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« Ecrire une synthèse qui ne soit pas une somme, ne prétende pas à l’exhaustivité, mais permette d’apercevoir une lecture possible, multiforme et multiscalaire, de la région. » (1) Tel est le pari lancé par Leyla Dakhli dans le récent ouvrage, paru aux éditions du Seuil, qu’elle a dirigé.
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud, agrégée d’histoire, chargée de recherches au CNRS actuellement affectée au Centre Marc Bloch de Berlin, Leyla Dakhli est spécialiste de l’histoire intellectuelle et sociale contemporaine au Moyen-Orient et au Maghreb. En 2015, elle avait déjà publié une Histoire du Proche-Orient contemporain, aux éditions La Découverte. Cet ouvrage ne se voulait nullement une histoire géopolitique du Proche-Orient contemporain ; en quelque 128 pages, il cherchait plutôt à dresser l’histoire des sociétés proche-orientales et des changements qui les ont affectées de la fin de l’Empire ottoman aux États modernes. Ce faisant, cet ouvrage s’affirmait contre la vision d’un monde arabe dont l’histoire se réduirait à des guerres et à des questions géopolitiques.
Avec ce nouvel ouvrage, Leyla Dakhli propose une sorte d’approfondissement de cette histoire sociale, à l’aide de neuf chapitres co-écrits par douze spécialistes qui ont réalisé des « forages à l’intérieur des sociétés du Moyen-Orient » (2). Ce livre s’apparente ainsi à une synthèse des différentes thématiques de l’histoire sociale. Ce point est important : cette histoire n’est pas une histoire linéaire, et n’entend en ce sens pas faire œuvre d’exhaustivité ; et dans son introduction, Leyla Dakhli assume entièrement ce choix et les éventuels manques qui pourraient en résulter. L’objectif est autre : avec ces neuf chapitres thématiques, il y a la volonté de proposer des mises au points historiographiques synthétiques sur des objets « curieux et importants » (3), considérés comme faisant écho à de « vraies questions pour notre temps » (4), qui sont affectées par le politique et affectent en retour le politique ; et ce faisant, ouvrir des « portes pour la découverte d’autres ouvrages » (5).
Malgré son approche thématique revendiquée, l’ouvrage propose cependant une très utile introduction au contexte moyen-oriental entre 1876 et 1980 – périodisation qui permet au livre de cibler plus précisément les étudiants préparant les concours du CAPES et de l’agrégation d’histoire. Cette introduction d’une vingtaine de pages permet de saisir les traits saillants qui caractérisent le Moyen-Orient durant un siècle, tout en rendant compte de la complexité des événements et des évolutions qu’a connus la région. Pour appréhender cette histoire événementielle, Leyla Dakhli reprend un découpage chronologique classique, dont elle explique la cohérence :
– 1876-1915 : ce premier temps s’ouvre sur la proclamation de la Constitution ottomane, présentée comme une « période clé de l’histoire de la région » (6), tant elle marque le couronnement de l’ère des Tanzimât (ou des réformes). Cette période semble ainsi pleine de promesses pour les contemporains, foisonnant d’expérimentations intellectuelles et culturelles, ainsi que de projets de modernisations des industries, des infrastructures et des administrations. Mais il s’agit aussi d’un temps d’élaboration des « formes d’identification plus étroites » (7) et de fabrication d’identités et de nationalismes qui menacent l’organisation de l’empire mosaïque ;
– 1915-1948 : entre le génocide arménien, la famine au Liban et la répression politique contre les prétendus opposants de l’empire, l’année 1915 sonne le glas de ce « mythe de la coexistence » (8). Ces événements deviennent des « événements de référence dans la construction des alliances et des luttes sociales dans les années suivantes » (9) – années qui sont justement marquées par la fondation d’une quinzaine d’États, sur lesquels les puissances coloniales gardent une certaine emprise jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ;
– 1948-1967 : passé le moment de l’émancipation nationale, du parlementarisme et du pluralisme politique, vient celui des régimes autoritaires qui, dans un contexte de guerre froide, bénéficient du soutien de l’Occident ou du bloc communiste. Pour autant, ces décennies sont aussi porteuses de transformations sociétales (accès à l’éducation et à une culture partagée, émancipation de classes moyennes instruites et urbaines, développement des mondes ruraux, expansion des villes, modernisation des infrastructures routières etc.). Ces multiples effets positifs du développement économique et culturel ne doivent cependant pas cacher les nombreuses populations « ballottées par les événements et par les déflagrations plus ou moins endogènes » (10) que connaît alors le Moyen-Orient ;
– 1967-1980 : cette dernière période est à la fois marquée par le déplacement du centre névralgique de la richesse et du développement économique avec l’essor du monde du Golfe, et par l’émergence en Iran, Irak et Arabie saoudite de modèles forts et de cultes nationaux autour des leaders politiques en place.
C’est ainsi au tournant des années 80 que s’arrête cette histoire – car il s’agit là d’une véritable rupture pour Leyla Dakhli, tant pour la région que pour le monde ; on entre alors dans une « nouvelle ère » (11) : « Cette année 1979, peut-être autant que celle de 1989, est un tournant dans l’histoire du monde. » (12). La conclusion de l’ouvrage s’efforce ainsi de donner un aperçu de la situation que connaît, région par région, le Moyen-Orient au début des années 80, et des enjeux nouveaux auxquels sont confrontées les sociétés (conflits, essor de l’islamité et de l’islamisme, retour du religieux etc.).
Ces quelques pages de contextualisation ne sont pas pour autant le gros de l’ouvrage ; elles ont pour intérêt de donner un cadre au lecteur. Surtout, elles permettent à un large public curieux de l’histoire du Moyen-Orient sans pour autant en être spécialiste de se plonger dans des questions plus pointues, abordées par douze spécialistes : Emma Aubin-Boltanski, Philippe Bourmaud, Elena Chiti, Angelos Dalachanis, Edhem Eldem, Azadeh Kian, Vincent Lemire, Noémi Lévy-Aksu, Philippe Pétriat, Matthieu Rey, Mehdi Sakatni, Emmanuel Szurek.
Neuf chapitres offrent ainsi un large spectre de l’histoire des sociétés au Moyen-Orient sur la période. Tous sont organisés de la même manière : une introduction d’une trentaine de pages, brossant un tableau des enjeux soulevés par l’objet en question, suivie d’un ou deux « Focus », abordant en une dizaine de pages ce qui s’apparente à des sous-thématiques, avec des approches à partir d’un espace ou d’acteurs particuliers. Les étudiants préparant des concours y trouveront notamment de quoi développer quelques exemples bien précis. Seuls les chapitres 7 et 8 font exception à cette organisation, sans doute parce qu’ils abordent des questions beaucoup plus précises que les autres chapitres (la question du genre en Iran, et la manière dont les historiens ont rendu compte de la révolution turque entre 1920 et 1980). On notera l’effort de chacun de ces chapitres à ancrer son objet au cœur du renouvellement historiographique ; c’est là la très grande qualité de cet ouvrage.
A titre d’exemple, le premier chapitre porte sur les femmes et la manière dont elles ont traversé la période envisagée dans cet ouvrage. Ouvrir le livre par le « point de vue des femmes » (titre du chapitre) est un choix particulièrement fort : il s’agit, d’après Leyla Dakhli, d’une manière de « mettre au jour les différentes manifestations possibles du pouvoir, dans les interactions les plus infimes, les plus intimes des mondes sociaux » (13). Ce choix est d’autant plus salutaire que la place des femmes a souvent été minorée dans ce que l’auteure appelle « l’histoire officielle ».
Ainsi, dans la partie introductive du chapitre, Leyla Dakhli déroule à nouveau le fil événementiel du xixe-xxe siècle, mais en montrant quelle a été la place des femmes dans l’évolution politique, sociale, économique et culturelle qu’à connu le Moyen-Orient sur la période. Loin de vouloir faire une histoire parallèle, l’auteure y voit plutôt un « moyen d’entrer d’emblée au cœur du sujet » (14) : en s’appuyant sur le renouvellement historiographique apporté par les gender studies et les subaltern studies, elle tend ainsi à montrer que les femmes n’ont pas été uniquement passives durant la période ; en effet, même si elles ont été laissées de côté par les transformations constitutionnelles (codes, réformes de l’enseignement, conscription universelle, égalité politique etc.), les femmes ont participé à cette évolution du monde arabo-musulman. Les changements politiques les ont affectées, et en retour, les femmes ont participé à l’entrée en modernité du Moyen-Orient.
Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’université Paris Diderot-Paris 7, spécialiste de l’Iran à la période contemporaine et de l’histoire du genre et du féminisme en islam, propose ensuite un focus sur l’évolution de la famille en Iran entre le xixe et le xxe siècle. Tout en étant concise, cette contribution apporte un regard complet sur la structure familiale, en veillant à évoquer toutes les classes sociales, des moins aisées à la famille royale.
Sur ce modèle, les chapitres suivants traitent de sujets aussi variés que les migrations, la modernisation, les minorités religieuses, les identités urbaines comme rurales, les marginaux, les militaires, les tribus ou les nomades. Les focus sont très originaux, ce qui ajoute encore à l’intérêt de cet ouvrage : on notera par exemple celui proposé par Emma Aubin-Boltanski, chargée de recherches au CNRS et spécialiste de l’anthropologie religieuse, sur les apparitions de la Vierge à Zeitoun (Égypte) en 1968, autour desquelles tout un culte a été développé, et que les autorités étatiques et religieuses coptes et musulmanes ont largement récupérées dans leurs discours. Enfin, une place spécifique est aussi accordée à certaines régions qui ont connu des trajectoires particulières : le Golfe persique (Philippe Pétriat), l’Iran (Azadeh Kian) et la Turquie (Emmanuel Szurek).
Ce faisant, ce livre écrit à plusieurs mains parvient à brosser un très beau tableau de l’histoire sociale et culturelle du Moyen-Orient, à la pointe de l’historiographie actuelle, tout en évitant d’aboutir à une somme d’articles donnant une vision trop éclatée de la région.
Leyla Dakhli (dir.), Le Moyen-Orient. Fin XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2016.
Notes :
(1) Leyla Dakhli (dir.), Le Moyen-Orient. Fin XIX-XXe siècle, p. 29.
(2) Ibid.
(3) Ibid., p. 30.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid., p. 10.
(7) Ibid., p. 7.
(8) Ibid., p. 20.
(9) Ibid.
(10) Ibid., p. 25.
(11) Ibid., p. 446.
(12) Ibid.
(13) Ibid., p. 30.
(14) Ibid., p. 32.
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
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