Liban : un engrenage vers la guerre ?

De fait, les opérations clandestines - l’explosion de plusieurs milliers de dispositifs de communication utilisés par le Hezbollah - puis aériennes lancées par Israël ces derniers jours font craindre une offensive aéroterrestre au Liban, comme les autorités israéliennes le laissaient entendre depuis plusieurs mois. Le souvenir de la guerre du Liban en 2006 enfin, explique les inquiétudes soulevées par la perspective d’une guerre généralisée dans le pays du Cèdre.

L’éclosion du conflit au Liban n’est pas récente : l’ouverture d’un front à la frontière israélo-libanaise remonte au lendemain du 7 octobre 2023 et n’a cessé de connaître, avec des pics, une escalade diplomatico-sécuritaire lente mais irrépressible.

Au vu de la complexité de la situation et de l’imbrication de nombreuses variables allogènes et exogènes au Moyen-Orient, cet article privilégiera une approche thématique afin d’aborder les nombreux enjeux sécuritaires de la crise au Liban : dans un premier temps, un exposé de l’historique récent de cette escalade (I), notamment les explosions de « bipeurs » au Liban (II) suivies de la campagne de frappes aériennes (III) sera effectué, avant d’en venir aux conséquences régionales de cette crise (IV) et sa perception par la diplomatie mondiale (V).

I. Une escalade quasi-ininterrompue depuis le 7 octobre 2023

Dès le 7 octobre 2023, officiellement en soutien au Hamas dans la bande de Gaza [7], le Hezbollah a ouvert un front dans le sud du Liban en tirant plusieurs roquettes sur le nord d’Israël. Tout comme à Gaza, la riposte israélienne a été immédiate. Puis de surenchère en surenchère militaires, les deux protagonistes ont intensifié l’ampleur de leurs attaques : comme un article des Clés du Moyen-Orient le détaillait récemment, cette escalade sera alimentée par la montée en puissance de discours politiques, notamment dans la sphère politico-militaire israélienne ; le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a en effet privilégié dans un premier temps une position relativement attentiste, constatant par ailleurs la mobilisation relativement contenue de l’Iran à ses côtés.

Ayant désormais stabilisé ses opérations dans la bande de Gaza et neutralisé, au moins pour le moment, l’essentiel des capacités opérationnelles du Hamas, l’état-major israélien s’est ainsi tourné vers le Liban. Les autorités israéliennes avaient en effet accru leurs menaces d’une opération aéroterrestre ces dernières semaines contre le Hezbollah afin, notamment, de permettre aux populations israéliennes ayant fui le nord d’Israël de pouvoir retourner chez elles [8]. Cette raison est aujourd’hui devenue l’un des leitmotivs de la campagne lancée par Israël au Liban, le Premier ministre Netanyahu ayant par exemple rappelé le 25 septembre que « nous frappons le Hezbollah avec des coups qu’il n’avait jamais imaginé […]. Je vous promets une chose : nous ne nous reposerons pas tant que [les habitants du nord d’Israël] ne sont pas rentrés chez eux » [9].

II. Des opérations clandestines inédites

De fait, les attaques contre le Hezbollah ont commencé dès le 17 septembre par une opération inédite : en une journée, 3000 détonations quasi-simultanées se sont produites à travers l’intégralité du territoire libanais. Par un procédé technologique encore débattu aujourd’hui [10], Israël est parvenu à faire exploser des « bipeurs » [11] (ou « pagers ») utilisés par le Hezbollah afin de déjouer la surveillance téléphonique d’Israël : 25 personnes sont tuées et plus de 3000 autres sont blessées [12]. Cette attaque est dès lors un succès militaire majeur pour Israël : outre le choc psychologique induit par une telle opération, cette dernière est parvenue à neutraliser, au moins temporairement, des milliers de combattants et membres du Hezbollah sans avoir eu à engager un seul soldat sur le terrain : un médecin libanais indiquera en effet à la BBC que 60% des blessés qu’il a reçus après l’explosion des bipeurs avaient perdu au moins un œil, un doigt ou encore la main entière [13]. Le lendemain, 18 septembre, des talkies-walkies sont ciblés, tuant une vingtaine de personnes et en blessant 450 autres [14]. Le 19 septembre, alors que des rumeurs affirmaient qu’il avait été blessé lors de l’explosion de son bipeur et tandis que des avions de combat israéliens franchissent le mur du son afin de provoquer des détonations sonores similaires à celles d’une explosion [15], Hassan Nasrallah prend la parole et affirme que cette attaque, qu’il qualifie de « déclaration de guerre », n’a en rien endommagé les capacités opérationnelles du Hezbollah, ni sa volonté de continuer à perturber les actions israéliennes dans le bande de Gaza en maintenant une partie des effectifs de l’armée israélienne occupés au nord d’Israël [16].

III. Les opérations aériennes

A la suite du discours du secrétaire général du Hezbollah et de la promesse iranienne de « représailles écrasantes » [17], Israël s’engage dès la nuit du 19 septembre dans une campagne de frappes aériennes dans le sud du Liban, le ministre israélien de la Défense affirmant que le Hezbollah continuera « à payer un prix croissant » [18] tant qu’il continuera à mener ses attaques contre le nord d’Israël. Plusieurs frappes sont menées à Beyrouth, notamment dans le quartier de Dahiyeh, où 45 personnes perdent la vie le 20 septembre [19]. Dès le lendemain, le 21 septembre, le Hezbollah riposte par sa frappe la plus lointaine en territoire israélien depuis le début du conflit : plusieurs cibles situées en périphérie de la ville portuaire de Haïfa font l’objet d’un barrage de roquettes dont, pour la première fois, des missiles Fadi-1 et Fadi-2 - des munitions bien supérieures en qualité, en portée et en pouvoir de destruction que les roquettes tirées jusqu’alors [20]. Des dizaines de milliers d’Israéliens se réfugient dans les abris et des centaines d’écoles sont aussitôt fermées [21].

Invoquant la ligne rouge franchie par le Hezbollah en ciblant Haïfa avec de telles munitions, Israël lance dès le lendemain une campagne massive de bombardements à travers l’intégralité du territoire libanais - et non plus seulement le sud du Liban -, tuant en une seule journée au moins 569 personnes, dont 50 enfants et 94 femmes [22], et en blessant 1 835 autres [23]. Le 23 septembre 2024 est ainsi devenue la journée la plus meurtrière qu’a connu le pays depuis la guerre civile de 1975-1990 [24]. Un vent de panique s’empare du Liban où plusieurs dizaines de milliers de personnes fuient le sud du pays et trouvent refuge dans la région de Beyrouth, voire traversent la frontière par milliers pour rejoindre la Syrie [25]. Israël, de son côté, affirme avoir ciblé avec succès 1 300 sites militaires du Hezbollah [26].

L’escalade ne s’arrête pas là : tout en continuant à conduire des frappes à travers le territoire libanais, l’armée israélienne frappe à nouveau Beyrouth le 24 septembre, tuant 6 personnes et en blessant 15 autres dans le quartier de Ghobeiri [27], avant de frapper à nouveau dans la nuit le village de Saadiyat [28], à 20 kilomètres au sud de la capitale, dans une explosion entendue jusqu’à Beyrouth. Le 25 septembre, l’escalade franchit un nouveau cran : le Hezbollah tire pour la première fois un missile balistique moyenne portée de manufacture iranienne, le Ghadr-1, et prend pour cible à Tel Aviv le quartier général du principal service de renseignement israélien, le Mossad [29]. Si le missile est intercepté par le système de défense anti-missiles « Fronde de David » non loin de la capitale israélienne [30], l’attaque reste une première. Le 26 septembre, l’armée de l’air israélienne conduit une nouvelle attaque à Beyrouth [31] et le chef d’état-major israélien affirme le même jour qu’une opération terrestre est parfaitement réalisable [32]. Plusieurs milliers de soldats israéliens se placent au même moment à la frontière israélo-libanaise [33].

IV. Quelles conséquences régionales ?

Le principal soutien du Hezbollah, l’Iran, s’est montré relativement modéré dans ses actes depuis le début du conflit, risquant même de remettre sa crédibilité en jeu auprès de ses alliés en décidant de ne pas riposter à l’assassinat à Téhéran du chef politique du Hamas, Ismail Haniyeh, le 31 juillet 2024. L’Iran a pourtant promis des représailles à l’encontre d’Israël à la suite de sa campagne de frappes au Liban. La réalité de ces menaces apparaît cependant aujourd’hui questionnable, d’autant qu’au moment même où le Hezbollah frappait la banlieue de Haïfa, le ministre iranien des Affaires étrangères, Seyed Abbas Araghchi, faisait part de la volonté de Téhéran de relancer les négociations visant à trouver un nouvel accord sur le nucléaire iranien [34] avec les puissances européennes, américaine et chinoise.

Une intervention militaire massive de l’Iran dans le conflit apparaît dès lors peu probable à ce stade ; toutefois, une opération ciblée, au moins symbolique, pourrait être envisageable afin de conserver une forme de crédibilité auprès de ses alliés, notamment le Hezbollah, les Houthis au Yémen, la Syrie et les milices chiites réparties à travers les territoires syrien et irakien. Si les Houthis, déjà engagés dans des actions militaires autour du détroit de Bab el-Mandeb, ont déjà prouvé par le passé qu’ils étaient en mesure de frapper le cœur du territoire israélien [35], la grande distance géographique séparant le Yémen d’Israël, couplée à l’efficacité des systèmes de défense antiaériens israéliens, minimisent le risque d’un impact réel des Houthis sur le cours du conflit.

V. Les réactions diplomatiques

La diplomatique mondiale s’affaire aussi tout particulièrement, d’autant que la coïncidence chronologique entre l’escalade au Liban et la tenue de l’Assemblée générale des Nations unies (24 au 30 septembre) a permis à de nombreux chefs d’Etat de discuter de vive voix de ce sujet, voire de le commenter à la tribune de l’ONU : l’intégralité des pays ayant pris la parole à ce propos ont appelé à la désescalade et à un cessez-le-feu [36]. Toutefois, au-delà de ces déclarations de principe, certains discours ont témoigné de l’isolement croissant d’Israël, y compris parmi ses plus proches alliés : le président américain Joe Biden a ainsi profité de son dernier discours à la tribune des Nations unies pour adresser une critique modestement voilée à l’égard du Premier ministre Benyamin Netanyahu - avec qui les relations se sont nettement dégradées ces derniers mois [37] -, en affirmant que « certaines choses sont plus importantes que rester au pouvoir » [38]. De nombreuses voix, à l’étranger comme en Israël, font en effet valoir que la primature israélienne cherche à prolonger autant que possible la guerre afin de rester au pouvoir [39]. De fait, Benyamin Netanyahu ne parvient à gouverner qu’avec le soutien de partis politiques ultra-conservateurs appelant à la poursuite, voire à l’élargissement, de la guerre [40]. De plus, une fois la guerre finie, il apparaît fortement probable que le Premier ministre israélien soit appelé à rendre des comptes pour sa gestion du conflit et, notamment, pour son échec à sauver les otages israéliens retenus dans la bande de Gaza - dont 97 sont d’ailleurs toujours introuvables [41].

Conclusion

L’escalade sécuritaire au Liban apparaît ainsi irrépressible et aucun élément ne permet de penser, à l’heure actuelle, qu’Israël pourrait se désengager de ce théâtre d’opérations sans avoir durablement et structurellement affaibli le Hezbollah. Les forces armées israéliennes sont pour autant, parfaitement conscientes qu’une opération terrestre dans le sud du Liban s’avérerait autrement plus risquée que celle conduite dans la bande de Gaza : mieux entraînés, mieux équipés, mieux ravitaillés et plus nombreux, les militants du Hezbollah s’imposeront comme des adversaires de taille. Si la supériorité technologique d’Israël devrait permettre à l’Etat hébreu de s’imposer, in fine, comme il l’a fait à Gaza, le coût en vies humaines et en matériel pourrait être colossal, de part et d’autre de chaque camp. Le risque apparaît dès lors crédible que l’armée israélienne emploie dans le sud du Liban la même stratégie qu’à Gaza : pilonner et détruire les infrastructures, bâtiments et autres sites d’intérêt jusqu’à rendre la zone inhabitable et impraticable, même pour des combattants, plutôt que de s’aventurer à y déployer des troupes qui pourraient y subir de lourdes pertes. Les jours à venir et la capacité des alliés d’Israël - notamment ses fournisseurs en armes et en renseignement militaire - à faire pression sur Tel Aviv seront, à cet égard, déterminants.