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Les relations entre la Turquie et le Qatar : fondements, réalités et ambitions (3/3)

Par Justine Clément
Publié le 31/03/2022 • modifié le 31/03/2022 • Durée de lecture : 11 minutes

President of Turkey Recep Tayyip Erdogan ® receives Foreign Affairs Minister of Qatar Mohammed bin Abdulrahman Al Thani (L) at Presidential Complex in Ankara, Turkey on October 23, 2017.

Turkish Presidency / Murat Cetin / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Lire les parties 1 et 2

III. Le rapprochement turco-qatarien : réalités, reconfigurations des équilibres régionaux et ambitions

A. Une coopération économique et sécuritaire en plein essor

Bien qu’en mars 1985, le Qatar et la Turquie signent leurs deux premiers accords de coopérations économique, technique et culturelle [1], c’est la visite du Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, en décembre 2001, qui impulse la mise en place d’un cadre légal pour l’instauration de relations plus approfondies. En 2008, un premier protocole d’entente (PE) entre la Qatar Investment Authority (QIA) et la Turkey Investment Support and Promotion Agency (ISPAT) est édifié. Entre 2008 et 2011, Recep Tayyip Erdoğan effectue trois visites dans l’Émirat [2] et en 2011, la coopération économique est entérinée par la mise en place d’une commission économique bilatérale. Alors qu’en 2000, le volume des échanges commerciaux entre les deux pays représente 38 millions de dollars [3], il atteint 700 millions de dollars [4] en 2013 et 1,4 milliards de dollars en 2018 [5]. La même année, alors qu’Ankara traverse une crise monétaire importante, les deux banques centrales signent un accord permettant d’éviter la dépréciation de la monnaie turque. En novembre 2020, le Qatar obtient 10% des actions de la Bosra Istanbul, la bourse turque et en décembre 2021, les deux pays signent douze nouveaux contrats. Lors de leur signature, le Cheikh al-Thani déclare faire « confiance à l’économie turque » [6], mentionnant des « résultats fructueux » [7] pour les investissements qatariens. Le soft-power du Qatar est aussi un facteur de coopération entre les deux États. En 2011, la chaîne Al-Jazeera Türk est inaugurée, avec à sa tête le journaliste pro-AKP Gürkan Zengin. Elle constitue alors un « outil de diplomatie publique destiné à être partagé entre Ankara et Doha » [8].

Le rapprochement entre la Turquie et le Qatar est surtout visible dans le domaine sécuritaire. En juillet 2012, ils signent un premier accord de coopération pour l’entrainement militaire. Cette stratégie commune est concrétisée par l’établissement d’un Comité Stratégique Suprême annuel, à partir de 2014 et la signature d’un accord de coopération de défense, la même année [9]. En décembre 2015, la coopération sécuritaire entre les deux États prend un tournant décisif, avec la création d’un commandement de forces interarmées entre la Turquie et le Qatar [10] et l’installation de la base militaire turque permanente à Doha. Cette dernière est la première base militaire turque dans le golfe Persique et la deuxième plus importante en dehors du territoire national, juste après celle de Chypre. En 2018, les deux Etats auraient en plus, signé un accord en vue de l’établissement d’une base navale turque au nord du Qatar [11], lors du DIMDEX de Doha. Cette coopération sécuritaire approfondie entre Ankara et Doha peut notamment être expliquée par la détérioration de l’alliance turco-israélienne [12], impactée par l’arrivée au pouvoir, en 2002, de l’AKP. Pour le Qatar, elle peut aussi être la conséquence du retrait progressif des États-Unis de la région et une « garantie », voire une « force de dissuasion » contre l’hégémonie de ses voisins saoudien et émirien.

L’accroissement des relations concrètes entre le Qatar et la Turquie, marqué par des échanges économiques mais surtout par la mise en place d’une coopération sécuritaire renforcée inquiète les autres pays du CCG. Les relations turco-qatariennes semblent donc se dessiner, non pas toujours en opposition, mais en certaine contradiction vis-à-vis des politiques menées par l’axe Égypte, Arabie saoudite et Émirats arabes unis.

B. L’axe Doha-Ankara, rival de l’alliance entre Le Caire, Abu Dhabi et Riyad ?

Comme vu précédemment, le Qatar et la Turquie partagent des similitudes quant à leur politique étrangère et combinent même leurs ambitions respectives pour devenir des puissances régionales de poids. En ce sens, ils contredisent la présence et l’influence de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Égypte, notamment dans des zones stratégiques, comme dans la Corne de l’Afrique et en Libye.

Justement, la Corne de l’Afrique (Somalie, Djibouti, Éthiopie et Érythrée) est particulièrement convoitée par l’alliance turco-qatarienne. Située au carrefour des voies maritimes entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, et donnant un accès direct au détroit de Bab el-Mandeb et à la mer Rouge, elle revêt un caractère stratégique évident mais aussi historiquement ancré. En effet, Soliman le Magnifique (1494-1566) y débute, en 1538, de grandes expéditions et les Ottomans, à partir de 1577, prennent le contrôle des ports de Massawa (Érythrée) et de Suakin (Soudan). Erdoğan et Ahmet Davutoğlu (2009-2014), ancien ministre turc des Affaires étrangères restent nostalgiques de la grandeur de l’Empire ottoman dans cette zone stratégique. Du côté somalien, la Turquie tient à augmenter sa présence militaire et inaugure, en 2017, la base militaire TURKSOM, à Mogadiscio, pour former l’Armée somalienne. Si l’objectif premier défendu par le Président turc est celui de la lutte contre Al-Shebab, un groupe djihadiste actif en Somalie et lié à Al-Qaïda, cette présence permet aussi au pays de s’insérer dans une zone stratégique pour le commerce maritime mondial. Le Qatar, de son côté, entretient des liens étroits voire « controversés » [13] avec le Président somalien Mohamed Farmaajo. Doha a notamment construit une nouvelle ambassade, et projette la construction d’un nouveau port à Hobyo, zone d’attache pour les pirates somaliens, pour un montant de 170 millions d’euros [14]. En s’insérant dans le golfe d’Aden, le Qatar suscite la colère de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis [15], Abu Dhabi étant notamment installé dans les ports de Berbera et Bosaso, sans accord du gouvernement somalien [16].

Le Soudan, plus au nord de la Corne de l’Afrique, est tout aussi stratégique pour la Turquie et le Qatar, puisqu’il donne un accès direct à la mer Rouge et au détroit de Bab el-Mandeb et se situe juste en face de l’Arabie saoudite. La Turquie a projeté l’installation d’une base militaire à Suakin, se heurtant directement à la réticence du Caire, de Riyad et d’Abu Dhabi. De son côté, le Qatar a financé, à hauteur de 4 milliards de dollars, la réhabilitation du port de Suakin, constituant un signal fort pour l’Arabie saoudite [17]. Le Qatar lance aussi, en 2018, un projet de rénovation de deux mosquées ottomanes, pour un montant estimé à près de 4 milliards de dollars [18]. En outre, les deux pays adoptent une posture similaire, à Djibouti, où ils souhaitent investir durablement [19].

Enfin, et toujours en contradiction avec l’axe Égypte, Émirats arabes unis et Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie jouent un rôle actif en Libye. Ils soutiennent publiquement, à partir de 2015, le gouvernement de Fayez el-Sarraj, dominé par les Frères musulmans et reconnu par les Nations unies, alors que les Émirats arabes unis, avec la Jordanie et l’Égypte, apportent une aide politique, logistique et financière au camp adverse, celui du Général Haftar. Cette opposition en Libye rappelle les fondements de l’exacerbation des tensions entre les deux axes, à partir des « Printemps arabes » de 2011, lorsque la Turquie et le Qatar soutiennent la mise en place de régimes proches des Frères musulmans et l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis se lancent dans une lutte féroce pour le retour des pouvoirs forts [20] chassés par les révolutions.

Finalement, en s’installant dans la Corne de l’Afrique, zone hautement investie par le pouvoir émirien et saoudien, en cherchant à gagner en influence dans les anciennes régions de la « Sublime Porte », et en tentant d’accéder à la Méditerranée par la Libye, Ankara et Doha construisent un « front du refus » [21] de la suprématie occidentale et saoudo-émirienne. Si ce rapprochement s’est beaucoup accéléré lors des différentes crises qui ont traversé le Qatar et la Turquie, nous pouvons interroger l’avenir de cette coopération, notamment après la levée du blocus contre le Qatar, en janvier 2021 et face à la nouvelle « diplomatie de l’apaisement » menée par la Turquie.

C. Reconfigurations géopolitiques et nouvelles approches diplomatiques : quel avenir pour la coopération turco-qatarienne ?

La levée du blocus contre le Qatar, lors du Sommet d’Al Ula, le 5 janvier 2021, marque un tournant géopolitique pour le Golfe, ainsi que pour le futur des relations entre la Turquie et les pays du CCG. La décision, principalement saoudienne, intervient dans un contexte international particulier. L’élection de Joe Biden – moins conciliant que son prédécesseur vis-à-vis du pouvoir saoudien – à la présidence américaine bouleverse la politique extérieure de Mohamed Ben Salmane (MBS). Alors que Donald Trump visite immédiatement l’Arabie saoudite, en 2016, juste après son élection, Joe Biden se montre plus réticent. Dans sa campagne électorale, l’ancien Vice-Président d’Obama n’hésite pas à qualifier le Royaume d’« État paria » [22], notamment suite à l’éclatement de l’affaire Khashoggi. Le nouveau gouvernement américain décide d’ailleurs, dès le 22 janvier 2021, de déclassifier la note secrète de la CIA sur l’assassinat du journaliste saoudien, en octobre 2018. Concluant à la responsabilité directe du Prince héritier dans cette affaire, Joe Biden ordonne la suspension des ventes d’armes à l’Arabie saoudite et des F-35 aux Émirats arabes unis [23]. En février 2021, le secrétaire d’État Antony Blinken annonce la fin du soutien américain à la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen et le retrait des Houthis de la liste noire des organisations terroristes de la CIA [24].

Si l’Arabie saoudite ne peut plus compter sur le soutien indéfectible des États-Unis, elle montre alors, avec la levée du blocus, qu’elle souhaite apaiser les tensions dans le Golfe et qu’en tant que pouvoir hégémonique, elle est la seule capable de mettre fin à l’embargo. Cette décision se veut aussi être le résultat des pressions exercées antérieurement par l’administration Trump, notamment via l’action de son conseiller, Jared Kushner, qui souhaite consacrer une dernière victoire en matière de politique étrangère à Donald Trump. L’intérêt américain pour l’unification des pays du Golfe s’inscrit aussi dans la continuité de la politique de « pression maximale » à l’encontre de l’Iran, isolé par la résolution de ce conflit. Pourtant, aucune des treize demandes formulées par les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Arabie saoudite et l’Égypte n’a été respectée par la dynastie al-Thani. Ni la chaîne Al-Jazeera, ni la base militaire turque n’ont été fermées par les autorités. Au contraire, le blocus a renforcé l’activisme diplomatique qatarien, et a entériné les relations plus ou moins tacites que l’émirat entretenait déjà avec Ankara. En outre, si cette décision tend à réengager les relations entre le Qatar et ses voisins, elle cristallise aussi les tensions entre l’Arabie saoudite et les trois autres pays de l’axe. Il convient de rappeler que les trois dirigeants, Mohamed Ben Zayed (Émirats arabes unis), Hamad Ben Issa Al-Khalifa (Bahreïn) et Abdel Fattah Al-Sissi (Égypte) ne se sont pas rendus personnellement au Sommet d’Al Ula.

Profitant de la levée de l’embargo, la Turquie impulse le développement de ses relations avec Abu Dhabi, qui, contestant l’hégémonie saoudienne, décide de repenser son positionnement vis-à-vis d’Ankara. Tout comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis sont inquiets de l’affaiblissement des États-Unis dans la région, qui ont récemment retiré leur défense anti-aérienne en Arabie saoudite, en Irak, en Jordanie et au Koweït. La menace iranienne constitue un point crucial de la politique sécuritaire et étrangère émirienne. Historiquement, les Émirats arabes unis et l’Iran entretiennent des relations conflictuelles. Depuis le départ des Britanniques du Détroit d’Ormuz en 1971, Abu Dhabi revendique toujours sa souveraineté sur les îles d’Abu Moussa, de la Grande Tunb et de la Petite Tunb, aujourd’hui rattachées à l’Iran et fait régulièrement l’objet de menaces par le pouvoir iranien. Sa proximité géographique avec la République islamique est de même une préoccupation pour la sécurité de ses infrastructures pétrolières notamment, sentiment accentué par les attaques attribuées à Téhéran des sites Aramco dans le détroit d’Ormuz en 2019. Ce contexte particulier pousse le pouvoir de MBZ à nouer de nouvelles alliances, comme avec Israël lors de la signature des Accords d’Abraham, le 15 septembre 2020. Ainsi, les Émirats arabes unis annoncent, en décembre 2021, vouloir investir 10 milliards de dollars en Turquie [25]. Parallèlement, les relations entre la Turquie et Israël semblent prendre un nouveau tournant, en témoigne la récente collaboration du MIT turc et du Mossad israélien dans l’arrestation d’une cellule d’espionnage iranienne, qui prévoyait l’assassinat de Yaïr Geller, homme d’affaire israélo-turc installé à Istanbul. Les deux pays s’étaient notamment éloignés lorsque des dizaines de Palestiniens avaient été tués à la frontière avec Israël, lors de la « Marche du retour » – organisée en protestation contre l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem. Aujourd’hui, Ankara affirme vouloir « progressivement » reprendre des relations avec l’État hébreu.

Si cette « normalisation » entre le Qatar et les pays à l’origine du blocus permet à la Turquie de s’ouvrir à de nouveaux partenariats et au Qatar de reprendre les échanges économiques avec l’Arabie saoudite, le Bahreïn, les Émirats arabes unis et l’Égypte, elle ne modifie pas fondamentalement les relations turco-qatariennes. Les deux pays ont certes, accéléré leur rapprochement lors de crises nationales (putsch militaire manqué) ou régionales (embargo), mais la Turquie reste solidement implantée au Qatar (base militaire, accord de défense…) et Doha reste toujours méfiante quant à la confiance qu’elle accorde à ses voisins du Golfe. De plus, les deux pays continuent de défendre une vision politico-idéologique semblable, et de nouer des partenariats à la fois économiques, sécuritaires et culturels. L’évolution des relations entre le Qatar et la Turquie sera à observer de près dans les prochains mois, alors que la Russie, engagée dans une guerre contre l’Ukraine, aura des difficultés à fournir Ankara en gaz.

Conclusion

Ainsi, le rapprochement entre le Qatar et la Turquie trouve d’abord ses origines dans une convergence politico-idéologique. Soutenant tous deux les Frères musulmans, les pays ont vu leurs politiques étrangères se compléter, notamment lors des « Printemps arabes » en 2011, en Égypte et en Tunisie, ou sur le dossier syrien, palestinien et libyen. En outre, la Turquie y voit un moyen de satisfaire ses besoins nationaux – notamment économiques et énergétiques – ainsi que ses ambitions régionales. De son côté, le Qatar cherche à développer ses alliances face aux tensions qu’il entretient avec Riyad et Abu Dhabi, cristallisées lors de la mise en place du blocus le 5 juin 2017. Le rapprochement entre les deux pays s’est donc traduit par la mise en place d’une forte coopération économique, réellement impulsée depuis les années 2000, mais surtout, une politique sécuritaire commune en plein essor. Partageant les mêmes ambitions régionales, la Turquie et le Qatar illustrent leur alliance dans la politique d’influence qu’ils mènent dans la Corne de l’Afrique, au Soudan, ou encore en Libye. Ils cherchent ainsi à se positionner dans des zones stratégiques pour le commerce maritime mondial, mais aussi à contester la forte présence saoudo-émirienne en Afrique. Enfin, après la levée du blocus contre le Qatar, en janvier 2021, et alors que la Turquie cherche à se rapprocher de l’Égypte, d’Israël et des Émirats arabes unis, les deux États ne devraient que très peu voir leur coopération se transformer. Au contraire, le Qatar et la Turquie ont mis en place des partenariats durables, et le contexte géopolitique actuel, marqué par les difficultés énergétiques de la Turquie (guerre russe en Ukraine et possible instrumentalisation iranienne de ses besoins en hydrocarbures) et la méfiance du Qatar envers ses voisins pourrait renforcer l’axe Ankara-Doha.

Publié le 31/03/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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