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Limites et confins, compte rendu du colloque « Le Kurdistan, une entité territoriale en construction », 2 et 3 octobre 2012 à Lyon

Par Allan Kaval
Publié le 11/10/2012 • modifié le 03/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Bien que le cadre d’étude soit plus vaste, les problématiques propres au Kurdistan d’Irak dominent ce programme de recherche. Terrain méconnu, longtemps perçu comme marginal et peu étudié au regard des régions voisines, le Kurdistan est un observatoire privilégié des évolutions de la région. Zone frontalière quasi-autarcique avant l’intervention de 2003, le Kurdistan irakien s’est ouvert à tous les vents économiques et politiques du Moyen-Orient. L’exploitation actuelle de ses ressources pétrolières sert le socle à la construction d’une prospérité sans égale dans son environnement immédiat et d’une autonomie politique qui tend vers l’indépendance. Bien que la constitution irakienne de 2005 ait octroyé au Gouvernement régional kurde (GRK) un statut d’entité fédérée dotée de prérogatives étendues, le conflit continue de caractériser les relations entre la capitale Erbil et l’Etat central.

L’évolution du Kurdistan d’Irak ne peut cependant être comprise dans le seul cadre irakien. Ce qui se joue sur le territoire du GRK n’est pas seulement déterminant pour Bagdad. Pour la Turquie, le Kurdistan d’Irak est une réserve de ressources énergétiques, un débouché pour son industrie et un facteur essentiel dans la résolution de sa propre question kurde. Point de rencontre potentiellement conflictuel des influences turques et iraniennes, Erbil est aussi un acteur de la crise syrienne dont la dimension kurde est trop souvent négligée. Parallèlement à cela, le GRK est l’entité institutionnelle la plus proche de l’objectif étatique, la mieux aboutie et la plus durable qu’ait connu l’histoire kurde. Si elle ne concerne qu’une minorité de Kurdes, son évolution est déterminante pour toutes les populations kurdes avoisinantes.

Qu’elles soient propres au territoire kurde, liées à l’avenir de l’Irak ou qu’elles mettent en jeu les puissances régionales dans leur ensemble, les évolutions en cours au Kurdistan irakien ont de fortes implications sur l’organisation de l’espace. Le conflit et l’échange contribuent à y façonner une nouvelle configuration territoriale qui met en question la notion de limite. Bien que le colloque de Lyon n’ait pas été spécifiquement consacré à cette thématique, c’est bien une réflexion très contemporaine sur la limite, la frontière et les confins qui a habité chacune des communications proposées et fait figure de toile de fond à l’ensemble des sujets traités.

Kurdistan irakien, une délimitation impossible

La question de la délimitation géographique du Kurdistan d’Irak est déjà problématique. Région du Grand Kurdistan, elle est incluse dans sa configuration actuelle sur le territoire de l’ancien Vilayet de Mossoul dont le sort fut longtemps incertain après la chute de l’Empire ottoman. Devant revenir à la France selon les accords Sykes-Picot, le vilayet de Mossoul passe finalement sous mandat britannique tout en étant revendiqué plus tard par la jeune république turque. Son rattachement final à l’Irak indépendant n’a cessé d’être un objet de conflit dans le traitement duquel les autorités de Bagdad ont alterné entre l’acceptation d’une certaine autonomie et la pratique d’une répression sanglante, comme l’a rappelé dans sa communication inaugurale le Dr. Khalil Ismaïl Mohammed de l’Université d’Erbil.

Le Kurdistan irakien contemporain est l’héritier de cette histoire territoriale complexe et ses délimitations actuelles sont à la fois multiples, sédimentées et floues. Les expériences d’autonomie du début des années 1970, des années 1991-2003 et la situation qui prévaut depuis la chute de Saddam Hussein ont séparé le territoire kurde du reste de l’Irak par un bandeau frontalier au sein duquel aucune limite précise n’a jamais pu être définitivement tracée. Près de 10 ans après l’intervention internationale de 2003, la délimitation officielle de la région devant être administrée par le Gouvernement régional kurde pose encore problème.

La question des territoires disputés entre les Kurdes et Bagdad aurait dû, selon l’article 140 de la Constitution irakienne de 2005, être résolue par référendum. Dans sa communication sur les zones en discussion, Alice Tawil (Université de Strasbourg) a mis l’accent sur l’hétérogénéité de ces territoires. Officiellement bornée aux gouvernorats de Dohuk, d’Erbil et de Suleymanieh, l’autorité du GRK s’exerce sans rencontrer de concurrence dans des territoires à grande majorité kurde relevant officiellement du gouvernorat de Ninewa (Mossoul). Elle se heurte en revanche à d’autres acteurs plus au sud et notamment dans la région multiethnique et riche en pétrole de Kirkouk. Aussi la limite du Kurdistan d’Irak est moins celle d’une entité territoriale à proprement parler que celle de l’extension d’une autorité, l’autorité exercée de fait par les acteurs kurdes en présence. Il s’agit donc d’une limite juridiquement caduque et liée avant tout à un rapport de force fluctuant et générateur de conflits.

En l’absence de règlement officiel, le bandeau intermédiaire où se heurtent les influences antagonistes d’acteurs kurdes et non-kurdes laisse donc libre-cours au développement d’une double administration. L’allégeance personnelle des individus aux parties en présence y prime sur les délimitations géographiques institutionnalisées. C’est d’ailleurs dans ce contexte que la politique du GRK à l’égard des minorités religieuses doit être comprise. Les zones en discussion abritent les foyers historiques des populations chrétiennes et yézidies du nord de l’Irak. Comme l’a indiqué Peyman Shuqi, les autorités kurdes ont intérêt à s’attirer leur loyauté dans le conflit territorial qui les opposent à Bagdad en leur offrant protection militaire et soutien économique. Les minorités constituent des relais d’influence politique et d’encrage territorial déterminants, notamment les chrétiens dont l’identité, a contrario de celle des yézidis, tend à se définir comme distincte du récit national kurde.

Le Kurdistan irakien n’est pas un : frontières et appropriations internes du territoire

Evoquée par le Dr. Azad Mohammed Ameen Kaka Sheikh Naqshbandi, les ressources pétrolières du Kurdistan irakien constituent l’enjeu central de ce conflit territorial. Tout en relevant de problématiques régionales impliquant une Turquie avide d’hydrocarbures, la question énergétique est liée aux tensions internes à la région du Kurdistan. Source importante de revenus, elle est convoitée par des acteurs politiques qui n’ont pas intégralement réussi à effacer leurs divergences d’intérêt dans la construction d’un cadre institutionnel et administratif neutre. Rivaux depuis 1967, les deux principales formations kurdes d’Irak, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, ont conservé malgré la formation du Gouvernement régional kurde leurs territorialités propres, issues de la « guerre fratricide » kurde de 1994-1998 : au PDK les gouvernorats de Dohuk et d’Erbil et à l’UPK, celui de Suleymanieh. Arthur Quesnay de l’Ifpo Erbil a mis dans sa perspective historique le caractère bicéphale de l’autorité kurde d’Irak et la difficulté de mettre en place des institutions politiques dans un contexte ou les partis ont fait longtemps figure de seules autorités de référence.

Au problème de la limite entre territoire sous contrôle kurde et territoire sous contrôle de l’Etat central s’ajoute donc celui d’un antagonisme territorial historique à la fois interne à la région kurde et tendant à se développer dans le zones en discussion où PDK et UPK se trouvent également en concurrence vis-à-vis des populations kurdes qui les habitent. Comme l’a indiqué Arthur Quesnay, le caractère binaire des oppositions politiques kurdes est cependant contesté par de nouveaux acteurs de la société civile et du monde politique. La scène kurde comporte par ailleurs une troisième force historique, celle du mouvement islamiste dont l’histoire, l’hétérogénéité et les perspectives d’évolutions ont été présentées par le Dr. Adel Bakawan. Bien que disposant d’un ancrage territorial propre, dans la région d’Halabja, frontalière de l’Iran, ces acteurs islamistes remettent en cause la logique traditionnelle de contrôle du territoire part les partis qui caractérisent l’histoire politique kurde. En plaçant son action sur le terrain idéologique et pas seulement sur celui de l’allégeance personnelle les islamistes du Kurdistan peuvent mobiliser des populations sans tenir compte de la division territoriale entre PDK et UPK.

Logiques transfrontalières

Le terrain politique kurde où s’affrontent ces différents acteurs n’est pas un ensemble clos. L’implication des puissances voisines dans les questions internes au Kurdistan y fait figure de constante historique. Politiques ou économiques, les dynamiques transfrontalières constituent un déterminant incontournable du terrain kurde irakien qu’elles soient le fait des Etats ou de sociétés et de personnes privés limitrophes. Les interactions qui existent entre ces deux types d’acteurs ont été soulignées par Mervé Ozdemirkiran (CERI) qui a étudié les implications politiques des échanges commerciaux entre la Turquie et le GRK. Initié par des entrepreneurs individuels privés turcs ou kurdes de Turquie, les relations commerciales entre le Kurdistan d’Irak et son grand voisin du nord atteindraient 65% des échanges entre la Turquie et l’ensemble de l’Irak.

Par son implication économique au Kurdistan irakien, la Turquie participe à la construction étatique de cette entité, le dotant d’infrastructures qui lui permettent d’asseoir son autorité, d’intégrer son territoire et de l’ouvrir sur le monde extérieur. La Turquie a pu s’imposer comme l’intermédiaire nécessaire entre les Kurdes d’Irak et le monde extérieur. Se détournant de Bagdad, le GRK se tourne vers la Turquie et l’intégration des espaces turc et kurde d’Irak pose moins problème que l’intégration de la Région kurde à l’Etat irakien. Lancée par des hommes d’affaires et reprise par l’Etat, cette dynamique s’inscrit tant sur le plan politique et stratégique que sur le plan économique. L’appui de la Turquie à la stratégie de prise de contrôle exclusif par les Kurdes de leurs ressources pétrolières est devenu l’un des enjeux principaux des relations actuelles entre Ankara et Erbil.

Enfin, cette relation est marquée par le caractère transfrontalier des problématiques politiques kurdes. La relation que construit la Turquie avec les Kurdes d’Irak entre en ligne de compte dans la gestion de sa propre question kurde. De manière générale, le GRK est nécessairement affecté et impliqué dans les évolutions des problématiques kurdes qui se posent dans les Etats frontaliers. La communication de Mohammad Abdullah Hamo, directeur de l’office des déplacés et des migrants du Gouvernorat de Dohuk, a illustré ce point. Située entre la province de Ninive, singulièrement violente, les zones kurdes de Turquie où combat la guérilla du PKK et la Syrie en guerre, le gouvernorat de Dohuk a accueilli selon des temporalités différentes des réfugiés originaires de ces trois zones. C’est bien le caractère kurde ou kurdistani en ce qui concerne les chrétiens de Mossoul qui est déterminant dans ces processus migratoires. Administré de manière autonome, le territoire du KRG pourrait tendre à se définir comme un foyer national kurde où les populations avoisinantes peuvent se réfugier.

Tissées par de grands groupes pétroliers, par des entreprises de construction, par de gros marchands ou par des familles chassées par les conflits environnants, les relations transfrontalières impliquant le Kurdistan irakien sont aussi l’objet de petits trafiquants et contrebandiers qui opèrent en réseaux à la frontière iranienne. C’est à la description de leur mode de fonctionnement que Cyrille Roussel a consacré sa communication, rappelant que les liens familiaux et tribaux ne pouvaient être totalement effacés par des frontières étatiques, aussi militarisées soient-elles. Mettant en présence face à l’Etat iranien une variété d’acteurs politiques kurdes et non une entité unifiée, la frontière orientale du Gouvernement régional kurde est par ailleurs symptomatique de la segmentarisation de l’espace, que Cyrille Roussel a évoqué dans ses conclusions.

La problématique de la frontière, de la limite et des antagonismes dont elle est issue et qu’elle peut engendrer ne cesse jamais de se poser au Kurdistan irakien, on la retrouve à chaque changement d’échelle. Le Kurdistan d’Irak apparaît en définitive comme un territoire fragmenté et labile que les catégories traditionnelles de la géographie politique semblent impropre à décrire. Délimiter le territoire du Kurdistan d’Irak est une tâche impossible. Il se prolonge au delà de ses bornes officielles dans des confins instables où le droit est caduc, se fragmente en son sein propre, s’ouvre à des réseaux et à des dynamiques transfrontalières pour embrasser une évolution emblématique d’un monde où les Etats redeviennent des acteurs parmi d’autres de relations qui ne sont d’ailleurs plus seulement « internationales ».

Publié le 11/10/2012


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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