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Les vers apotropaïques

Par Florence Somer
Publié le 23/12/2019 • modifié le 23/12/2019 • Durée de lecture : 6 minutes

Portrait de Hafez de son vrai nom Khwajeh Chams ad-Din Mohammad Hafez-e Chirazi (ad Din Mohammad Hafez e Chirazi) poete et mystique persan du 14eme siecle. Miniature. Musee national de Damas, Syrie.

©Luisa Ricciarini / Leemage /AFP

Le ghazāl

Shams al-Dīn Muhammad Shīrāzī (1315-1389) est le poète persan incontournable dont la spécialité, le ghazāl (1), lui a valu une renommée internationale. Qu’il ait été auteur prolixe ou que son nom ait été utilisé pour produire des œuvres savantes, nous n’en savons rien car peu d’éléments biographiques et bibliographiques nous sont parvenus. Loin de rebuter l’âme du lecteur, elle se laisse charmer par les flots des vers de son recueil de vers de métrique identique, se terminant par les mêmes mots précédés du même motif rimé.

Le ghazāl est à la fois un style poétique et un genre musical qui apparaît dans la poésie arabe au VIème siècle et dont la renommée atteint son paroxysme entre les XIIIème et XIVeme siècle à Chiraz avec le poète Sa’di Shīrāzī (1210-1291), puis avec la production poétique de Hafez qui inspirera une longue descendance s’étendant sur tous les continents. En Europe, le ghazāl persan fait son entrée par le biais de traductions en latin, en allemand, en anglais et en français à la fin du XVIIème siècle. Goethe s’inspire de la traduction des ghazāl de Hafez et le poète romantique Friedrich Rückert (1788-1866), professeur de langues orientales, traduit Hafez et en tire ses Roses Orientales (1822). August von Platen (1796-1835) publie deux livres de Ghasels qui sont ceux dont Franz Schubert (1797-1828) s’inspirera pour certains de ses Leider. Le leid, qui traverse la moitié de l’œuvre du compositeur romantique éprouve une certaine proximité avec le ghazāl. Comme lui, il encense l’essence de l’impermanence, de l’instant et du voyage. Louis Aragon rendra hommage au style avec son poème Ghazel au fond de la nuit paru en 1963.

Ustad du dernier sultan moghol Bahadur Shah Zafar (1775-1862), le poète persanophone et ourduphone Mirza Asadullah Khan Ghalib (1797-1879) nous a, lui aussi, légué un divān où il modèle ses vers sous la forme de ghazal. En Asie centrale, le poète perso-ouzbeck Nizomiddin Mir Alisher Navoiy (1441-1501) écrit en tchaghataï à la cour du sultan timouride Husayn Bay à Hérat où il est né et s’éteindra. Poète relativement inconnu en Occident, sa poésie, légère et subtile, regroupe les grands thèmes traités par le genre : l’amour, la philosophie et le vin. En voici un exemple traduit (2) :

Sur cette nuit couleur de musc,
L’hiver a saupoudré de la poudre de camphre
Pour jouer à mêler le noir avec le blanc !

L’Inde ne connaît pas les flocons de la neige
Mais grâce à cette neige, cet hiver opiniâtre a transformé la nuit.
Et fait que ce pays resplendit comme l’Inde !

Noir est couleur du peuple et c’est grâce à la neige
Que l’hiver le transforme, passant du noir au blanc,
Changeant ce peuple sombre en peuple lumineux !

C’est une tradition que de boire du vin
Dans une maison blanche, habillée par l’hiver ;
Que l’hiver soit béni pour ses règles aimables !

Le feu chauffe la pièce lorsque l’hiver est là ;
À cette période le vin chauffe la tête ;
Il est donc faux de dire que l’hiver n’est que froid !

On dit que c’est l’hiver qui pousse à boire du vin
Mais si l’on devient gourd de par sa dévotion
Il conviendrait vraiment de pardonner l’hiver !

Il est bien difficile de vivre dans des ruines
Mais si grâce à du vin tu transformes ton bouge
Reconnais-le aussi et remercie l’hiver !
Si l’ivre hiver te prive de ton vin de la veille

Bois du vin le matin, tu pourras acquérir
La richesse que Jamshid apporta à ce monde !
Ô ! Navoiy, On ne peut échapper à ce type d’enfer
Qui est fait de poussière et de nuages chauds

L’influence des ghazals sur la littérature anglaise est également présente dès le XIXème siècle chez des poètes comme Shelley (1792-1822), Byron (1788-1824), ou Thomas Moore (1779-1852). Des auteurs contemporains ont repris le ghazāl pour enrichir leurs vers. On peut citer Robert Bly, Adrienne Rich, W.S. Merwin, Jim Harrison, Galway Kinnell (traducteur de Mirza Ghalib) ou encore Marilyn Hacker.

Agha Shahid Ali (1949-2001), poète érudit originaire d’une famille noble de Srinagar et exilé aux Etats-Unis, a dédié une partie importante de ses compositions à ce style si particulier (3) et consacré une anthologie regroupant 107 poètes à ce genre métrique (4). Sa connaissance des traditions urdues, persanes, arabes et européennes du genre lui ont permis de produire des poèmes en style ghazāl d’une grande sophistication et d’une intense richesse.

Le caractère philosophique et mystique de la tradition du ghazāl portée par ses auteurs a entrainé son adaptation par la musique classique iranienne, arabe ou indienne sous forme de dastgāh, de maqām ou rāgas. Les instruments de prédilection de l’expérience ghazālienne sont le sitar et le tanpura, le robab et les tablās, le kamāncheh et le dāf. Ces instruments peuvent également dialoguer comme le prouvent les musiciens iraniens et indiens Kayhan Kalhor et Shujaat Husain Khan par la création du groupe éponyme du style : Ghazāl.

Les règles du ghazāl

De 5 à 15 sher (5) de deux vers chacun, chaque sher est considéré comme une entité indépendante au point de vue du sens de sorte que, même pris séparément, chaque vers est un poème en lui-même. L’art du poète consiste alors à assembler ces vers les uns aux autres, comme on le ferait de perles sur un collier.

Au commencement est le matla, et chaque ligne se termine par un radif, une sorte de refrain composé d’un mot ou d’une phrase qui apparaît à la seconde ligne de chaque sher qui suivra. Selon la règle du beher (6), la longueur des sher doit être constante tout au long de la composition. La norme appelée kaafiyaa rend l’exercice encore plus complexe car elle impose une rime intérieure avant chaque radif. Le maqta clos le ghazāl, faisant parler le poète.

Un exemple parmi d’autres de mise en pratique de ces règles par le maître du genre se trouve dans la version persane de ce ghazāl (7) :

« Cette demeure sublunaire, quitte-la sans plus supplier
L’avide maître de maison, futur assassin de son hôte !
Qui doit n’avoir un jour pour couche qu’une pauvre poignée de terre
Qu’a-t-il à faire d’édifices bâtis pour atteindre le ciel ?
Ô ma beauté de Canaan, le trône d’Égypte t’attend,
Voici venu le temps prescrit de dire adieu à la prison.
Tu peux bien te plaire, ô Hâfez, à boire et te rire des lois,
Mais sans jeter sur le Coran, comme eux, filet d’hypocrisie ! » (8)

Réenchanter le monde

Si la poésie a ce pouvoir incontestable sur les démons, c’est parce que la plupart se réfugient en nous. En exaltant le moment, en rendant toutes ses couleurs et ses saveurs à l’instant, nous incluons notre puissance créatrice au centre d’un tableau dont le profane ne peut (plus) voir la magie. Le poète, souvent mélancolique, est, par sa production, touché par la grâce des dieux qui l’inspirent et le poussent à montrer l’infinie complexité de ce qui est donné à voir. Réenchanter le monde en sublimant le lien entre le macrocosme et le microcosme, l’environnement et les sentiments, et permettre d’écarter la monotonie, le fatalisme et la reddition. En arabe, en persan et en urdu, le style poétique et musical partage également son nom avec une créature aussi légère et fugitive que lui : la gazelle dont on dit que celui qui possède le don et la patience de l’apprivoiser est protégé de Dieu.

Notes :
(1) Origine du mot ghazal : Ghazali : en arabe, flirter, faire des gestes amoureux. Voir le précédent article sur l’histoire du mot divan.
(2) Traduction par Mourodkhon Ergasgev, adapté par Jean-Jacques Gaté. Voir : http://www.georama.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=4
(3) Call Me Ishmael Tonight : A Book of Ghazals (W. W. Norton, 2003), Rooms Are Never Finished (2001), The Country Without a Post Office (1997), The Beloved Witness : Selected Poems (1992), A Nostalgist’s Map of America (1991), A Walk Through the Yellow Pages (1987), The Half-Inch Himalayas (1987), In Memory of Begum Akhtar and Other Poems (1979), and Bone Sculpture (1972). He is also the author of T. S. Eliot as Editor (1986), translator of The Rebel’s Silhouette : Selected Poems by Faiz Ahmed Faiz (1992).
(4) Ravishing Disunities : Real Ghazals in English (2000)
(5) Voulant dire à la fois couplets et poésie.
(6) Mètre.
(7) http://www.hafizonlove.com/divan/01/042.htm
(8) Ghazel dans la traduction de Gilbert Lazard (« Cent un Ghazals amoureux », éd. Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, Paris).

Quelques liens :
Hâfez de Chiraz, Le Divân. Œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au xive siècle, introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Lagrasse, Verdier, 2006.
Hâfez de Chiraz, Cent et un ghazals amoureux, traduction du persan par Gilbert Lazard. Introduction et notes de Gilbert Lazard, Collection Connaissance de l’Orient (n° 120), Série persane, Gallimard, 2010
Benvenuto, Christine. “Agha Shahid Ali.” The Massachusetts Review, vol. 43, no. 2, 2002, pp. 261–273. JSTOR, www.jstor.org/stable/25091852.
https://www.cairn.info/revue-philosophique-2012-1-page-61.htm#no1
https://www.bookforum.com/print/1601/agha-shahid-ali-s-poems-are-charmed-whispers-that-can-console-and-devastate-3523

Publié le 23/12/2019


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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