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Les relations entre la Turquie et le Qatar : fondements, réalités et ambitions (2/3)

Par Justine Clément
Publié le 25/03/2022 • modifié le 25/03/2022 • Durée de lecture : 7 minutes

President of Turkey, Recep Tayyip Erdogan ® and Qatari Emir Sheikh Tamim bin Hamad al-Thani (L) pose for a photo ahead of the 6th meeting of Turkey-Qatar Supreme Strategic Committee at the Presidential Complex in Ankara, Turkey on November 26, 2020.

EMIN SANSAR / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

Lire la partie 1

II. Des objectifs internes et externes respectifs

A. La Turquie : un activisme diplomatique et militaire en plein essor et un besoin de développer ses partenariats énergétiques

Depuis maintenant près d’une vingtaine d’années, la Turquie apparaît comme une puissance émergente de taille [1], qui – en quête de reconnaissance sur la scène régionale et internationale – cherche à diversifier ses partenariats. Si l’activisme d’Erdoğan est souvent qualifié comme le reflet d’une « ambition néo-ottomane », pour restaurer la grandeur de l’ancien Empire, il s’apparente plus à une politique visant à positionner la Turquie sur la scène régionale, comme médiateur de référence. En ce sens, le centenaire de la République turque kémaliste, en 2023, est symbolique pour Erdoğan et pour la puissance de la Turquie. Sa politique est aussi un moyen de stabiliser la situation interne, fragilisée par la dépendance d’Ankara aux hydrocarbures russes et iraniens et par le manque d’opportunités économiques. Le Moyen-Orient apparaît donc comme un « tremplin » [2], une « façon instrumentale » [3] pour la Turquie d’étendre son influence sur d’autres régions notamment, comme l’Afrique ou l’Europe. Cela passe par la mise en place d’un « activisme diplomatico-militaire » [4] fort, avec le développement de nouvelles relations bilatérales (Égypte, Israël, Émirats arabes unis…) mais aussi l’ouverture de bases militaires, comme au Qatar en 2015 (avec près de 3 000 soldats turcs). Cet activisme a notamment perturbé les voisins du Golfe, réticents à toute nouvelle politique hégémonique dans la région. La fermeture de la base militaire à Doha était l’une des conditions demandées par Riyad pour la levée du blocus contre le Qatar.

Justement, la tentative de médiation engagée par Recep Tayyip Erdoğan lors du début de la crise diplomatique entre le Qatar et les pays du Conseil de Coopération du Golfe illustre sa nouvelle approche. Depuis 2014, le Président turc entretient de bonnes relations avec Riyad. En signe de reconnaissance, un jour de deuil national est décrété en Turquie lors de la mort du roi saoudien Abdallah, le 23 janvier 2015, et la Turquie approuve l’intervention saoudienne « Tempête décisive » au Yémen. En 2015, Erdoğan minimise aussi la responsabilité saoudienne dans la bousculade meurtrière du Hadj, qui provoque la mort de 769 à 2 121 personnes [5]. Alors que les tensions se cristallisent entre le Qatar, un allié de poids et l’Arabie saoudite, avec laquelle il souhaite développer de nouveaux partenariats, le Président ne parvient pas à apaiser les tensions. Dès le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, le Bahreïn, les Émirats arabes unis et l’Égypte annoncent la rupture de leurs relations diplomatiques avec le Qatar, et rappellent leurs ambassadeurs. Les pays adressent alors treize conditions pour la levée du blocus, avec une date butoir fixée au 2 juillet 2017. Parmi elles, la rupture des liens diplomatiques avec l’Iran, la reconnaissance du Hezbollah, des Frères musulmans, d’Al-Qaïda ou encore du Hamas comme « groupes terroristes », la fermeture définitive de la chaîne Al-Jazeera, accusée d’interférence dans les affaires internes des pays concernés, et surtout, la fin de la présence militaire turque au Qatar. Dès le 7 juin 2017, soit deux jours après l’annonce du blocus par les pays concernés, la Turquie sort de sa neutralité et approuve le déploiement de nouvelles forces militaires au Qatar, en soutien à l’Émir al-Thani.

Enfin, le rapprochement turco-qatarien est aussi un moyen pour la Turquie de répondre à un besoin national (sécurité énergétique) et une ambition régionale (devenir un carrefour énergétique en Méditerranée). D’abord, en interne, le pays fait face à une demande énergétique conséquente – dont la croissance est estimée à 7-8% par an [6]. Alors qu’elle importe près de 90% de son gaz, la Turquie est extrêmement dépendante du gaz russe (gazoducs Blue Stream et TurkStream, par la mer Noire), qui représente 33% de ses approvisionnements [7] et du gaz iranien, qui constitue, lui, 10% de ses approvisionnements [8]. Cependant, depuis le 20 janvier 2022, le gaz iranien n’arrive qu’en très petites quantités, Téhéran évoquant « une panne due à des problèmes techniques » [9]. Ce ralentissement est très lourd pour la balance commerciale turque, d’autant plus que certains évoquent l’instrumentalisation de la dépendance énergétique turque à des fins politiques. En effet, selon le média Al-Monitor, l’Iran pourrait utiliser l’argument gazier pour freiner tout rapprochement entre la Turquie et Israël [10]. De plus, la situation russe actuelle, en guerre avec l’Ukraine, promet de nombreuses difficultés pour la Turquie en termes d’approvisionnement. Finalement, cette dépendance explique la politique très active de la Turquie en Méditerranée orientale et sa présence en Libye. En novembre 2019, Erdoğan négocie un accord bilatéral avec Tripoli sur la délimitation des zones maritimes des deux pays et empiète sur les Zones Économiques Exclusives (ZEE) grecques et chypriotes [11]. Cependant, sa situation restant complexe en Méditerranée orientale, la Turquie a tout intérêt à développer ses partenariats énergétiques, notamment avec le Qatar, à la fois pour répondre à ses besoins internes, mais aussi pour entériner de nouveaux projets et répondre à cette volonté de devenir un hub énergétique entre l’Europe et l’Asie. En 2000, le projet d’un gazoduc Qatar-Turquie est envisagé, avec pour source le North Dome, le plus grand gisement gazier au monde (partagé par le Qatar et l’Iran). Cependant, devant transiter par la Syrie, le projet est finalement immobilisé depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne, en 2011. En outre, les deux pays signent, en décembre 2015, un important accord de livraison de gaz naturel liquéfié (GNL), alors que la Turquie est affectée par une affaire de destruction d’un avion russe par ses forces aériennes, à la frontière syrienne [12], qui gèle ses relations avec Moscou.

Finalement, le rapprochement entre Ankara et Doha répond aussi aux besoins internes turcs et à ses ambitions régionales. Le pays souhaite diversifier ses partenariats, notamment énergétiques, et s’imposer sur la scène régionale et internationale comme médiateur de premier plan et plateforme de transit des hydrocarbures. De son côté, le géant gazier qatarien voit en ce rapprochement un moyen de s’émanciper de l’hégémonie saoudo-émirienne et poursuivre une politique étrangère active et singulière.

B. Le Qatar : s’émanciper de l’influence de Riyad et d’Abu Dhabi et poursuivre son activisme politico-diplomatique singulier

Pour le Qatar, le rapprochement avec la Turquie est un moyen de protéger sa souveraineté, en s’émancipant de l’influence saoudo-émirienne, extrêmement puissante dans la région du Golfe. Les tensions entre Doha et Riyad, cristallisées lors de la crise du Golfe du 5 août 2017, sont historiques. Alors que l’Arabie saoudite est depuis le départ des Britanniques de la région, en 1971, le pouvoir hégémonique, l’arrivée du Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, en 1995, opère un changement dans l’équilibre des pouvoirs. Après avoir destitué son père, il mène une politique étrangère particulièrement active, avec en 1996, la création de la chaîne de télévision Al-Jazeera. Pour plusieurs personnalités saoudiennes, ce revirement illustre les « ambitions démesurées » [13] d’un petit État. Le média s’impose rapidement dans le monde arabe, et donne notamment la parole aux opposants saoudiens qui critiquent l’absence de libertés et de réformes au sein du Royaume. L’accueil de Yûsuf Al-Qaradâwî par le Qatar est aussi un point de tension avec l’Arabie saoudite, puisque Riyad l’accuse d’être le principal responsable du mouvement Sahwa al-Islamiyya (« Éveil islamique »), en Arabie saoudite, une sorte d’hybridation entre le wahhabisme saoudien et l’islam politisé des Frères Musulmans [14]. Sahwa al-Islamiyya a notamment initié une vague de contestation dans le Royaume, dans les années 1990. La rivalité des deux pays du Golfe s’accentue en 2011, lors des « Printemps arabes », lorsque le Qatar soutient, comme vu précédemment, les mouvements liés aux Frères musulmans en Syrie, en Égypte, en Libye et en Tunisie. En 2014 d’abord, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Bahreïn rappellent leurs ambassadeurs au motif que Doha, par son soutien aux Frères musulmans, « interfère » dans leurs affaires domestiques [15]. Cette décision fait notamment suite à un prêche de Yûsuf Al-Qaradâwî sur la chaîne qatarienne Al-Jazeera.

Plus encore, les tensions entre le Qatar et son environnement proche éclatent réellement en juin 2017. Sa proximité avec l’Iran, son soutien et financement de mouvements liés aux Frères Musulmans, son « interférence » dans les affaires internes via Al-Jazeera, ainsi que le développement de sa coopération militaire avec la Turquie sont notamment des points de tension avec les pays du Golfe. En outre, le blocus intervient après la visite, le 22 mai 2017, de Donald Trump à Riyad, qui insiste sur la lutte contre le terrorisme et l’isolement de l’Iran. Par cette action, l’Arabie saoudite tente d’infléchir le positionnement du Qatar, en utilisant une politique de pression maximale, qui durera près de quatre ans. Pour amortir les conséquences économiques, Doha permet notamment aux investisseurs étrangers de détenir à 100% des entreprises privées, sur le sol qatarien et compte sur le soutien de la Turquie, qui établit un pont aérien et une liaison maritime [16] et qui exporte des navires civils, des produits de métallurgie et du matériel électrique [17]. Finalement, la monarchie des Al-Thani quitte l’OPEP en 2019, en réponse à la crise diplomatique qui l’oppose à ses voisins, mais aussi parce que selon Saad al-Kaabi, ministre de l’énergie qatarien, le Qatar souhaite « concentrer ses efforts » dans [18] dans l’industrie gazière.

Le rapprochement entre la Turquie et le Qatar est donc aussi un moyen pour Doha de diversifier ses partenariats et de s’émanciper de l’hégémonie saoudo-émirienne, qui domine le Golfe. Cette politique étrangère a notamment été fructueuse lors du blocus imposé contre Doha, puisqu’elle a permis au Qatar d’éviter un choc économique trop important.
Après avoir vu les fondements, convergences et intérêts respectifs du Qatar et de la Turquie pour cette alliance, nous nous pencherons dans la dernière partie sur ses traductions concrètes et son avenir, notamment au vu de la levée de l’embargo le 5 janvier 2021 et le rapprochement progressif de la Turquie avec d’autres acteurs régionaux.

Publié le 25/03/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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