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Lundi 18 janvier 2016 s’est tenue à Marab, au Liban, une conférence de presse qui a réuni deux « ennemis » politiques, destinée à l’annonce de leur alliance. Samir Geagea, leader des Forces Libanaises et du côté de la coalition du 14-mars, a annoncé son soutien à la candidature de Michel Aoun à la présidence de la République libanaise, chef de file jusqu’à peu (1) du Courant Patriotique Libre et issu de la coalition du 8-mars, contre toutes les attentes des alliés des deux camps. Le Liban est confronté à un vide constitutionnel qui a privé le pays de président de la République depuis plus de vingt mois. Avec trente-quatre séances parlementaires pour absence de quorum pour la désignation d’un nouveau président ajournées, la situation semble depuis des mois dans l’impasse. Samir Geagea a déclaré lundi proposer une « opération de sauvetage exceptionnelle », destiné à écarter le pays du « gouffre » (2) vers lequel il penche. Les partis politiques alliés des Forces Libanaises et du Courant Patriotique Libre n’ont pour le moment pas réagi, et les issues de la prochaine séance parlementaire électorale, prévue pour le 2 février 2016, et qui conditionne l’élection d’un nouveau dirigeant à la tête du pays, restent encore incertaines.
Cette annonce a été une grande surprise, au regard des rivalités et des relations conflictuelles entre Samir Geagea et Michel Aoun. En effet, la mémoire de la bataille fratricide pour le contrôle des régions chrétiennes à la fin de la guerre civile libanaise en 1990, ainsi que la forte opposition politique entre les deux hommes depuis leurs retours respectifs sur la scène politique au milieu des années 2000, ne permettaient pas d’envisager une telle issue. Leurs deux formations politiques, les Forces Libanaises dans le cas de Samir Geagea (14-mars) et le Courant Patriotique Libre de Michel Aoun (8-mars) sont les plus représentatives des chrétiens du pays. Elles se sont opposées depuis la fin du mandat de Michel Sleiman, en mai 2014, pour la présidence de la République. Appartenant en effet à deux alliances politiques opposées, principalement en raison de leurs alliances extérieures (le 14-Mars se voyant appuyé par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, lorsque le 8-Mars est soutenu par l’Iran), ces formations ne représentent par ailleurs pas tout à fait les mêmes populations pour le Liban : les partis politiques sunnites se trouvent en effet rattachés au 14-Mars lorsque les groupes chiites sont actifs dans l’alliance du 8-Mars.
Les deux leaders politiques ont enterré la hache de guerre le 2 juin 2015, Samir Geagea se rendant par surprise à Rabieh, lieu de résidence du général Michel Aoun, où il a été reçu pour la première fois depuis 2005 par Michel Aoun (3) . Ils ont signé, à l’issue de plusieurs rencontres, une déclaration d’intention commune afin que les chrétiens reprennent l’initiative de l’élection d’un nouveau président. Le nouvel accord, dévoilé lundi par Samir Geagea, rappelle le soutien au Pacte National et aux accords de Taëf, signés à l’issue de la guerre en 1990. Il s’agit également de recourir à l’application formelle de tous les points déjà adoptés durant le dialogue national (4) – particulièrement en ce qui concerne l’usage des armes et le renforcement des administrations publiques. Remerciant Samir Geagea pour son initiative, Michel Aoun s’est félicité de ce soutien conjoint à la coexistence des communautés et de la volonté de tourner la page d’un passé sanglant.
Cependant, selon Benjamin Barthe et Laure Stephan, correspondants à Beyrouth pour le journal Le Monde, cette alliance étonnante n’est pas née du seul rapprochement entre les deux factions chrétiennes. Selon eux, « elle a été accélérée par un autre coup de théâtre, survenu deux mois plus tôt : le soutien apporté par l’ancien Premier ministre Saad Hariri, chef du camp antisyrien, à un autre leader chrétien, Sleiman Frangieh, ami indéfectible de Bachar al-Assad » (5). Interrogé par ces mêmes journalistes, le politologue Melhem Chaoul explique : « Samir Geagea s’est senti lésé par la démarche de Saad Hariri, qui ne l’a pas même averti des tractations qu’il menait avec Sleiman Frangieh. De plus, le Courant du futur [de Saad Hariri] n’a jamais fait de réelles concessions à ses alliés chrétiens. Depuis 2005, il ne leur a donné que des broutilles ministérielles » (6). Chef de la brigade des Marada, Sleiman Frangieh était notamment ministre dans le gouvernement de Rafic Hariri.
Ce soutien inédit d’un dirigeant du 14-mars au camp du 8-mars rompt avec les positions stratégiques des alliés respectifs des Forces Libanaises et du Courant Patriotique Libre. La scène politique libanaise était, depuis la mort de Rafic Hariri et le départ des troupes syriennes qui l’ont suivi, divisée entre la coalition du 8-mars (dont fait notamment partie le Hezbollah, soutenu par l’Iran) et celle du 14-mars (auquel appartient notamment le parti du fils de Rafic Hariri, Saad Hariri, le Courant du Futur, soutenu par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite). Cette logique des deux blocs se voit aujourd’hui bouleversée. Pour l’économiste François El-Bacha, cofondateur du journal citoyen d’information Libannews, « le rapprochement entre les USA et l’Iran a produit le résultat que l’on a pu voir, avec l’appui des Forces Libanaises à la candidature de Michel Aoun » (7). Mais selon l’analyse, cette recomposition de la scène politique libanaise va avoir de lourdes conséquences, notamment sur les autres partis chrétiens, qui risquent de se voir marginalisés. Il note également la perte d’influence véritable de Walid Joumblatt, représentant politique de la communauté druze et chef du parti socialiste progressiste, qui conditionnait jusque-là son appui au candidat de son choix.
La gravité des enjeux est perceptible par le silence dans lequel sont murés les partis alliés. Le Hezbollah, allié de Michel Aoun, ne s’est pas prononcé, pas plus que Saad Hariri ou Walid Joumblatt, celui-ci préférant consulter son parti avant de prendre la parole.
Cependant, François El-Bacha note que « face à une possible alliance des deux grands partis chrétiens, le Courant du Futur dirigé par l’ancien Premier ministre Saad Hariri avait annoncé soutenir la candidature du dirigeant des Marada Sleiman Frangieh à la Présidence de la République ». Les voix ne sont donc pas unanimes : « l’ancien Premier ministre Fouad Saniora, membre du Courant du Futur, avait estimé depuis le perron du Palais Patriarcal de Bkerké, que la décision d’élire Aoun à la Présidence de la République ne dépendait pas d’une décision chrétienne » (8). Amine Gemayel reste par ailleurs le candidat des Kataëb au vote présidentiel au Parlement du 2 février 2016, et son parti se prononcera prochainement sur la ligne politique à suivre, suite à l’annonce de Samir Geagea ; Elie Marouni, député Kataëb de Zahlé, assurait jeudi 21 janvier que si « l’annonce de M. Geagea n’est pas une surprise », « les partis politiques ont besoin de temps pour examiner la candidature de M. Aoun et évaluer ses chances d’accéder à la présidence » (9). Rien ne semble joué d’avance.
Se voir appuyé par la majorité des chrétiens ne signifie pas obtenir la majorité nécessaire pour être élu par le Parlement. Un refus de la part des sunnites du Courant du Futur au profit de Sleiman Frangieh entraînerait par exemple l’échec de l’élection de Michel Aoun ; Nabih Berry (président du Parlement, chiite), a déjà pour sa part fait savoir à maintes reprises son refus de considérer la candidature de Aoun. Ainsi, comme le notent Laure Stephan et Benjamin Barthe, « les réticences des adversaires de Michel Aoun – Saad Hariri, Walid Joumblatt, Nabih Berri – pourraient prolonger le blocage » (10) des élections à la chambre parlementaire.
Par ailleurs, plus d’un spécialiste s’accorde à penser que le jeu se fera de toute façon à Téhéran et à Ryad. Philippe Abi-Akl note ainsi pour L’Orient-Le Jour que « selon des sources du 8 mars, ‘il n’y aura pas d’élection avant que l’accord sur le règlement de la crise syrienne ne soit clair, ainsi que le sort du président Bachar al-Assad’ (…) Les milieux du 14 Mars estiment, pour leur part, que la participation du Hezbollah aux séances est liée strictement au timing iranien, même si le président des Forces Libanaises, Samir Geagea, a déclaré son soutien à la candidature du bloc du Changement et de la Réforme, le général Michel Aoun, et Saad Hariri à Sleiman Frangieh ». Il conclut son développement par cette phrase : « L’échéance est désormais prisonnière du bras de fer que se livrent les réformateurs et les conservateurs en Iran » (11).
Une affaire à suivre, donc, moins dans les Assemblées libanaises qu’au niveau des politiques régionales ; le vote du 2 février 2016 n’assure encore aucune issue à cette vacance présidentielle dont sont lassés les Libanais depuis bien longtemps.
Notes :
(1) Michel Aoun a cédé la tête du CPL à son gendre. http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/01/20/au-liban-accord-surprise-entre-michel-aoun-et-samir-geagea_4850287_3218.html#ltspbLFMwfSgZcqT.99
(2) Retranscription du discours de Samir Geagea par Christelle Petrongari sur Euronews, 18/01/2015 : http://fr.euronews.com/2016/01/19/liban-samir-geagea-soutien-michel-aoun-a-la-presidence-un-rapprochement-surprise/
(3) « Geagea reçoit Kanaan à Meerab », 06/08/2015, L’Orient-Le Jour http://www.lorientlejour.com/article/937938/geagea-recoit-kanaan-a-meerab.html
(4) Le dialogue national libanais est une clause des accords de Taëf qui imposait aux partis et aux communautés une consultation régulière pour discuter l’avenir du pays. Rompu au moment de la guerre menée par Israël contre le Hezbollah au Liban en 2006, il reprend au moment de l’établissement de l’accord de Doha en 2008. Cet accord fut négocié suite aux combats nés de l’absence d’exécutif après la fin du mandat d’Emile Lahoud en 2007, et qui opposaient les milices chiites du Hezbollah et les factions du 14-Mars. Voir « Les Libanais tentent de renouer le dialogue national », Sibylle Rizk, Le Figaro, 16/09/2008, http://www.lefigaro.fr/international/2008/09/16/01003-20080916ARTFIG00022-les-libanais-tentent-de-renouer-le-dialogue-national-.php
(5) Laure Stephan et Benjamin Barthe, « Au Liban, accord surprise entre Michel Aoun et Samir Geagea », 20/01/2016, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/01/20/au-liban-accord-surprise-entre-michel-aoun-et-samir-geagea_4850287_3218.html#ltspbLFMwfSgZcqT.99
(6) Melhem Chaoul, propos recueillis par Laure Stephan et Benjamin Barthe à Beyrouth, article cité.
(7) François El-Bacha, « Après le tsunami Michel Aoun, le tremblement de terre de la scène politique », Libannews, 20/01/2016, https://libnanews.com/apres-le-tsunami-michel-aoun-le-tremblement-de-terre-de-la-scene-politique/
(8) François El-Bacha, Article cité.
(9) « Amine Gemayel reste le candidat des Kataëb à la présidentielle, assure Marouni », 21/01/2016, L’Orient-Le Jour, https://www.lorientlejour.com/article/966057/amine-gemayel-reste-le-candidat-des-kataeb-a-la-presidentielle-assure-marouni.html
(10) Laure Stephan, Benjamin Barthe, article cité.
(11) Philippe Abi-Akl, « Le soutien de Geagea à Aoun, un pas de plus vers un président consensuel », L’Orient-Le Jour, 19/01/2016, https://www.lorientlejour.com/article/965645/le-soutien-de-geagea-a-aoun-un-pas-de-plus-vers-un-president-consensuel-.html
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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