des diasporas et la nature cosmopolite de la ville. A une échelle plus grande, elle se traduit par les réformes d’inspiration européenne du Tanzimat. Elles ouvrent en effet la voie à la reconnaissance de l’égalité de tous les sujets ottomans, quelle que soit leurs communautés d’appartenance et à la création une identité ottomane englobant cette pluralité, une évolution dont les implications sont particulièrement importantes pour la ville de Smyrne. Cette « modernisation heureuse » a cependant sa part d’ombre. La modernisation de l’espace ottoman, c’est aussi l’importation du nationalisme qui sert par ailleurs les intérêts de puissances européennes expansionnistes. A Smyrne, cela se traduit par le rapprochement entre Smyrniotes grecs-ottomans et Hellènes, leur accession à la nationalité hellène et la diffusion en leur sein du nationalisme grec.
Dans le même mouvement, les colonies européennes installées à Smyrne établissent leur influence sur les non-musulmans, contribuant ainsi à les éloigner des autres Ottomans. Les capitulations grâce auxquelles elles jouissent d’un statut d’extraterritorialité incitent par exemple les Arméniens catholiques à se placer sous la protection de la France ou de l’Autriche-Hongrie. Concernant les Levantins - Européens établis de longue date en Orient, catholiques mais intégrés à une société dont ils partagent la langue, le mode de vie et la culture - leur situation, entre deux mondes, devient difficile avec la montée du nationalisme et l’accroissement de l’écart de puissance entre l’Empire ottoman et les grandes nations européennes. Ces dernières, dont ils sont les ressortissants, demandent leur loyauté tandis que l’Empire ottoman, nationalisé et modernisé, accroit sur eux sa pression. Leur existence est considérée comme une anomalie dans le système national qui se met en place au tournant du siècle. Tout comme Smyrne elle-même.
Porte de la modernité, Smyrne sera « brûlée » par l’importation trop rapide de ses catégories fondamentales, au premier rang desquelles, la nation. C’est d’ailleurs la Grande Guerre qui fera sombrer Smyrne, la cosmopolite. La Patrie ottomane commune, dont on avait cru pouvoir entrevoir la silhouette au tournant du siècle, n’a jamais vu le jour. Le recul de l’Empire ottoman en Europe, la poursuite de son conflit avec l’Etat grec, ont des implications sur les relations entre musulmans et Grecs smyrniotes. De manière générale, les communautés se ferment et s’éloignent les unes des autres sous l’influence d’événements extérieurs dont les idéologues nationalistes de tous bords tirent partie. L’échange de population entre l’Empire et la Grèce est envisagé dès 1914. Pendant la guerre, les Grecs de Smyrne comme tous les chrétiens ottomans, sont tout à la fois suspectés par l’Empire pour leur proximité réelle ou supposée avec les puissances alliées, et sont considérés par ces dernières comme sujets d’un Etat ennemi.
C’est finalement de la lutte entre deux récits nationalistes, le kémalisme d’une part et la « Grande idée » irrédentiste grecque d’autre part que mourra Smyrne. L’arrivée de l’armée nationale grecque à Smyrne en mai 1919 ouvre une période d’occupation qui achève l’esprit de la ville. Les tentatives de conciliation entre la communauté grecque et la communauté musulmane (devenue turque sous l’influence des nationalistes) échouent et c’est finalement l’incendie de Smyrne par les kémalistes en septembre 1922 qui mettra un terme à son existence. Dans l’incendie de Smyrne, ce ne sont seulement pas les quartiers européen, arménien et grec qui brûlent, « ce sont en définitive toutes les villes plurielles de la Méditerranée qui sont condamnées à disparaître les unes après les autres : Salonique, Smyrne, Istanbul, Alexandrie, etc. » (p. 203).
Marie-Carmen Smyrnelis (dir.), Smyrne, la ville oubliée ? 1830-1930, Paris, Autrement, 2006.
Notes :
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Notes
[2] Depuis quelques années les cultes reprennent dans des églises de différents rites en Turquie. Le 27 août 2011 a été promulgué un décret du gouvernement AKP qui permettra aux organisations religieuses non-musulmanes de retrouver le patrimoine dont elles avaient été spoliées par l’Etat kémaliste en 1936. http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2011/08/31/un-pas-positif-envers-les-minorites.
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