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Les sunnites d’Irak, au cœur des crises depuis 2003 : l’analyse par les cartes

Par Corentin Denis
Publié le 29/12/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Même si une grande partie de la communauté sunnite était également opprimée par la dictature baasiste, la minorité sunnite dominante est considérée dans son ensemble comme l’ennemi des États-Unis, dans le contexte de la « guerre contre la terreur ». Exclus de la transition, en opposition au régime autoritaire de l’ancien Premier ministre Nouri Al-Maliki, les sunnites sont désormais confrontés à l’expansion brutale de l’organisation armée État islamique dans leurs provinces. Bien qu’il offre une revanche aux sunnites et l’espoir de dépasser le cadre national en rétablissant le califat, son idéologie et ses méthodes divisent la communauté sunnite irakienne.

Carte 1 : Répartition des communautés ethniques et religieuses de l’Irak

1. Les conséquences de l’invasion de l’Irak par les États-Unis

La communauté sunnite a été affaiblie par la guerre menée par les États-Unis contre le parti Baas de Saddam Hussein à partir de 2003 et la période d’occupation qui l’a suivie. Majoritairement hostiles à l’intervention américaine, contrairement aux chiites et aux Kurdes, les sunnites sont victimes de la politique de « débaasification » initiée par l’administrateur civil américain Paul Bremer en mai 2003. Des responsables sunnites sont destitués de leurs fonctions dans l’armée et l’administration sans discernement quant à leur rôle dans la dictature de Saddam Hussein. Les sunnites sont collectivement diabolisés, ce qui génère un sentiment de punition aveugle [1].
Sur le plan militaire, les provinces centrales du pays, une région nommée « triangle sunnite » par les militaires américains, sont le lieu des opérations les plus violentes. La région densément peuplée au nord-ouest de Bagdad est en effet majoritairement sunnite. Saddam Hussein et la plupart des dirigeants de l’époque baasiste sont issus de cette région, notamment de Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein où il est capturé en décembre 2003.

Carte 2 : Déroulement des opérations militaires en Irak en 2003 : à l’assaut du « triangle sunnite »

Les affrontements continuent dans cette région après le renversement du régime de Saddam Hussein : des insurgés sunnites continuent à mener une lutte asymétrique contre l’occupation états-unienne. La principale opération des forces américaines contre ces insurgés se déroule du 6 au 29 novembre 2004, c’est la deuxième bataille de Fallouja, nommée opération Phantom Fury par les forces armées des États-Unis. Le siège de la ville permet la prise d’un bastion du soulèvement antiaméricain, au cœur de la province sunnite d’Al-Anbar, au prix de nombreuses destructions dues aux tirs d’artillerie et aux bombardements aériens. Près de dix ans plus tard, en janvier 2014, l’organisation armée État islamique profite de la désorganisation qui règne toujours et de la perte de cohésion sociale à l’intérieur de la ville pour s’en emparer sans difficulté [2]. Le déchainement de violence qui accompagne la progression de l’État islamique témoigne de l’existence de plaies non refermées depuis la guerre d’Irak, il se nourrit du problème non résolu des Arabes sunnites irakiens.

Dès la formation du Conseil de gouvernement irakien en juillet 2003, les sunnites ont été exclus face à la représentativité écrasante des Kurdes et des chiites, seuls jugés capable de bâtir la démocratie. Le boycott des élections législatives de janvier 2005 et le retrait du parti islamique irakien en protestation contre l’attaque de Fallouja écartent durablement les représentants sunnites du processus de transition. La formation d’un gouvernement chiite soutenu par les États-Unis ramène brutalement les sunnites à leur statut de minorité. L’humiliation que cela représente et le stigmate identitaire qui leur est apposé ouvrent la voie à la radicalisation d’une partie de la communauté sunnite.

Des courants salafistes apparaissent, qui se distinguent des courants sunnites traditionnellement plutôt nationalistes et opposés au communautarisme. Ils affirment une identité musulmane et sunnite opposée à l’État irakien et au pouvoir chiite jugé illégitime, voire mécréant [3].

La ville de Bagdad est au cœur des violences confessionnelles. Les affrontements entre sunnites et chiites sont presque quotidiens après 2003. La conséquence de cet état de guerre civile est une forme d’épuration ethnique : les communautés se sont de plus en plus regroupées dans des quartiers séparés.

Carte 3 : Violences confessionnelles et recomposition urbaine, Bagdad 2003-2006

2. La contestation du gouvernement Al-Maliki

Nouri Al-Maliki arrive au pouvoir en mai 2006, à la tête d’un gouvernement composé essentiellement de partis chiites mais promettant la réconciliation nationale. Le pouvoir accroît son caractère autoritaire suite aux élections législatives de mars 2010, marquées par plusieurs attentats revendiqués par Al-Qaïda. Le scrutin est officiellement remporté par le Mouvement national irakien, dirigé par le laïc chiite Iyad Allaoui qui a les faveurs de la plupart des sunnites. Maliki conteste le résultat et après 9 mois de crise politique, les partis arrivés en tête parviennent à former une coalition au parlement irakien qui reconduit Maliki à son poste de Premier ministre.

Au printemps 2006, un attentat contre le mausolée chiite de Samarra est revendiqué par Al-Qaida. L’événement entraine les représailles meurtrières de milices chiites et le conflit irakien regagne en intensité. L’attentat de Samarra a pour effet de renforcer la marginalisation des sunnites, collectivement accusés de soutenir Al-Qaida par le gouvernement Maliki. La nature autoritaire et de plus en plus communautaire du gouvernement apparaît clairement lorsqu’un mandat d’arrêt est émis contre le vice-président sunnite Tariq al-Hashemi, ancien secrétaire général du Parti islamique irakien. Des forces gouvernementales assiègent sa résidence en décembre 2011, au lendemain du retrait des dernières troupes états-uniennes, l’obligeant à fuir au Kurdistan puis en Turquie. Des milliers de sunnites descendent dans les rues manifester contre Maliki [4].

Plusieurs manifestations pacifiques se sont déroulées depuis, contre l’exclusion des sunnites, pour la libération de prisonniers politiques et pour la poursuite de l’épuration des officiels d’ancien régime, dans un contexte toujours sur le point de dégénérer en affrontement communautaire. Une protestation de grande ampleur a eu lieu fin 2012, suite à l’arrestation des gardes du corps du Rafi al-Issawi, un ancien ministre sunnite. L’espoir d’un retour sur la scène politique pour les sunnites a été déçu, la répression n’a pu qu’exacerber le sentiment d’exclusion.

Maliki est finalement poussé vers la sortie par les alliés internationaux de l’Irak appelés à l’aide face à l’État islamique. La politique de plus en plus sectaire du Premier ministre est incompatible avec la position de Washington, qui fait de l’inclusion des sunnites une condition de son intervention. Début septembre 2014, Al-Abadi lui succède au poste de Premier ministre. Il affirme alors sa volonté d’offrir une meilleure représentativité aux minorités sunnite et kurde et de laisser davantage de pouvoir aux autorités locales [5]. Bagdad espère désormais pouvoir s’appuyer sur les tribus sunnites pour contrer la progression de l’État islamique.

3. Les sunnites irakiens et l’État islamique

Le 15 octobre 2006, des djihadistes sunnites, en partie issus des rangs d’Al-Qaïda, proclament l’État islamique d’Irak, qui devient État islamique en juin 2014. L’objectif de l’organisation est de rétablir le califat sur toute la communauté des croyants, sur le modèle du califat abbasside tel qu’il existait au IXème siècle. Son emprise s’étend désormais sur une grande partie des provinces sunnites d’Irak et sur la Syrie voisine. La capture d’infrastructures pétrolières et les pillages lui assurent des revenus bien supérieurs à toutes les organisations armées non-étatiques qui lui permettent de se procurer des armes et de mener des opérations de propagande auprès des populations.

L’émergence de l’État islamique et la proclamation d’un nouveau califat par Al-Baghdadi partage la communauté sunnite. Pour une partie d’entre-elle, il s’agit d’une opportunité historique, revanche contre le pouvoir chiite oppresseur et idéal rassemblant les sunnites au-delà des frontières irakiennes. D’autres sont, bien sûr, effrayés par la contagion djihadiste, la radicalisation d’une contestation au départ légitime et le recours à une violence insupportable.

En 2007, les milices sunnites Sahwa (« réveil ») avaient réussi à mobiliser des sunnites derrière le chef tribal Ahmed Abou Risha pour combattre Al-Qaïda, avec le soutien de l’armée américaine. Mais Maliki a dissous ces milices et s’est aliéné de potentiels soutiens locaux pour mener la guerre au djihadisme. Les tensions entre le pouvoir et les communautés sunnites ont ainsi permis à l’État islamique de progresser sans rencontrer de réelle résistance faute d’efforts coordonnés.

Les tribus sunnites sont éclatées face à l’EI et ne peuvent pas compter sur la protection de l’armée régulière irakienne. Même l’aide américaine et internationale ne paraît pas suffisamment crédible. Pour les chefs tribaux, il est risqué de s’attaquer à l’EI car l’issue du conflit est très incertaine. Les populations aussi craignent les exactions que l’EI pratique contre les tribus menaçant de se retourner contre lui. La solution la moins risquée est donc pour beaucoup de laisser faire.

À Mossoul comme à Fallouja, l’EI a pu compter sur le soutien ou la passivité des populations locales. Trahies par les autorités et par l’armée américaine, n’ayant pas obtenu les postes promis dans l’armée, des chefs tribaux qui s’étaient opposés aux islamistes en 2007-2008 ont choisi la radicalisation. Même des cheikhs qui ne partagent pas l’idéologie salafiste rigoriste voient dans l’alliance avec l’EI une nouvelle occasion de se battre contre le pouvoir de Bagdad.

Refusant à la fois le projet de l’EI et l’allégeance au pouvoir central, certains demandent désormais la reconnaissance d’une région sunnite autonome, bénéficiant d’une part de la rente pétrolière, sur le modèle du Kurdistan. Cette option est soutenue dès 2011 par le sunnite Oussama al-Noujaifi, alors président du Parlement puis votée par le conseil provincial de Salah ad-Din, fief de Saddam Hussein traditionnellement nationaliste, puis d’Al-Anbar, Diyala et de Ninive. Une autonomie sunnite pourrait faciliter l’engagement des tribus contre l’EI en leur donnant un cadre pour se coordonner sans dépendre des autorités honnies. Cependant la situation apparaît trop délicate pour qu’une négociation soit engagée maintenant. L’affaiblissement de l’État sous les coups des tensions communautaires profite aux organisations non-étatiques et renforce le crédit du modèle politique de l’État islamique, qui se situe précisément au-delà des États nationaux.

Bibliographie :
 BENRAAD Myriam, « Fin de l’occupation et crise en Irak : la clé de voûte sunnite », Politique étrangère, printemps 2012, p. 161-172.
 BENRAAD Myriam, « Les sunnites, l’Irak et l’État islamique », Esprit, novembre 2014, p. 89-98.
 CIA, World Factbook, www.cia.gov/
 International Crisis Group, Make or Break, Iraq’s Sunnis and the State, 14 août 2013.
 Presse : Le Monde, Rue89, BBC

Notes :

Publié le 29/12/2014


Élève à l’École normale supérieure, Corentin Denis s’intéresse à l’histoire et à la géopolitique du Moyen-Orient. Il met en œuvre pour les Clés du Moyen-Orient les méthodes d’analyse et de cartographie employées dans le cadre d’un mémoire de master de géopolitique portant sur l’Océan Indien.


 


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