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Au IXe siècle, le califat abbasside – au pouvoir depuis 750 – montre déjà les premiers signes, sinon de son déclin, du moins de sa désagrégation spatiale. L’unité impériale est mise à mal par des révoltes, souvent provoquées par les impôts trop lourds qui pèsent sur les plus pauvres, et par la mise en place ici et là de petites principautés certes éphémères, mais dont l’existence n’en reste pas moins une contestation directe de l’autorité du calife sur certaines régions de son empire. En Iran, région qui forme avec l’Irak le noyau dur de l’Empire abbasside, cette contestation prend une toute autre ampleur avec la dynastie des Tahirides, établie à la faveur de la guerre civile qui oppose les deux fils d’Hârun al-Rashîd à la mort de ce dernier.
Malgré leur courte existence, les Tahirides représentent un tournant majeur dans l’histoire de l’Iran médiéval en tant qu’ils sont les premiers à revendiquer – et à réaliser – une indépendance iranienne par rapport au pouvoir califal. L’Iran, dominé par les Arabes depuis le milieu du VIIe siècle, ouvre ainsi une nouvelle page de son histoire : celle des sultanats iraniens, qui, quoique théoriquement vassaux du calife abbasside, exerceront dans les faits un pouvoir autonome tout en revalorisant une certaine forme d’unité nationale, notamment par la culture et les arts. Corrélativement, les Tahirides, qui ne prétendent pas à une légitimité autre que militaire, impulsent un mouvement général de morcellement du territoire et de guerres de conquête entre différents clans, ce qui explique la multiplicité des sultanats iraniens au Moyen Âge. Si plusieurs sultans, notamment à l’époque timouride, feront appel à des référents culturels proprement iraniens pour asseoir leur domination, ce n’est qu’avec les Safavides, au début du XVIe siècle, que l’Iran verra s’établir un pouvoir stable, fondant sa légitimité aussi bien politiquement que religieusement et en référence à une véritable « nation [1] » iranienne.
La rivalité entre les deux fils du calife Hârun al-Rashîd, prétendant tous deux avoir été choisi par leur père pour lui succéder, provoque à la mort de ce dernier en 809 une véritable guerre civile. Alors qu’al-Amîn est proclamé calife à Bagdad, son demi-frère al-Ma‘mûn, gouverneur du Khurâsân, utilise les troupes d’élite de sa région – qui sont aussi la principale force militaire du califat abbasside – pour affirmer son autorité sur les régions qu’il traverse et venir combattre le nouveau calife jusqu’à Bagdad ; la prise de la ville en 813 s’accompagne de la mort d’al-Amîn, et de la proclamation d’al-Ma‘mûn comme calife.
C’est à la faveur de ces troubles qu’émerge la figure de Tâhir ibn Husayn, lieutenant d’al-Ma‘mûn, qui l’accompagne dans sa marche sur Bagdad et se distingue par ses qualités militaires. Il remporte notamment la bataille de Ray, vers 811-812, puis celles de Basra et enfin de Bagdad le 1er septembre 813. À cette occasion, il aurait outrepassé les ordres d’al-Ma‘mûn et fait décapiter al-Amîn, au lieu de le garder comme prisonnier : qu’il se soit permis de le faire semble indiquer qu’il occupait une importante position de pouvoir, ne craignant pas les conséquences de cette désobéissance. Il savait probablement qu’al-Ma‘mûn avait besoin de ses talents militaires. Il est, de plus, soutenu par ses hommes, d’autant qu’il fait à plusieurs reprises la preuve de sa valeur personnelle – le premier affrontement entre les troupes d’al-Amîn et celles d’al-Ma‘mûn commence par un duel entre les généraux des deux armées, dans lequel Tâhir semble s’être illustré comme un combattant d’exception. Après la chute d’al-Amîn, Tâhir demeure le bras armé du nouveau calife pendant encore quelques années afin de mater la révolte conduite par Ibrâhîm [2] ; après la défaite de ce dernier en 819, Tâhir entre dans Bagdad aux côtés du désormais incontesté al-Ma‘mûn, tous deux vêtus de l’habit noir des Abbassides.
C’est en récompense pour ses services qu’al-Ma‘mûn lui accorde, en 821, le gouvernorat du Khurâsân, avec Merv pour capitale locale. Depuis cette base, Tâhir va mettre en place un potentat revendiquant son indépendance vis-à-vis de Bagdad, impulsant une dynamique poursuivie par ses successeurs, et fondant ainsi la dynastie des Tahirides.
C’est bien avec Tâhir Ier qu’a lieu la première revendication de l’indépendance iranienne par rapport au califat arabe depuis la conquête, en 642. Elle se concrétise par une action très simple, mais lourde de sens : l’omission du nom du calife dans la prière, dès l’année 822. Cette omission délibérée constitue une infraction aux ordres de Bagdad, et, plus que cela, affirme l’existence d’un islam indépendant de la figure califale, indépendance qui se double logiquement d’une autonomie politique. Pourtant nommé par le calife, et ne tirant a priori sa légitimité à gouverner que de lui, Tâhir s’abstrait ainsi de toute obligation de lui rendre des comptes et promeut, plus qu’un pouvoir personnel, un pouvoir local. La réaction d’al-Ma‘mûn, qui, semble-t-il, se méfiait déjà de son lieutenant depuis qu’il avait ordonné sans le consulter la décapitation d’al-Amîn, ne se fait pas attendre : il ordonne l’assassinat de Tâhir – qui, selon plusieurs sources, se serait déroulée dès le lendemain, ce qui est peu probable compte tenu de la distance séparant Merv de Bagdad et du temps qu’il fallait donc pour transmettre une information. Toutefois, l’Empire abbasside, dont nous avons dit qu’il commence alors à voir son autorité contestée dans plusieurs régions, s’avère incapable de rétablir son autorité dans la région du Khurâsân : il n’a donc pas d’autre choix que de reconnaître gouverneur le fils de Tâhir, permettant ainsi la mise en place d’une dynastie héréditaire.
Ce principe trouve sa confirmation en 844 à la mort d’Abd Allah, le second fils de Tâhir : le successeur désigné par Bagdad n’étant pas tahiride, il est éliminé et remplacé par Tâhir II, que le califat abbasside se voit forcé d’accepter. Comme le note Jean-Paul Roux, c’est le moment où « le droit successoral l’emport[e] sur le droit impérial », preuve éclatante du fait que le califat abbasside n’a plus aucune autorité réelle sur la région dominée par les Tahirides. Si la dynastie tahiride, tout au long de sa courte existence, continue à se reconnaître vassale du pouvoir impérial, c’est uniquement parce qu’elle le décide : le califat abbasside n’a plus aucun moyen de faire pression sur une région qu’il n’est pas en mesure de contrôler.
En imposant au Khurâsân, et depuis Nichapur – capitale tahiride à partir du règne d’Abd Allah – sur tout le nord de l’Iran, un pouvoir de facto autonome par rapport au califat abbasside, au moment précis où celui-ci s’affaiblit rapidement [3], les Tahirides ouvrent une voie dans laquelle de nombreux autres souhaitent à leur tour s’engouffrer. Ya‘qûb ibn Layth al-Saffâr (840-879), chaudronnier d’origine modeste, monte ainsi une armée grâce à laquelle il conquiert de larges portions du territoire tahiride, jusqu’à Nichapur où il entre en 873 : c’est la fin de la dynastie tahiride, remplacée par celle des Saffarides, successeurs de Ya‘qûb. Un peu avant, en 864, s’était créé l’émirat alavide, chiite, au sud de la mer Caspienne. On assiste donc, de concert, à un morcellement de l’espace iranien et, en même temps, à l’affirmation de l’existence sur ce territoire de pouvoirs qui ne dépendent pas directement du califat abbasside – les Alavides, chiites, ne reconnaissent évidemment pas le calife de Bagdad, instance sunnite. À partir des Tahirides, l’Iran connaît une succession de potentats locaux et ne sera plus jamais sous la coupe unique d’un pouvoir arabe.
Il est difficile de savoir si, dans l’esprit de Tâhir et de ses successeurs, l’indépendance de facto qu’ils parviennent à mettre en place est le résultat d’une volonté de « réveiller » l’Iran dominé par les Arabes depuis deux siècles ; il semble plutôt qu’il se soit agi d’une sorte de rivalité personnelle entretenue par Tâhir par rapport à son chef, et d’un moyen de satisfaire son ambition. Jean-Paul Roux indique que la conservation de cette relation de vassalité par rapport à Bagdad, quoiqu’elle ne soit en réalité que nominative, a pu nuire au souvenir qu’en conservent les Iraniens. Il est vrai que ce n’est que plus tard que l’Iran lui-même, comme entité culturelle et politique spécifique, sera vraiment valorisé par les pouvoirs qui s’y installeront.
L’installation de la dynastie tahiride au nord de l’Iran s’explique donc par plusieurs facteurs : issue d’un général puissant qui saisit l’occasion de s’affranchir du califat, la dynastie tahiride bénéficie également d’une situation de déclin du pouvoir abbasside, qui perd peu à peu le contrôle réel de certaines régions de l’Empire. La perte du Khurâsân amène de plus le calife abbasside à s’appuyer de plus en plus sur les mercenaires mamelouks, qui finissent par exercer le pouvoir réel, notamment après la délocalisation de la capitale à Samarra. Dans le même temps, le sultanat tahiride – qui, même si ses rois n’ont jamais pris le titre de sultan, mérite ce nom puisque le mot arabe « sultan » ne signifie rien d’autre que « pouvoir » – est le premier d’une longue série de potentats locaux qui, par effet d’accumulation, finissent par remettre au goût du jour l’idée que l’espace iranien constitue une entité cohérente et indépendante du califat arabe. Ce processus atteint son apogée au début du XVIe siècle, avec la mise en place de la dynastie safavide qui, par des moyens divers, unifie définitivement ce territoire et donne naissance à l’Iran moderne.
Bibliographie :
– R.N. Frye (dir.), The Cambridge History of Iran, volume 4 : “The Period from the Arab Invasion to the Saljuqs”, Cambridge University Press, 1975, 747 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Le mot est bien entendu anachronique, mais nous l’utilisons ici pour résumer la manière dont les Safavides se serviront de référents à la fois culturels, historiques et religieux pour fonder la légitimité de l’Iran à constituer une entité politique indépendante.
[2] Ibrâhîm était l’un des fils du calife al-Mahdî, et l’un des frères de Hârun al-Rashîd.
[3] Le transfert de la capitale abbasside de Bagdad à Samarra en 836, sous le règne d’al-Mu‘tasim, en raison de la pression des mercenaires mamelouks dont le calife a besoin pour assurer sa sécurité, est la date conventionnellement retenue comme marquant le début du véritable « déclin » des Abbassides, consacré en 945 par la prise de pouvoir du clan turc et chiite des Bûyides.
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(Article initialement publié le 5 octobre 2020)
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