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Le 16 avril prochain, les Turcs seront appelés à s’exprimer par voie de référendum au sujet de la présidentialisation de leur système politique. Davantage qu’un scrutin portant sur une réforme constitutionnelle, il s’agit – comme c’est souvent le cas pour les référendums – de valider le projet politique proposé par le gouvernement AKP. En effet, une présidentialisation du régime turc signifierait que l’actuel Président Recep Tayyip Erdoğan, pourrait légalement se maintenir au pouvoir jusqu’en 2029 : en finissant son mandat actuel qui prend fin en 2019, puis en additionnant deux quinquennats présidentiels prévus par le nouveau cadre constitutionnel. Sur le plan sociétal, ce scrutin sanctionnera également l’adhésion du peuple turc à la politique actuelle du gouvernement : la promotion de valeurs issues de la synthèse islamiste et nationaliste, la poursuite de la lutte contre les ennemis désignés par le pouvoir : la confrérie Gülen, les autonomistes kurdes armés, l’Etat islamique et les « puissances étrangères opposées à la Turquie » (une appellation à géométrie variable qui évolue au gré du contexte géopolitique).
Recep Tayyip Erdoğan s’est imposé comme l’homme fort de la Turquie depuis maintenant 15 ans, c’est-à-dire depuis la victoire du parti AKP en 2002 qui a, depuis, remporté tous les scrutins nationaux. Les succès électoraux remportés par son parti sont la principale ressource du Président Erdoğan, dont la personnalité charismatique et l’omniprésence combinées font de lui l’incarnation de la Turquie en ce début de XXIe siècle. Progressivement, la quasi-totalité du débat politique turc - sur quelque sujet que ce soit - s’est réduite aux réactions et aux commentaires des décisions ou annonces formulées par Recep Tayyip Erdoğan.
Pour pérenniser cet état de fait, un nouveau succès électoral est espéré par le gouvernement turc le 16 avril prochain. Dans ce contexte, plusieurs ministres turcs ont été envoyés dans les pays européens pour y prononcer des discours à l’adresse de la diaspora turque et défendre le projet de présidentialisation du régime. Plusieurs de ces visites se sont heurtées au refus d’Etats européens de voir chez eux des ministres étrangers tenter de mobiliser l’électorat de la diaspora. Suite à ces rejets, notamment de la part des Pays-Bas et de l’Allemagne, le Président turc a émis des critiques extrêmement dures à l’égard des pays concernés, évoquant notamment le fascisme et le nazisme. Des affrontements entre des manifestants d’origine turque soutenant Ankara et la police néerlandaise ont également eu lieu.
Ces événements et les réactions qui s’en sont suivies sont actuellement à l’origine d’une nouvelle crise dans les relations turco-européennes, déjà très détériorées. Pourtant, cette dispute pourrait se transformer en une crise plus grave que les batailles rhétoriques entre l’Europe et la Turquie devenues coutumières depuis 2015. Pour comprendre pourquoi, il est tout d’abord essentiel de bien saisir les raisons qui ont motivé le gouvernement turc à envoyer ses ministres plaider en faveur du projet de réforme constitutionnelle en Europe ; puis, de se pencher sur les déterminants de politique intérieure dans les pays européens concernés.
La conception de la démocratie défendue par le président Erdoğan, relève aujourd’hui d’un syllogisme omniprésent dans la rhétorique d’Ankara : la majorité du peuple turc a voté pour l’AKP ; donc la totalité de l’action du gouvernement est démocratique ; par conséquent, s’opposer à la volonté du gouvernement turc revient à s’opposer à la démocratie.
Aussi, si le « non » devait gagner, c’est la légitimité toute entière du gouvernement AKP qui s’en trouverait remise en question. Ce scrutin est ainsi essentiel puisqu’il sera le premier depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, un événement qui bouleverse en profondeur et à plusieurs niveaux la politique et la société turques. C’est donc plus qu’une victoire qui est attendue de la part de l’AKP, mais un plébiscite – qu’à ce stade – la majorité des sondages ne présage pas.
Il s’agit donc de reproduire un modèle déjà mis en application en 2014 et en 2015 : sanctionner la politique gouvernementale après un bouleversement. Ainsi, les élections présidentielles de 2014 avaient permis de couper court aux analyses selon lesquelles les manifestations massives de Gezi (mai et juin 2013) annonçaient le déclin de l’AKP. Idem, les élections législatives anticipées de novembre 2015 ont été conçues et perçues comme une validation de l’action du gouvernement dans le contexte de la reprise du conflit kurde dans le sud-est du pays et de l’évolution du conflit syrien dans une direction défavorable à Ankara.
D’ailleurs, aujourd’hui, le thème du référendum est largement étendu à l’action de l’AKP dans son ensemble, voire à la continuité des politiques nationales et locales engagées par le parti majoritaire et ses alliés. Ainsi, la mairie de Şalpazarı (une commune de l’Est de la mer noire) dont le maire est membre du MHP, le Parti d’Action Nationaliste (qui soutient le projet de l’AKP) étend la banderole suivante :
« Pourquoi le OUI ?
OUI pour ma commune, OUI pour mon pays.
– Pour l’enseignement supérieur : OUI
– Pour un stade communal : OUI
– Pour la route de Kadırga : OUI
– Pour les routes de quartier : OUI
– Pour TOKI (la Direction des logements collectifs) : OUI
– Pour une transformation urbaine : OUI
– Pour la préfecture : OUI
– Pour un bâtiment municipal : OUI
La municipalité de Şalpazarı »
C’est donc pour s’assurer de remporter ce plébiscite que le gouvernement turc a ressenti le besoin de mobiliser la diaspora turque. A elle seule, l’Allemagne compte un million et demi d’électeurs turcs, ils seraient 300.000 en France (1).
Plus encore, il s’agissait de faire entrer l’Europe dans la campagne, ce, pour deux raisons principales. La première réside simplement dans le fait que la défiance vis-à-vis de l’Europe a pris en Turquie une ampleur inédite. De plus, les purges ordonnées après le coup d’Etat ont été critiquées par l’Europe, de même que la fermeture de plusieurs dizaines d’associations et d’ONGs émanant de la société civile ou encore l’incarcération de figures politiques et de défenseurs des droits humains. La presse pro-gouvernementale a ainsi assimilé les critiques européennes à des déclarations de soutien aux putschistes et aux « terroristes » de la confrérie Gülen, du PKK ou de l’extrême gauche. Ces raccourcis contribuent à présenter l’Europe comme un des ennemis de la nation turque, ennemi que le Président Erdoğan aurait, lui, le courage d’affronter et de confronter à ses paradoxes. Cette défiance vis-à-vis de l’Europe ne se réduit pas à l’électorat AKP, elle se trouve également ancrée dans le discours des deux autres formations politiques les plus importantes : le Parti d’action nationaliste (MHP) et le Parti Républicain du Peuple (CHP). Provoquer une dispute avec l’Europe permettrait ainsi de resserrer les rangs autour du gouvernement AKP.
C’est donc afin de mettre en scène l’image d’une Europe opposée à la Turquie qu’Ankara a persisté à envoyer ses ministres tenir des meetings en Europe bien qu’il leur ait déjà été signifié que des mesures seraient prises pour empêcher les rassemblements. De plus, en cas de défaite pour les partisans du « Oui », il sera désormais possible de pointer la responsabilité de l’Europe pour expliquer les résultats du vote.
De l’avis de plusieurs observateurs, les interdictions de meetings décidées par les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Autriche sont le fruit de contextes politiques intérieurs, où la montée des populismes xénophobes force les partis traditionnels à durcir le ton face à l’islamisme politique dont l’AKP est une des composantes.
Selon Bernard Guetta, la décision d’interdire le meeting de la ministre turque des Affaires étrangères, prise par Premier ministre néerlandais sortant, Mark Rutte, aurait été motivée par le débat qui l’attendait le soir même (2). Placé face à son principal rival, Geert Wilders, connu pour développer un discours islamophobe et dont les sondages prédisaient un regain d’intentions de votes, Mark Rutte souhaitait à tout prix éviter d’apparaître laxiste au risque d’être dépassé sur sa droite.
En ce qui concerne l’Allemagne, la chancelière A. Merkel avait tout d’abord rappelé au gouvernement turc qu’elle se réservait le droit de se prononcer en faveur de l’interdiction des meetings pour des raisons de sécurité avant de le faire effectivement. Là encore, les pressions exercées par les partis populistes de droite sur la chancelière (dont la victoire face à son concurrent Martin Schultz aux futures élections n’est pas acquise) auraient joué un rôle dans sa décision (3).
Similairement en France, le rassemblement autour du ministre turc des Affaires étrangères à Metz a été autorisé mais cette décision a été très durement critiquée par la candidate du Front National, Marine Le Pen et l’aile droite du parti les Républicains (4). La polémique pourrait enfler alors que le Président turc R.T. Erdoğan a très récemment manifesté l’intention de se déplacer en personne à Strasbourg pour y tenir un meeting destiné aux Turcs de France (ce qu’il a déjà fait plusieurs fois par le passé) (5). Cependant, ses déclarations formulées entre temps, comparant la décision de la chancelière allemande à des « pratiques nazies » pourraient cette fois lui fermer la porte du zénith de Strasbourg et donner lieu à une nouvelle crise diplomatique, cette fois avec la France, à quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle française.
Nous l’avons vu, un climat très délétère s’est installé sur les relations turco-européennes et cette dynamique est allée crescendo ces derniers mois. Toutefois, malgré les crises et les joutes verbales entre l’UE, les pays européens et Ankara, les fondements de la relation avaient été sauvegardés en dépit des menaces d’Ankara, notamment car l’Europe avait fait le choix de faire le dos rond. Cependant, ce dernier épisode voit la Turquie menacer une fois de plus de refuser d’appliquer plus longtemps l’accord Turquie-UE sur les migrants et briser un tabou européen en liant l’Allemagne actuelle au IIIe Reich. De plus, la menace d’un « Tur-Exit » c’est-à-dire d’un renoncement de la Turquie à poursuivre son processus d’adhésion semble se concrétiser. Le Président Erdoğan a lui-même déclaré qu’une « décision forte » serait prise à ce sujet après le référendum sur la présidentialisation du régime (6).
Ainsi, les turbulences venues d’Ankara semblent faire l’unanimité contre elles et la vocation européenne de la Turquie est de plus en plus discutée, rares sont les voix qui s’élèvent encore pour la défendre. Didier Billion, spécialiste de la Turquie, fondateur de l’IRIS et connu pour plaider en faveur de bonnes relations entre la Turquie et l’UE, en vient à souhaiter « une refonte totale » des relations entre l’UE et la Turquie (7). Quant à Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, il conseille à l’Europe d’indiquer clairement à la Turquie qu’elle n’a pas sa place dans l’union et de recréer un rapport de force qui lui soit favorable (9).
Il apparaît ainsi, au vu de la façon dont elle est évoquée, que la Turquie n’est plus un partenaire avec lequel il faudrait apaiser des relations rendues difficiles par un contexte tendu, mais un acteur rival avec lequel il faudrait favoriser une désescalade pour sauvegarder ses intérêts propres – notamment ceux relatifs aux questions migratoires ou au terrorisme. La normalisation de la relation turco-européenne semble autant éloignée qu’un déclin de l’omniprésence du Président Erdoğan sur la vie politique turque. Si le « oui » l’emporte au référendum du 16 avril, il est probable que les négociations d’adhésion pourraient être rompues définitivement par une des deux parties. Si le « non » l’emporte, la réaction possible du Président turc, qui pourrait probablement accuser l’Europe d’avoir contribué à ce résultat, ne permet pas d’être plus optimiste quant au futur des relations turco-européennes à moyen terme.
Notes :
(1) Marianne Meunier, « Questions autour des meetings turcs en Europe », La Croix, 6 mars 2017
http://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Questions-autour-meetings-turcs-Europe-2017-03-06-1200829703
La Turquie compte un peu moins de 60 millions d’électeurs.
(2) « Le petit jeu du Président truc », Benard Guetta, France Inter, 13 mars 2017
https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique
(3) « Angela Merkel en difficulté à sept mois des élections législatives en Allemagne », Le Monde, 8 février 2017 http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/02/08/angela-merkel-en-difficulte-a-sept-mois-des-elections-legislatives-en-allemagne_5076702_3214.html
(4) “Meeting turc à Metz : la polémique enfle », L’Alsace, 12 mars 2017 http://www.lalsace.fr/actualite/2017/03/12/meeting-turc-a-metz-la-polemique-enfle
(5) Olivier Claudon, « Erdogan en meeting au Zénith ? », l’Alsace, 21 mars 2017
http://www.lalsace.fr/bas-rhin/2017/03/21/erdogan-en-meeting-au-zenith
(6) “Erdogan signals review of relations with EU after April 16 referendum”, Turkish Minute, 21 mars 2017 https://www.turkishminute.com/2017/03/21/erdogan-signals-review-of-relations-with-eu-after-april-16-referendum/
(7) Thierry Garcin, « Turquie. Vif conflit diplomatique entre Ankara et La Haye. Quelle est la logique du président Erdogan ? », France Culture, 17 mars 2017
https://www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-internationaux/turquie-vif-conflit-diplomatique-entre-ankara-et-la-haye-quelle
(8) Hubert Védrine : « Un jour ou l’autre, il faudra dire à la Turquie qu’elle ne peut pas entrer dans l’Europe », France Inter, 14 mars 2017 https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20/l-invite-de-8h20-14-mars-2017
Matthieu Eynaudi
Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.
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