Appel aux dons mardi 11 février 2025

wibuuu


https://www.lesclesdumoyenorient.com/3782



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3100 articles publiés depuis juin 2010

mardi 11 février 2025


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

Loin du feu des projecteurs, l’Italie réalise une percée diplomatique majeure au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 30/01/2025 • modifié le 31/01/2025 • Durée de lecture : 7 minutes

Sans remonter à l’Antiquité romaine ou au rôle joué par Venise ou Florence au Moyen-Orient, l’Italie contemporaine entretient une intimité géographique, historique et culturelle avec la région - plus particulièrement les pays du bassin méditerranéen - l’ayant autant encouragée que contrainte à s’y investir. Cet investissement, notable en certains aspects [3], n’a toutefois jamais ambitionné de s’y montrer incontournable en raison de la présence déjà forte de grandes puissances extra-moyen-orientales historiques ou nouvellement établie : France, Etats-Unis, Russie et, de plus en plus, l’Inde et la Chine. La diplomatie italienne dans la région s’était donc essentiellement inscrite dans un cadre multilatéral, la plupart du temps celui de l’Union européenne ou des Nations unies.

La donne change toutefois en 2022 : le 22 octobre, la présidente du parti national-conservateur Frères d’Italie (Fratelli d’Italia, ou FDL) Giorgia Meloni devient Présidente du Conseil des ministres (l’équivalent de la primature française) ; pragmatique et s’affranchissant de plus en plus des positions diplomatiques de l’Union européenne dont elle critique l’ambition fédéraliste, la cheffe du gouvernement italien est parvenue à tirer parti des bouleversements géopolitiques depuis son début de mandat et à s’imposer comme une interlocutrice européenne privilégiée des pays moyen-orientaux et nord-africains, qu’elle a davantage visités en deux ans et demi au pouvoir (quelque dix-neuf fois) que la présidence française en plus de sept ans : lutte contre l’immigration clandestine, approvisionnement énergétique, médiation politique… les succès obtenus par Rome grâce à cette nouvelle politique étrangère sont nombreux et se distinguent d’autant plus que la relative inanité diplomatique de l’Union européenne est aujourd’hui de plus en plus critiquée, notamment à l’aune du conflit du 7 octobre 2023 entre Israël et ses adversaires régionaux [4].

Cet article entend donc analyser le positionnement diplomatique italien et ses succès, en détaillant le volontarisme du nouveau gouvernement italien et de sa cheffe dans l’établissement de relations bilatérales fortes avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ces dernières années (I) afin d’y conclure notamment des partenariats énergétiques et économiques fructueux (II), de même que des accords en matière migratoire semblant porter leurs fruits (III). Mécaniquement, ces succès conduisent actuellement l’Italie à être de plus en plus considérée comme une voix européenne alternative - ou substitutive - à Bruxelles auprès des pays nord-africains et moyen-orientaux (IV et V).

I. L’établissement de partenariats bilatéraux

Très tôt dans son mandat, Giorgia Meloni entreprend de relancer la coopération entre l’Italie et les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient : le 23 décembre 2022, deux mois après son entrée en poste, elle se rend en Irak afin d’y rencontrer les forces italiennes déployées dans le pays et son homologue irakien Mohammed Shia al Sudani, le président Abdul Latif Rashid, et leurs équivalents kurdes irakiens, Masrour et Nechirvan Barzani [5]. Ces rencontres ont été l’occasion d’évoquer la volonté des acteurs irakiens de « développer la coopération économique dans tous les secteurs, notamment l’agriculture, l’eau et la santé […] et l’exploitation de gaz » [6] avec l’Italie. Ce voyage ne sera que le début d’une longue liste : en tout, Giorgia Meloni a fait dix-huit autres voyages dans la région, dont respectivement cinq et quatre pour les deux voisins incontournables de l’Italie que sont la Libye (28 janvier 2023 [7], 4 mai 2023 [8], 7 mai 2024 [9], 17 juillet 2024 - où elle a rencontré les responsables des deux camps adverses, à Tripoli et Benghazi [10] - et 29 octobre 2024 [11]) et la Tunisie (le 6 juin 2023 [12], le 11 juin 2023 [13], le 16 juillet 2023 - accompagnée de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen [14] - et le 17 avril 2024 [15]). La Présidente du Conseil des ministres s’est rendue par ailleurs en Algérie [16], en Egypte [17], en Jordanie [18], en Turquie [19], à Chypre [20], au Liban [21] - deux fois - et aux Emirats arabes unis [22]. Si l’on compte les pays dont les dirigeants ont rencontré Giorgia Meloni à Rome - Territoires palestiniens avec Mahmoud Abbas [23], Bahreïn [24], Qatar [25] - et ceux avec qui elle s’est entretenue officiellement par téléphone ou qu’elle a rencontrés en marge d’une rencontre multilatérale - Arabie saoudite [26], Koweït (rencontré à New York dans le cadre de la 79ème session de l’Assemblée générale des Nations unies [27]), Iran [28] -, seuls le Maroc, la Syrie, Oman et le Yémen n’ont pas fait l’objet d’une prise de contact par la primature italienne en deux ans et demi.

Cette nouvelle politique étrangère italienne est d’autant plus appréciée des dirigeants des pays moyen-orientaux et nord-africains qu’elle privilégie la relation bilatérale « à la carte », en phase avec l’approche multipartenariale adoptée par ces pays au cours des dernières années, et dont les élargissements successifs des BRICS ont été l’une des manifestations. En effet, la primature italienne n’hésite pas à s’affranchir des positions européennes officielles ; l’Italie a par exemple été le seul pays, parmi les membres fondateurs de l’Union européenne, à annoncer fin juillet 2024 la réouverture de son ambassade à Damas [29], enfreignant la règle jusqu’alors adoptée par les autres pays de ne pas normaliser leurs relations diplomatiques avec le régime de Bachar al-Assad. De même, l’Italie est le seul pays européen, avec l’Espagne, à avoir reçu le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas depuis le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas en octobre 2023 [30], et Giorgia Meloni est la seule dirigeante ou chef de gouvernement d’un pays européen [31] à s’être rendu au Liban à l’automne 2024, en pleine incursion terrestre israélienne. Cette politique de coopération bilatérale renforcée s’est également illustrée le 4 mars 2023 lorsque Rome et Abou Dhabi ont annoncé avoir promu leur coopération au rang de « partenariat stratégique » à l’issue d’une visite de la Première ministre italienne aux Emirats arabes unis [32]. Enfin, citons comme dernier exemple le geste - aussi politique que symbolique - de la réouverture des lignes commerciales aériennes directes entre l’Italie et la Libye le 12 janvier 2025 [33] après dix ans d’interruption en raison de la guerre civile libyenne. Aucun autre pays d’Europe ne dispose, à l’heure actuelle, de liaison aérienne directe avec la Libye.

II. De fructueux accords économiques et énergétiques

Cause et conséquence de ces rapprochements diplomatiques bilatéraux, l’Italie est parvenue ces dernières années à conclure de fructueux partenariats énergétiques et économiques ; l’Algérie et la Libye figurent, à cet égard, comme les plus grands succès italiens : exploitant le relatif isolement de la Libye - en raison de sa situation sécuritaire et politique dégradée - et la situation diplomatique entre la France et l’Algérie, Rome est parvenue à se positionner comme un partenaire de choix auprès de ces pays, signant des accords commerciaux majeurs. En effet, à l’issue de la première visite de Giorgia Meloni en Libye en janvier 2023, un accord de quelque huit milliards de dollars a été signé entre la Corporation nationale pétrolière libyenne (NOC) et le géant énergétique italien ENI afin de fournir davantage d’hydrocarbures à l’Europe en passant par l’Italie [34]. En octobre 2024, lors d’une nouvelle visite de la primature italienne, une série d’accords en matière de développement, d’investissements et d’infrastructures est à nouveau signé afin d’accroître davantage encore la coopération entre les deux pays [35]. L’Italie est désormais, de loin, le premier partenaire commercial de la Libye : de 2,6 milliards d’euros en 2020, le volume total des échanges commerciaux est passé à 9,1 milliards en 2023 [36]. Si Rome s’est toujours montrée un soutien de Tripoli, les entreprises italiennes sont également accueillies très chaleureusement par ses rivaux cyrénéens de Benghazi dans le cadre de la reconstruction du pays [37].

Quant à l’Algérie, Giorgia Meloni est également passée rapidement à l’action : dès janvier 2023, elle s’y rendait avec le patron de la Confindustria (équivalent italien du MEDEF français) et annonçait son intention de devenir le premier partenaire commercial d’Alger. Deux accords sont signés entre ENI et son équivalent algérien Sonatrach lors de cette visite [38]. D’autres accords seront signés dans les mois suivants, tels que celui signé en juillet 2024 aux termes duquel Rome s’engage à investir 420 millions d’euros dans le développement de l’agriculture dans le sud algérien [39], ou encore celui ayant acté l’installation d’une usine du constructeur automobile italien FIAT à Tafraouo afin de relancer l’industrie automobile en Algérie [40] et dont les chaînes de montage ont démarré officiellement en juin 2024 [41]. L’Algérie est aujourd’hui le premier partenaire commercial de l’Italie sur le continent africain [42] et dans le monde arabe [43], de même que son principal fournisseur en gaz [44].

L’Italie oriente également son action économique vers d’autres pays : en mars 2024, un accord majeur signé entre l’Egypte et l’Union européenne a pu voir le jour grâce au rôle de Giorgia Meloni [45] (qui a d’ailleurs accompagné la présidente de la Commission européenne au Caire à l’occasion de la signature de l’accord), tandis qu’à l’issue de la visite de la Première ministre italienne à Abou Dhabi en mars 2023, ENI et son équivalent émirien Abu Dhabi National Oil Co (ADNOC) ont signé un accord de coopération énergétique [46]. Les exemples sont nombreux et témoignent de l’intérêt marqué de Giorgia Meloni pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord : le 20 septembre 2024, elle soulignait d’ailleurs son attachement à la bonne réalisation de « l’initiative cruciale » (sic) [47] représentée par le Corridor Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC), une route commerciale devant relier les marchés indien et européen en faisant transiter les marchandises par le Moyen-Orient, comme présenté récemment par Les clés du Moyen-Orient.

Lire la partie 2

Publié le 30/01/2025


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


Diplomatie

Méditerranée

Économie