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Les relations entre Ibn Saoud et la Grande-Bretagne (1906-1914). Ibn Saoud et la Grande-Bretagne 1906-1911 (1/4)

Par Yves Brillet
Publié le 18/05/2017 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 17 minutes

Map Arabia ca 1900

La défense du statu quo dans le Golfe Persique

Au commencement de l’année 1906, le Government of India fut informé par le Résident politique dans le Golfe de la visite projetée par Ibn Saoud au Qatar ainsi que de son intention de se rendre sur la Côte des traités et à Mascate-Oman (1). Dans une note aux responsables de l’India Office, les autorités britanniques firent part de leur crainte pour le prestige et l’influence de la Grande-Bretagne si une telle visite avait lieu (2). Le Government of India insistait en outre sur les risques éventuels pour la sécurité des principautés du littoral alliées à la Grande-Bretagne si Ibn Saoud parvenait à y renforcer son influence (3). Il réaffirmait la nécessité de prévenir l’extension de l’autorité d’Ibn Saoud sur la rive arabe du Golfe et de lui notifier que toute tentative de remise en cause du statu quo serait considérée comme un acte inamical (4). Le Résident politique suggéra le 4 février d’intimer aux chefs des principautés du Golfe que le gouvernement ne montrerait aucune complaisance concernant d’éventuelles intrigues avec Ibn Saoud (5). L’India Office émit des réserves concernant l’opportunité et la mise en œuvre d’une telle mesure et fit savoir qu’en l’absence de nécessité urgente, aucune décision ne pouvait être prise avant que l’ambassade britannique à Constantinople n’ait été consultée sur le bien-fondé d’une discussion directe avec les wahhabites (6). Dans une dépêche datée du 13 avril 1906, le Secrétaire d’Etat John Morley fit savoir que Londres acceptait l’éventualité d’une mise en garde si Ibn Saoud persévérait dans son intention de progresser vers le Golfe Persique. Le gouvernement britannique considérait cependant qu’une telle démarche ne se justifiait que si ce dernier atteignait effectivement le littoral du Golfe et que dans ce cas seulement un avertissement en bonne et due forme des autorités britanniques pourrait lui être transmis officiellement (7). L’Ambassadeur britannique en Turquie, se basant sur les rapports fournis par les consuls en poste en Syrie et en Mésopotamie faisant état d’un affaiblissement du chef wahhabite dans le conflit qui l’opposait à son rival Ibn Rashid, Emir du Djebel Shammar, fit savoir au Foreign Office que les circonstances démontraient l’inopportunité pour le gouvernement britannique de se mêler des conflits internes opposant les tribus de la Péninsule arabique (8).

En mai 1906 cependant, Ibn Saoud infligea une cuisante défaite à son rival dans la province de Qasim, confortant ainsi son autorité dans le centre de l’Arabie. En septembre 1906, les Turcs, à l’issue de négociations infructueuses avec les Wahhabites, retirèrent leurs troupes de la province (9). Au cours de l’été, profitant de son avantage, Ibn Saoud tenta à nouveau de se rapprocher des autorités britanniques et chercha à savoir si le gouvernement de Londres était disposé à lui accorder une protection contre une attaque par mer, protection semblable à celle dont bénéficiaient le cheikh du Koweït et les principautés arabes riveraines du Golfe, ceci dans l’éventualité d’une opération menée par les Wahhabites visant à chasser les Turcs du Nedjd et de la province côtière de Hasa (10). Lors d’une de ces tentatives, un agent d’Ibn Saoud informa le représentant britannique à Bahreïn que l’Emir de Riad avait l’intention de conquérir la province de Hasa mais qu’il désirait auparavant obtenir des Britanniques la garantie d’une protection contre une attaque des Turcs par mer (11). Réagissant à ces tentatives, le Résident politique dans le Golfe souleva à nouveau dans un courrier au Government of India la question de l’opportunité d’entrer officiellement en contact avec Ibn Saoud. Cox rappelait à cet effet que ces ouvertures en direction des autorités britanniques étaient le fait d’Ibn Saoud lui-même dans le but d’obtenir une garantie contre les agissements des Turcs. Il estimait que l’établissement de relations amicales avec Ibn Saoud renforcerait la position du sultan de Mascate-Oman ainsi que celle des chefs des principautés arabes du Golfe. Elles permettraient aussi à des officiers britanniques de visiter le Nedjd. Il ajouta que les tribus arabes de l’intérieur de la péninsule, fatiguées des empiétements de l’armée et de l’administration ottomanes pouvaient éventuellement se tourner vers une puissance européenne pour les assister. En outre, il insista sur le fait qu’Ibn Saoud se considérait désormais assez fort pour envisager de chasser les Turcs de la province de Hasa et du port de Qatif et était prêt à accepter la présence d’un officier politique à Hasa en retour d’une garantie contre une attaque ottomane par mer (12). Le responsable de l’India Office, Morley, répondit le 9 novembre 1906 en insistant sur le fait que la défense des intérêts de la Grande- Bretagne se limitait à la zone littorale et qu’aucune disposition ne devait être prise visant à entrer en relations avec Ibn Saoud et que l’envoi d’agents britanniques dans l’intérieur ne pouvait se faire sans l’autorisation préalable de l’India Office après accord du Foreign Office (13). Ibn Saoud fit une dernière tentative en novembre 1906 auprès de l’Agent politique à Bahreïn, le capitaine Prideaux. Ibn Saoud réaffirmait son intérêt pour les oasis de Hasa et de Qatif, considérant qu’il s’agissait là des zones les plus fertiles des territoires qu’il revendiquait. Il proposait qu’un accord secret soit négocié avec le représentant britannique sur place dans lequel la Grande-Bretagne l’assurait de sa protection contre une attaque par mer. Ibn Saoud s’engageait pour sa part à recevoir un agent britannique à Riad ; Prideaux ajouta qu’il semblait déterminé à reconquérir Hasa et Qatif (14).

Il fallut attendre le mois de février 1907 pour que l’India Office invite le Government of India à faire connaitre son opinion concernant l’évolution de la situation en Arabie et le renforcement du pouvoir et de l’influence des Wahhabites. Dans un premier temps, le vice-roi, dans un télégramme daté du 15 février 1907, affirma l’importance et l’utilité de maintenir des rapports amicaux avec Ibn Saoud aussi longtemps que ce dernier par son comportement ne menaçait pas les intérêts britanniques dans le Golfe et ne constituait pas un danger pour les rapports établis entre la Grande-Bretagne et les chefs des principautés riveraines. Le vice-roi ne voyait cependant pas la nécessité, pour l’instant, de s’engager formellement à protéger Ibn Saoud, décision qui serait susceptible d’intensifier la présence ottomane dans le Golfe (15). Dans un second temps, la réponse du Government of India à l’India Office fut transmise le 21 février. Le Government of India rappela les tentatives faites par Ibn Saoud pour se rapprocher des autorités britanniques dans le Golfe et fit référence aux analyses et commentaires de Cox sur l’opportunité d’entrer en relation avec Ibn Saoud pour les raisons suivantes : il s’agissait tout d’abord de ne pas s’aliéner Ibn Saoud par des refus répétés, l’établissement de relations avec Ibn Saoud renforcerait la position du sultan de Mascate et des Cheihks de la côte, un rapprochement avec Ibn Saoud permettrait d’obtenir son aide dans le cadre de la lutte contre la piraterie. Le Government of India se montrait conscient que l’évolution de la situation en Arabie centrale nécessitait l’adoption d’une politique appropriée tenant compte de l’effacement possible de la Turquie dans la région. Pour ce qui concernait la situation présente, le Government of India conseillait de s’en tenir aux recommandations exprimées dans le télégramme du 15 février (16). De plus, les autorités britanniques en Inde reconnaissaient la responsabilité et la compétence de Londres dans l’adoption d’une ligne politique vis-à-vis d’Ibn Saoud et que les intérêts spécifiques de l’Inde devaient lui être subordonnés. Considérant cependant le renforcement de la puissance et de l’influence d’Ibn Saoud signalé dans les rapports des agents dans le Golfe, le Government of India rappelait l’opinion de l’ambassadeur à Constantinople (16 mai 1904), selon laquelle l’établissement d’une dynastie wahhabite dans le centre de l’Arabie fragiliserait la position de la Grande-Bretagne au Koweït. Dans l’éventualité d’un affaiblissement durable de la Turquie, l’ambassadeur estimait qu’il conviendrait alors de rechercher un accord avec Ibn Saoud (17).

La difficulté pour le Government of India était donc de trouver un compromis satisfaisant entre la présence non-souhaitée mais légitime des Turcs sur le littoral et la montée en puissance d’Ibn Saoud. Il craignait d’une part que ce dernier, s’il parvenait y imposer son autorité, ne se voit contraint de demander la protection de la Grande-Bretagne contre des attaques par mer et que d’autre part, si les Turcs étaient chassés de Hasa et de Qatif, Londres ne soit forcé de convaincre le gouvernement ottoman de ne pas attaquer les positions détenues par les Wahhabites sur la côte. Consulté pour avis, l’ambassadeur à Constantinople fit savoir qu’il ne serait pas opportun de se lier avec Ibn Saoud ou de s’impliquer dans les affaires de l’Arabie (18). Le 14 avril 1907, Morley fit tenir une copie de la dépêche du 22 février au Foreign Office. Considérant les questions de politique générale soulevées par le Government of India, Morley indiquait qu’il ne voyait pas de raison de modifier le principe consistant à limiter la protection des intérêts britanniques à la zone côtière (19). Morley transmit sa réponse au Governement of India dans une note secrète datée du 3 mai 1907 ; il y reprenait les arguments développés le 14 avril et soulignait en outre qu’il était essentiel de ne rien dire ou faire qui puisse être compris comme un soutien aux et une approbation des actions du pouvoir wahhabite. Le Résident politique dans le Golfe, Cox, devait faire savoir à tous ceux qui agissaient au nom d’Ibn Saoud qu’aucune réponse n’était à attendre de la part des autorités britanniques et que les stipulations des télégrammes du 3 décembre 1904 et du 9 novembre 1906 demeuraient inchangées (20). Le document destiné à Cox comprenait en annexe (enclosure n°2) une réponse du Foreign Office à la communication de l’India Office du 23 mars qui faisait état d’une entrevue entre l’ambassadeur à Constantinople, O’Conor, et les autorités turques et comportait une référence à l’opinion de Grey, qui soulignait la nécessité de ne pas entrer en contact et de ne pas sembler apporter un soutien de quel qu’ordre que ce soit à Ibn Saoud. De plus, O’Conor faisait remarquer qu’Ibn Saoud n’avait jamais été confronté à une force armée régulière. En conclusion, la Grande-Bretagne n’avait aucun intérêt à faciliter un rapprochement avec les Wahhabites et il lui semblait impossible de les aider à prendre le contrôle de Qatif et de Hasa que le gouvernement britannique reconnaissait comme parties intégrantes de l’Empire ottoman. O’Conor était donc d’avis que la seule politique possible consistait à intervenir et à laisser les choses suivre leur cours ; si, avec le temps, Ibn Saoud réussissait à asseoir son autorité et à constituer une forme de gouvernement plus ou moins stable, le moment serait alors venu d’envisager la possibilité d’instituer officiellement un contact avec les Wahhabites (21).

L’évolution de la situation en Arabie centrale et l’équilibre des forces

Si les autorités britanniques se préoccupaient principalement des conséquences de l’établissement possible d’Ibn Saoud sur la rive arabe du Golfe Persique, elles n’en étaient pas moins attentives à l’évolution de la situation à l’intérieur de la péninsule et suivaient avec intérêt toute modification des rapports de force entre les émirats de Riad et du Djebel Chammar, le cheikh du Koweït et le Chérif de La Mecque. Le 30 mars 1907, O’Conor fit parvenir au Foreign Office deux dépêches du consul britannique à Damas traitant des relations entre Ibn Saoud et Ibn Rashid (22), mentionnant le rejet par Ibn Saoud d’une tentative de rapprochement de la part d’Ibn Rashid (23). Selon les conditions imposées par Ibn Saoud, l’émir de Hail devait renoncer à toute indépendance dans le domaine de ses relations extérieures et n’avait pas l’usage d’un emblème distinctif sans l’aval préalable d’Ibn Saoud. En réaction, Ibn Rashid, à la tête d’une force de 400 cavaliers, attaqua Ibn Saoud et le força à se réfugier dans la province de Qasim. En avril 1907, la direction des opérations militaires (DMO), informa le Foreign Office que d’après ses sources, Ibn Saoud avait pris l’avantage sur son rival et se trouvait dans la province de Qasim occupé à préparer une nouvelle expédition contre Hail, tandis que le Cheikh du Koweït, Moubarak, avait pris l’initiative d’inviter Ibn Rashid et Ibn Saoud à négocier une solution pacifique au moment où les Turcs quittaient la province de Qasim et évacuaient leurs troupes vers La Mecque (24). Le 3 septembre cependant, l’Agent politique en poste au Koweït avertit le Résident politique dans le Golfe qu’Ibn Saoud, inquiet du rétablissement d’Ibn Rashid, avait écrit à Moubarak pour lui demander assistance. Lors d’une entrevue, Moubarak avait exprimé la crainte de voir les Turcs reprendre le contrôle de la province de Qasim et renforcer leur influence dans la région en apportant leur aide à Ibn Rashid. Knox rappela que Moubarak estimait pouvoir convaincre les deux parties d’accepter son projet d’une paix négociée et assura Cox qu’il avait informé le Cheikh du Koweït de l’opposition du gouvernement britannique à toute forme d’immiscions dans les affaires de l’Arabie (25). Après consultation, Cox télégraphia au Government of India qu’il ne lui semblait pas opportun de mettre Moubarak officiellement en garde contre toute interférence dans les affaires du Nedjd, en raison des négociations en cours avec le Koweït (26).

Dans sa réponse du 25 septembre, le Government of India indiquait cependant que Knox devait aviser Moubarak qu’il était seul compétent pour toute décision portant sur la situation en Arabie et que la position officielle du gouvernement britannique excluait toute intervention dans le conflit opposant Ibn Saoud et Ibn Rashid. La situation continua d’être suivie avec attention par le Résident politique dans le Golfe ainsi que par l’agent en poste au Koweït. Le 29 septembre, Knox indiqua que les deux rivaux continuaient leurs préparations en vue d’une nouvelle confrontation, ignorant de ce fait les injonctions de Moubarak dont l’influence et le prestige en sortaient grandement diminués (27). Le 4 octobre, en réponse aux demandes d’information du Foreign Office portant sur les mesures à prendre concernant l’attitude de Moubarak vis-à-vis d’Ibn Saoud et d’Ibn Rashid, l’India Office fit savoir que Morley approuvait les instructions données par le Government of India à l’agent en poste au Koweït, mais qu’il convenait de se garder de donner à la communication destinée à Moubarak un caractère définitif qui pourrait être interprété comme une prise de position officielle et par conséquent de se limiter à une mise en garde informelle (28). En tout état de cause, les rapports des agents sur le terrain continuèrent de donner des informations contrastées concernant l’évolution du rapport de forces entre les émirs de Riad et de Hail. Le 6 septembre, le consul britannique à Dames indiqua qu’Ibn Rashid semblait avoir repris l’ascendant sur son rival, qu’il avait rallié les grandes tribus bédouines des Aneizah, Muteir, Atabieh, et obtenu l’allégeance de la population de la province de Qasim. Le consul Dewey concluait que les ambitions d’Ibn Rashid ne se limitaient plus aux frontières du Djebel Chammar (29).

Ces péripéties mirent en évidence les intrigues et manigances de Moubarak vis-à-vis d’Ibn Saoud et Ibn Rashid. Dans une lettre manuscrite à Cox, Knox, en poste à Koweït, souligna que le Cheikh était intervenu auprès de la tribu des Muteir pour qu’ils rompent leur alliance avec Ibn Rashid, prévenant simultanément Ibn Saoud que c’était là le moment propice pour attaquer (30). Selon Knox, Moubarak avait constamment manœuvré pour persuader Ibn Rashid d’attaquer Ibn Saoud afin de convaincre ce dernier qu’il ne pouvait rien faire sans son soutien. Knox ajouta que le cheikh du Koweït n’eut ensuite aucun scrupule à trahir Ibn Rahid et à le livrer à son ennemi. Le même mois, Ibn Rashid accepta de négocier avec Ibn Saoud et lui abandonna la province de Qasim (31). Cette décision provoqua une révolte qui le força à abdiquer en faveur de son frère Saoud Ibn Rashid. Saoud fit part à Riad de son désir de continuer les négociations. Le 17 octobre 1908, le Résident politique à Bagdad informa le Résident politique dans le Golfe de l’assassinat de Saoud Ibn Rashid et de son remplacement par Hamoud Ibn Subhan, l’oncle maternel de Saoud Ibn Abdul Aziz Ibn Rashid (32).

Ibn Rashid, Ibn Saoud et les Turcs : une situation en perpétuelle évolution

La Turquie n’avait pas renoncé à faire valoir ses droits et rétablir son autorité sur les émirats de Riad et du Djebel Chammar. Knox informa Cox le 17 mars 1909 que les subsides versés à Ibn Saoud par le gouvernement ottoman avaient été augmentés à condition que Riad accepte de n’avoir comme interlocuteur que Constantinople (33). Le 28, Cox fit parvenir au Government of India une seconde communication de Knox portant sur les relations entre Ibn Saoud et la Porte (34). Le 19 juin, le Résident politique à Bagdad transmit un mémoire confidentiel sur l’évolution de la situation dans le Nedjd, dans lequel il attirait l’attention sur les tentatives d’Ibn Saoud pour se rapprocher du sultan, proposant d’officialiser l’usage du drapeau ottoman, de payer un tribu au gouvernement et d’accepter la charge de gouverneur pour l’ensemble de l’Arabie centrale. Ramsay ajouta cependant que la véritable ambition de l’émir wahhabite était de regrouper les Arabes de la péninsule sous sa bannière et de les conduire à l’indépendance ; faute de moyens propres, ces derniers pourraient chercher un soutien auprès d’une puissance étrangère dans leur combat contre les Ottomans. Dans le même document, il fit état de contacts possibles entre Riad et les tribus Muntefik et Beni Laam (35).

L’évaluation de la situation par le consul britannique en poste à Damas différait cependant sensiblement de l’appréciation développée par les représentants du Government of India à Bagdad et dans le Golfe persique. Dans une communication au Foreign Office, l’ambassadeur à Constantinople, Sir Gerald Lowther, décrivant l’évolution des relations et des rapports de force dans la péninsule au 29 juillet 1909, souligna que la fortune des armes semblait avoir favorisé l’émir de Hail et qu’Ibn Saoud pourrait bientôt n’être plus que le chef héréditaire des Wahhabites de Riad. Il ajouta qu’il convenait de remarquer qu’Ibn Rashid avait désormais le soutien des Turcs qui le subventionnaient à hauteur de 150 livres turques par mois. Ibn Saoud, d’autre part, ne semblait plus pouvoir compter que sur Moubarak qui l’utilisait comme contrepoids dans ses relations avec Ibn Rashid et par là apparaitre comme un protégé du gouvernement britannique (36). A cette dépêche fut joint un pamphlet transmis par le consul britannique à Djeddah prenant clairement la défense d’Ibn Rashid et attirant l’attention sur les faiblesses d’Ibn Saoud. Le 22 mai 1909, le consul avait informé Lowther que le wahhabisme était sur le déclin dans le Hedjaz ainsi que dans le Nedjd, à l’exception de la zone directement contrôlée par Ibn Saoud (37). Le 7 juillet 1909, le consulat de Damas prévint Lowther que la tribu des Muteir s’était rangée aux côtés d’Ibn Rashid et que ce dernier se tenait prêt à attaquer Ibn Saoud. La ville de Boreidah était cependant restée fidèle aux Wahhabites qui comptaient toujours sur le soutien de Moubarak. Dans les premiers jours de l’année 1910, le nouvel agent politique à Koweït, le capitaine W.H.I. Shakespear, eut l’occasion de rapporter une conversation avec Moubarak qui lui avait fait part de l’évolution du conflit entre Ibn Rashid et Ibn Saoud. Il estimait qu’aucune opération d’importance n’était pour l’instant prévue en raison de la faiblesse d’Ibn Saoud et de l’opposition que rencontrerait Ibn Rashid s’il agressait les populations sédentaires fidèles à l’émir de Riad. Shakespear considérait ainsi que les deux rivaux avaient atteint un point d’équilibre et que la stratégie de Moubarak reposait sur la pérennisation de cet équilibre (38). Malgré cela, le Government of India fit savoir en mars 1910 à ses représentants dans le Golfe qu’il avait été informé de l’imminence d’une expédition contre Ibn Rashid et qu’il était nécessaire d’avertir Moubarak de ne pas intervenir dans le conflit. Le Résident accusa réception les 20 et 27 mars soulignant que l’avertissement serait transmis dès que possible.

Les instructions communiquées à Shakespear stipulaient qu’il devait se référer aux termes de la note de Kemball à Moubarak de 1901 et mettre en garde Moubarak de ne pas prendre part à une opération susceptible de le mettre en difficulté par rapport à la Porte et de donner ainsi à la Turquie un prétexte pour intervenir dans les affaires du Koweït. Il devait ajouter que le Government of India désapprouvait toute politique aventureuse dans l’intérieur de l’Arabie (39). Contrairement aux supputations cependant, les troupes levées contre Ibn Rashid étaient destinées à combattre le chef des Muntefik, Sadoun, qui infligea à Ibn Saoud et au fils de Moubarak, Jabir, une cuisante défaite (40). Une analyse en provenance de la Résidence et du consulat général à Bagdad et transmise pour information à Shakespear insistait d’autre part sur l’ascendant repris par Ibn Rashid dans le conflit pour le contrôle de l’Arabie centrale. G.L. Lorimer y faisait remarquer qu’Ibn Rashid avait conforté sa position grâce à son succès contre la tribu des Ateibah et qu’après la reprise de l’oasis de Jauf, il s’attaquerait, afin d’asseoir sa suprématie sur le Nedjd, à la province de Qasim. Il ajoutait que Moubarak semblait lassé de son alliance avec Ibn Saoud et songeait à se rapprocher d’Ibn Rashid tout en restant soucieux de parvenir à une paix négociée entre les deux protagonistes. Il notait enfin que les relations entre les Turcs et le Djebel Chammar s’étaient améliorées, Ibn Rashid recevant une pension de 250 livres turques tandis que le subside versé à Ibn Saoud avait été interrompu (41). Ces péripéties concernant l’éventualité d’une expédition contre Ibn Rashid furent l’occasion d’une première rencontre entre Ibn Saoud et Shakespear. Celui-ci n’eut pas de discussion politique avec l’émir de Riad qui se borna à se féliciter de l’absence de troupes turques dans le voisinage de sa capitale et qui lui assura qu’il considérait les Anglais comme ses amis (42).

Lire la partie 2 : Les relations entre Ibn Saoud et la Grande-Bretagne (1906-1914). Ibn Saoud et la Grande-Bretagne 1906-1911 (2/4)

Notes :
(1) Historical Memorandum on the relations of the Wahabi Amirs and Ibn Saud with Eastern Arabia and the British Government, 1800-1934, IOR/L/PS/B 437, §138.
(2) British Relations with the Wahabis, (communicated to India Office), IOR/L/PS/18/B 164, Government of India to India Office, 11th Jan. 1906.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Memorandum respecting British interests in the Persian Gulf, IOR/L/PS/18/B166, Captain Knox to Government of India, 4th Feb 1906.
(6) Ibid., India Office to Foreign Office, 22nd Feb. 1906.
(7) Ibid. Morley’s Despatch to Government of India, 13th April 1906.
(8) Kuwait Affairs. Arab tribes. 1907-1911, File /56/7/IV (9), IOR/R/15/1/479, Sir N. O’Conor to Foreign Office, 15th May1906.
(9) Historical Memorandum on the relations of the Wahabi Amirs and Ibn Saud with Eastern Arabia and the British Government, §142.
(10) Ibid., §143.
(11) Historical Summary of Events in the Territories of the Ottoman Empire, Persia…p. 14.
(12) British Relations with the Wahabis, IOR/L/PS/18/B 164, Cox to Government of India, 16th Sept. 1906.
(13) Memorandum Regarding British Interests in the Persian Gulf, IOR/L/PS/18/B 166, Secretary of State to India to Government of India, 9th Nov. 1906.
(14) British Relations with the Wahabis, IOR/L/PS/18/B 164, Capt Prideaux to Cox, 17th Nov. 1906, transmis par Cox à Government of India, 24/11/ 1906 in Memorandum respecting British Interests in the Persian Gulf, IOR/L/PS/18/B 166. Cox demandait une réponse officielle sur la conduite à tenir par rapport aux demandes d’Ibn Saoud faite par l’intermédiaire des Cheikhs de Koweït et Bahreïn.
(15) Memorandum respecting British Interests in the Persian Gulf.
(16) Kuwait Affairs, Arab Tribes, File 53/7/VI/9, Copy of Secret Despatch n°22 dated 21st Feb 1907, addressed to Secretary of State by Government of India regarding affairs in Nejd and Hasa.
(17) Ibid.
(18) Historical Memorandum on the Relations of the Wahabi Amirs and Ibn Saud with Eastern Arabia and the British Government, 1800-1934, IOR/L/PS/18/B437, §148.
(19) Kuwait Affairs, Arab Tribes, 1907-1911, File 53/7 VI/D9, IOR/R/15/1/479, Letter n°13 dated 29th Mar 1907, India Office to Foreign Office.
(20) Ibid., Assistant Secretary to Government of India to Major P.Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf, Bushire. Copy of Secret Despatch from H.M. Secretary of State for India n°17 dated 3th May 1907 with enclosures (for information and guidance.)
(21) Ibid., O’Conor to Foreign Office, 1st April 1907, voir aussi Letter n°1340 of 1907, British Residency, Bushire 22nd June 1907, to the Political Agent, Bahrein, pour les consignes données par Cox aux agents dans le Golfe.
(22) Kuwait Affairs, Arab Tribes, 1907-1911, File 53/7 VI (D 9), IOR/R/15/1/479, Sir N. O’Conor to Foreign Office, 30th Mar. 1907.
(23) Ibid ; H.M.Consul in Damascus to Sir Nicolas O’Conor,15th Mar 1907.
(24) Ibid., Major Maunsell to Colonel Count Gleichen, 16th April 1907, Asiatic Turkey, Confidential, Director of Military Operations to Foreign Office.
(25) Ibid., Major Knox, Political Agent, Kuwait to Major P.Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf, n°481, dated Kuwait, 3rd Sept. 1907. transmis Government of India 23rd 1907.
(26) Ibid., Telegram to Foreign, Simla, dated 18th Sept. 1907. Voir aussi Yves Brillet, La Grande-Bretagne, le Koweit et les Affaires de l’Arabie in Les Clés du Moyen-Orient (2016).
(27) Ibid., Confidential n°527 of 1907, From Major Knox, Political Agent, Kuwait to Major P.Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf, Bushire, 29th Sept. 1907.
(28) Ibid., India Office to Foreign Office, Letter n°40, 3rd Oct. 1907. Pour la réponse de Grey, Letter n° 42, dated 18th Oct. 1907, Foreign Office to India office.
(29) Ibid., Consul Dewey to Sir N.O’Conor, Damascus, 6th Sept. 1907, incl n°1 in Sir N.O’Conor to Sir Edward Grey, Constantinople, 25th Sept. 1907.
(30) Ibid., Major Knox, Political Agent, Kuwait to Major P.Z.Cox, Political Resident in the Persian Gulf, received Bushire, 11th Feb 1908.
(31) Historical Memorandum on the Relations of the Wahabi Amirs and Ibn Saud with Eastern Arabia and the British Government, 1800-1934, §149.
(32) Kuwait Affairs, Arab Tribes, 1907-1911, n° 996 of 1908, Lt-Col Ramsay, Political Resident, Turkish Arabia, to Political Resident, Persian Gulf, 17th Oct. 1908. Enclosed for information copy of letter n°50 dated 28th Sept. 1908 from Consul, Damascus, to Ambassador, C’ple, reporting murder of Saood Bin Rashid.
(33) Ibid., Confidential n°154 of 1909, Major Knox, Political Agent, Kuwait to Major P.Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf, Bushire.
(34) Ibid., Major P.Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf to the Secretary to the Government of India in the Foreign Department, 28th Mar. 1909.
(35) Ibid., n°42 dated Baghdad the 19th June 1909. From Lt-Col. H. Ramsay, Political Resident in Turkish Arabia, Baghdad to S.H. Butler, Secretary to the Government of India in the Foreign Department.
(36) Ibid., Enclosure in F.O. covering letter dated Aug 25th 1909 ; Sir G. Lowther to Foreign Office, 29th July 1909.
(37) Ibid., His Britannic Majesty’s Consul, Jeddah, to Sir G. Lowther, Private and Confidential, Jeddah, May 22nd 1909.
(38) FileX/2, Bin Saood, Kuwait and Bin Rashid, IOR/R/15/5/25, n°189 dated Bushire, 16th Jan. 1910, From Major A.P. Trevor, First Assistant Resident in charge of Residency to : the Secretary to the Government of India in the Foreign Department. Encl n°1-C6 dated Koweit, 4th Jan. 1910, Confidential, Captain W.H.I. Shakespear, Political Agent to First Assistant in charge of Residency.
(39) Ibid., From Major A.P. Trevor, First Assistant in charge of Residency to The Hon’ble Mr S.H. Butler, Secretary to the Government of India in the Foreign Department, 27th Mar 1910. Encl : From Major A. P. Trevor to the Political Agent, 22nd Mar 1910. Pour la note de Kemball de 1901, voir Yves Brillet, La Grande-Bretagne, le Koweit et les Affaires de l’Arabie, Les Clés du Moyen-Orient, 2016.
(40) Ibid., N° C-14, dated Koweit, 30th Mar. 1910. From Capt W.H.I. Shakespear, Political Agent, Koweit, to : The Political Resident in the Persian Gulf, Bushire.
(41) Ibid., To the Political Agent, Koweit , from the British Residency and Consulate General, Baghdad, 9thJuly 1910.
(42) Ibid., From Capt W.H.I.Shakespear, Political Agent, Koweit, to the Political Resident in the Persian Gulf, Bushire, dated Koweit, 9th Mar 1910.

Publié le 18/05/2017


Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.


 


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