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Les manifestations visuelles du pouvoir en Islam entre le Xe et le XVe siècle : l’art islamique, un art princier ?

Par Anne Walpurger
Publié le 26/08/2014 • modifié le 13/05/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

SPAIN, Córdoba : Spain, Andalusia, Cordoba, historical center listed as World Heritage by UNESCO, Mezquita, the Mosque cathedral, the forest of arches and colonnades illustrates the monumentality of the Umayyad Art of Cordoba

RIEGER BERTRAND / HEMIS.FR / AFP

Peut-on véritablement parler « d’art islamique » ? Il s’agit là d’une terminologie extrêmement vague, qui tend à regrouper une civilisation qui s’étend sur quatorze siècles et sur un espace allant de l’Atlantique au Pacifique. Cela vient d’une part d’un certain européocentrisme qui a conduit à faire une telle lecture unificatrice, et d’autre part du fait que l’islam ne sépare pas vraiment monde spirituel et monde temporel, s’imposant dès le départ comme une « religion triomphante, dans la cité comme dans les âmes [1]. » Aussi, l’art islamique est une notion qui recouvre non seulement l’art lié à la religion (mosquées et leur mobilier, objets de dévotions privées), mais également l’ensemble des créations du monde musulman, comme les palais, les caravansérails ou les objets décoratifs : comme le propose Marianne Barrucand, l’art islamique correspond donc davantage à « l’art d’une civilisation où l’islam est la religion dominante [2] ».

On a souvent défini l’art islamique comme un art princier par excellence, du fait notamment de la prédominance des commandes royales et de leur somptuosité. De fait, l’art des cours et de leur entourage est celui que nous connaissons le mieux : le rôle des classes moyennes dans la création artistique reste encore assez obscur ; l’art populaire est également très méconnu. Aussi, affirmer que l’art islamique est un art princier tient davantage à l’état actuel de nos connaissances qu’à la réalité de l’expression artistique dans l’Islam médiéval. Un réajustement des perspectives de recherche pourrait modifier cette image que l’on se donne de l’art islamique.

Cela étant dit, concentrons-nous néanmoins sur la fonction politique que peut occuper l’art islamique. L’architecture est l’un des principaux domaines de cette créativité artistique, et celui qui nous intéressera le plus ici.
Tout d’abord, la vie de la communauté gravite ainsi autour de la mosquée, cet édifice religieux qui sert à la réunion des fidèles le vendredi midi : la mosquée a dès le départ une fonction politique, puisque les prières sont accompagnées d’un prône qui se conclut sur un appel à la bénédiction du souverain régnant ; cet appel impose ainsi une proclamation d’obédience. C’est pourquoi les califes se sont rapidement préoccupés de l’aspect des mosquées, et qu’à l’austérité initiale des édifices a succédé une certaine préciosité avec davantage d’élaborations très recherchées : la mosquée est ainsi devenue un espace essentiel de la manifestation du pouvoir, concentrant sur elle les principaux efforts créateurs des centres de pouvoir. Un détail que l’on retrouve fréquemment dans l’architecture des mosquées tend à rappeler l’utilisation de cet édifice religieux pour la propagande souveraine : il s’agit d’une nef centrale plus large et plus élevée qui mène vers une coupole en dessous de laquelle se tient le chef de la communauté pour diriger la prière. Cette polyvalence fonctionnelle (esthétique, religieuse, politique) est à observer dès les califes abbassides, où la mosquée préfigure déjà les grandes mosquées postérieures, en servant à la fois de lieu de rassemblement des fidèles, de refuge pour les pauvres, de lieu d’enseignement, de stockage, de conseil et de sépulture. La production de ces édifices varie beaucoup selon les régions, étant donné que les traditions locales antéislamiques conservent un poids non négligeable dans l’élaboration de l’architecture religieuse de prestige : « Si le thème de la salle basilicale est dominant du VIIIe au Xe siècle, pendant la période de suzeraineté du Proche-Orient arabe, le thème de la coupole coiffant l’espace devant le mihrab et celui de l’iwan (cette vaste niche béante, une salle entièrement ouverte sur un côté) sont dès la fin du XIe siècle la préoccupation majeure du monde irano-turc ; l’architecture ottomane, dont le centre est l’ancienne Constantinople, aboutira, elle, à un espace unifié sous une immense coupole. Ces types, dont la genèse est clairement localisable, connaissent une diffusion et un rayonnement à travers l’ensemble du monde islamique [3]. »

De manière générale, l’art islamique est profondément influencé par les traditions locales : en ce qui concerne la péninsule ibérique, al-Andalus, la dynastie omeyyade, déchue en Orient mais qui s’impose en Occident en 755, opère une sorte de synthèse entre un legs proche-oriental et les influences ibéro-romaines et wisigothiques. Le meilleur exemple (et le plus prestigieux) de cette architecture omeyyade al-Andalus est la Grande Mosquée de Cordoue. En 952, ‘Abd al-Rahman III, calife depuis 929, fait construire un minaret prestigieux dont la fonction dépasse de loin celle de tour pour l’appel à la prière, et tend surtout à véhiculer un symbole de majesté et de pouvoir politique.

Au-delà du religieux, la propagande souveraine s’étoffe également avec de nouveaux types d’édifices, des constructions charitables comme les ribats [4], zawiyas [5], médersas [6], mausolées, hôpitaux, cuisines des pauvres. On retrouve par exemple de ces vestiges en Tunisie et à Malte, datant des Aghlabides (800-1048).

Lorsque le pouvoir délaisse Médine, où il ne semble pas y avoir eu de palais, et s’installe en Syrie, l’architecture palatiale prend son premier essor : les sources littéraires témoignent de nombreux « châteaux du désert » et de palais de ville, dont l’organisation spatiale nous apprend beaucoup sur la culture et les structures sociales. On connait ainsi, par les évocations littéraires, les palais des Omeyyades (Damas), ou par les vestiges ceux d’Andjar, Jérusalem, Wasit ou Amman. C’est l’époque abbasside qui voit émerger la ville royale, centre et symbole du pouvoir, de la richesse, palais mais aussi ville de par sa dimension et la complexité de sa structure. Il ne s’agit pas pour autant d’une invention des Abbassides, mais d’une récupération d’une tradition urbanistique plus ancienne, antéislamique. L’éclatement de l’empire abbasside au Xe siècle et les bouleversements des siècles suivants conduisent à une nouvelle forme d’architecture, qui laisse davantage de place aux structures de défense : forteresses, acropoles fortifiées, murailles, tours de garde… dont les fonctions n’ont pas toujours été clarifiées (abris pour la population, habitats pour les militaires, centres administratifs d’un pouvoir central éloigné… ?). Toujours est-il qu’à partir du Xe siècle, l’architecture militaire islamique se développe massivement, du fait du contexte de la période ; elle emprunte également à l’architecture militaire occidentale dont elle reçoit de nombreuses influences.

De même que l’architecture militaire prend son essor après le Xe siècle, les bouleversements du monde musulman et les multiplications des centres de pouvoir, qui débouchent sur une multiplication des princes mécènes et des centres créateurs, conduisent à l’émergence d’artisanats de haut niveau qui rivalisent entre eux de prestige. Cette période de bouleversements et de guerres, sur laquelle s’ouvre la période au programme de l’agrégation et du Capes 2015, est donc celle d’une créativité fulgurante et prodigieuse, dont il sera bon de percevoir et de distinguer les originalités propres.

Cette recherche du prestige par l’art est encore à retrouver du côté des sultans mamlouks, dont la basse extraction (avant de devenir sultans, ils étaient des esclaves) conduit toujours à la contestation par les autres communautés et dynasties : c’est pourquoi ils ont mené une politique d’auto-affirmation où l’architecture était un des principaux moyens pour légitimer leur pouvoir. Sous leur influence, Le Caire s’est agrandi et enrichi de nombreux édifices et monuments de prestige, tels que les mosquées, les mausolées, les médersas, les palais, les aqueducs ou les hôpitaux.

Aussi, on le voit, l’art islamique, et en premier lieu l’architecture islamique, est très lié à la problématique du pouvoir et du gouvernement. Certes, l’on pourrait s’étonner de voir qu’une forteresse peut être appréhendée comme un artefact, mais c’est en réalité dû à la conception que se faisaient les maîtres d’œuvre islamiques du décor architectural et de la structure architecturale : il n’y a en effet pas de véritable distinction entre « décor » et « structure », tant ce décor peut être directement placé sur les structures architecturales elles-mêmes plutôt que d’être un simple placage rapporté. Plutôt que des scènes figuratives à des fins didactiques, on trouve des frises épigraphiques car l’écriture est particulièrement valorisée dans l’Islam : les inscriptions que l’on trouve sur les monuments et édifices de l’art islamique ont alors, au-delà d’une fonction religieuse, didactique et esthétique, une fonction éminemment politique puisqu’elles servent la propagande souveraine en inscrivant systématiquement, et en bonne place, le nom et les titres du constructeur de l’édifice. On retrouve de telles inscriptions également sur les œuvres artisanales, objets du mobilier, vaisselles de luxe, armes et armures, qui font partie des cadeaux privilégiés chez les princes et les seigneurs : sur ces objets sont rappelés les noms des commanditaires, et deviennent ainsi des symboles de prestige pour un prince.

Si l’art islamique ne peut pas être uniquement défini comme un art princier, du fait des taches d’ombre qui subsistent encore sur l’activité artistique en dehors des cours aristocratiques, il n’en demeure pas moins qu’il y a de nombreux indices d’une utilisation politique des créations artistiques. L’art islamique forme un ensemble de sources qui permettent de donner à voir le pouvoir et la propagande souveraine, et qu’il est donc très important de mobiliser pour appréhender la problématique du gouvernement en Islam entre le Xe et le XVe siècle.

Bibliographie :
 Marianne Barrucand, « Islam (la civilisation islamique) : l’art et l’architecture », Encyclopaedia Universalis [En ligne], consulté le 20 juillet 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/islam-la-civilisation-islamique-l-art-et-l-architecture/

 Marthe Bernus-Taylor, Les Arts et l’Islam, Réunion des musées nationaux, Paris, 2001.

 Richard Ettinghausen, Oleg Grabar, The Art and Architecture of Islam, 650-1250, Penguin Books, Harmondsworth, 1987.

 Oleg Grabar, L’Ornement : formes et fonctions dans l’art islamique, Flammarion, Paris, 1996.

 Georges Marçais, L’Art musulman, P.U.F., Paris, 1962.

Publié le 26/08/2014


Elève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, diplômée en master d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Anne Walpurger se passionne pour le Proche-Orient et s’occupe de la rubrique de l’agrégation et du Capes 2015 des Clés du Moyen-Orient.


 


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