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« Les islamistes à l’épreuve du pouvoir en Egypte », conférence de Stéphane Lacroix dans le cadre de l’Université Libre de la Méditerranée, lundi 9 juillet 2012 à l’Université Libre de Bruxelles

Par Astrid Colonna Walewski
Publié le 16/07/2012 • modifié le 10/03/2018 • Durée de lecture : 11 minutes

Stéphane Lacroix analyse le retour à un affrontement binaire entre le pouvoir militaire et les Frères musulmans depuis le résultat du premier tour des élections présidentielles en Egypte. Les deux candidats en tête étaient Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, et Ahmed Chafik, commandant de l’armée de l’air et dernier Premier ministre de Moubarak. Ils représentent les deux principaux pôles de pouvoir et d’influence en Egypte depuis presque 60 ans que sont l’armée et les Frères. Ce sont les seules forces à pouvoir s’appuyer sur de vraies structures de mobilisation et réellement mobiliser des réseaux pour les élections. Les Frères s’appuient sur les réseaux de la Confrérie, forts de plusieurs milliers de membres et affiliés. Ils ont face à eux les réseaux de « l’Etat profond » hérités du système Moubarak, qui incluent non seulement l’armée et le Conseil militaire, mais aussi les réseaux économiques liés à l’ancien régime ainsi que les réseaux de l’ex Parti National Démocratique, le parti présidentiel sous Moubarak. Tous se sont unifiés pour soutenir la candidature d’Ahmed Chafik.

Dans cette lutte entre les Frères et l’armée, le Conseil Suprême des Forces Armées a pris dès la mi-juin des décisions visant à limiter par avance les effets d’une victoire de Morsi en limitant les pouvoirs du président de la République. Ainsi, une proclamation constitutionnelle supplémentaire a été adoptée le jour du vote du second tour de la présidentielle, dès qu’il apparaissait que Morsi allait gagner. Peu de temps après, l’armée a créé un Conseil de défense nationale qui s’est octroyé une partie des prérogatives de l’exécutif. L’institution judiciaire est également entrée en jeu, par le biais de la Cour constitutionnelle qui comporte un certain nombre de personnalités liées à l’armée. En déclarant invalides les décisions parlementaires de la fin 2011, la Cour constitutionnelle a mené à une dissolution du Parlement dominé par les Frères, sous prétexte qu’il y avait un vide dans les lois électorales. Stéphane Lacroix compare le jeu des acteurs à une partie de poker, dont le dernier acte est intervenu le 8 juillet 2012, lorsqu’un décret du président Morsi a réinstallé le Parlement qui avait été dissous par l’armée deux semaines auparavant. Les observateurs attendent de voir quelle sera la réaction de l’armée, sachant que la Cour constitutionnelle a déjà déclaré que Morsi n’avait pas le droit de réinstaller le Parlement.

Selon Stéphane Lacroix, les forces politiques autres que l’armée et les Frères ne donnent plus l’impression de compter. Or la révolution de 2011 a surtout été possible grâce à ces forces. Pour comprendre ce paradoxe, Stéphane Lacroix revient sur la période qui précède la révolution.

L’affrontement entre les Frères et l’armée remonte aux années 1950. Au départ en 1952, le coup d’Etat des Officiers libres dirigés par Nasser est soutenu par Frères, mais en 1954 Nasser choisit de se retourner contre eux. Ils furent alors persécutés et exilés. Sadate arrivé au pouvoir en 1970 continua à s’opposer aux Frères, mais d’une manière plus subtile. Il a fait des Frères une opposition tolérée mais qui ne peut parvenir au pouvoir. Cette tolérance a permis aux Frères de continuer à constituer leurs réseaux, devenant une véritable contre-société comptant des milliers de membres et la principale force d’opposition en Egypte, bien qu’elle n’ait pas la possibilité d’accéder au système dirigeant. Moubarak a perfectionné le système en mettant en place un « autoritarisme mis à jour » ou une façade démocratique permettant à l’opposition d’être représentée au Parlement, par exemple aux élections de 2005. Cette ouverture étroitement contrôlée d’une partie du champ politique ne permettait pas aux forces d’opposition de prendre le pouvoir ou d’entrer dans les cercles dirigeants. Il s’agissait d’une technique tout à fait « redoutable » selon Stéphane Lacroix, parce que les Frères, pour résister, n’avaient d’autre choix que de jouer le jeu et de participer à cette « mascarade démocratique », ce qui finalement a contribué à légitimer un système qu’ils étaient sensés combattre. Cette situation convenait parfaitement au pouvoir en place. En effet, il est plus pratique pour un régime autoritaire de faire face à une opposition organisée dont on connaît les chefs avec lesquels on peut négocier en amont, plutôt qu’à une opposition plus ou moins clandestine, informelle, sur laquelle on n’a aucune prise.

Cette technique de contrôle fait que dans les années 2000, les Frères musulmans sont de plus en plus critiqués et discrédités, en particulier auprès de la jeunesse. Les Frères n’apparaissent plus comme une vraie force d’opposition prête à la confrontation avec le régime. Une nouvelle génération politique émerge, éprise de justice sociale et beaucoup moins encline au compromis avec le pouvoir que les Frères. Stéphane Lacroix remarque que ces jeunes ne sont pas forcément une génération séculaire, certains sont profondément pieux, l’Egypte étant un pays largement islamisé. Les jeunes s’organisent à côté des Frères musulmans en créant toute une série de mouvements sociaux avec des structures beaucoup plus souples, en investissant la rue, internet et les réseaux sociaux. Des jeunes Frères musulmans entrent même en dissidence au sein de la Confrérie et essayent de faire entendre une voix différente. Kifaya se crée en 2004 pour s’opposer à la nomination probable de Gamal Moubarak pour prendre la succession de son père. La campagne El Baradei soutient ce candidat contre Hosni Moubarak à l’élection présidentielle. Le mouvement du 6 avril appelle en 2008 à des manifestations au Caire et à la grève générale pour soutenir des grèves ouvrières dans les usines de textile du Delta. L’un des plus connus est le mouvement « nous sommes tous Khaled Saïd » créé en 2010, qui rassemble rapidement des centaines de milliers d’abonnés sur une page Facebook. Toute une mouvance se constitue ainsi en face des Frères.

La fin 2010 est aussi marquée par des élections législatives, les plus frauduleuses du régime Moubarak. Si en 2005 le régime avait ménagé l’opposition en lui offrant 20% des sièges, en 2010 le Parti National Démocratique a tellement de sièges à distribuer à ses propres affiliés qu’il n’y en a plus à donner à l’opposition. Par conséquent, celle-ci n’obtient quasiment aucun siège aux élections de 2010. C’est ainsi que lorsque Ben Ali quitte le pouvoir en Tunisie en janvier 2011, certains de ces mouvements de jeunesse se réunissent pour fixer la date de ce que sera la révolution égyptienne. La date du 25 janvier a donc été fixée en amont.

D’autres composantes se rallient à ces mouvements de jeunesse : les ouvriers, les supporters de football ou ultras, les Frères musulmans et le peuple. L’armée également annonce son ralliement début février 2011, étant depuis longtemps en conflit avec le clan Moubarak. Il y avait en effet au sein des cercles dirigeants une lutte entre deux élites, la vielle élite militaire et la nouvelle élite en train de se constituer autour de Moubarak et de son fils. La révolution est aussi un moyen pour l’armée d’évincer un concurrent économique, puisque les entrepreneurs proches de Moubarak menaçaient l’empire économique de l’armée.

Une phase de transition sous la houlette de l’armée commence après que Moubarak ait abandonné la présidence le 11 février 2011. Différents partis politiques se créent pour participer à cette transition. Les Frères musulmans créent leur parti. Comme la loi interdisant les partis religieux est toujours en vigueur, ils le nomment « parti de la Liberté et de la Justice ». Au début, ce parti devait être plus rassembleur que la Confrérie, mais il se révèle un bras politique de la Confrérie qui n’a aucune autonomie politique. Des partis qui existaient avant la révolution continuent à participer au jeu politique, comme le Wafd, le grand parti nationaliste égyptien. Certaines figures de l’ancien régime créent aussi leurs partis pour défendre leurs intérêts : ce sont « les foulouls », les « restes » de l’armée en déroute qui essayent de se réorganiser en parti politique pour se maintenir en jeu.

A côté de ces forces qui étaient déjà présentes avant la révolution, Stéphane Lacroix note l’apparition de nouvelles options ayant pour but de casser cette logique binaire d’affrontement entre les Frères musulmans et l’armée. Deux options principales émergent concurremment. La première est l’option révolutionnaire, certains jeunes qui ont participé à la révolution créent des partis politiques pour peser dans le jeu institutionnel, ils s’opposent à la fois à l’armée et aux Frères et essayent de construire une troisième voie. Ils prennent des orientations idéologiques différentes, certains partis sont plus libéraux, d’autres plus islamo-compatibles. Stéphane Lacroix attire l’attention sur une des premières scissions importantes que connaissent les Frères musulmans, à la suite de la création du parti du Coran égyptien par des jeunes Frères ayant participé à la révolution dès le 25 janvier et sont sortis de la Confrérie. La deuxième option est celle des salafistes qui entrent en politique. Stéphane Lacroix rappelle que salafistes et Frères musulmans sont les deux grandes familles au sein du fondamentalisme islamique. Dès leur fondation par Hassan al Banna, les Frères s’inscrivent dans une logique politique et vise à la création d’un Etat islamique, alors que les salafistes n’ont pas de dimension politique. Ils forment un mouvement de prédication religieuse qui appelle à purifier le dogme islamique et demande à ses adeptes d’adopter des pratiques sociales ultra conservatrices. Ce mouvement salafiste est ancien en Egypte, le premier groupe nait en 1926, avant la création des Frères musulmans. Il se composait essentiellement d’oulémas, qui publiaient des livres importés d’Arabie saoudite pour les rendre disponibles au public égyptien. Le salafisme est donc au départ une mouvance intellectuelle, il devient un mouvement de masse dans les années 1970 avec l’aide de l’Arabie saoudite qui commence à bénéficier de la rente pétrolière et a les moyens de soutenir les mouvements salafistes à l’étranger. Le premier mouvement salafiste organisé, la Prédication salafiste, apparait à Alexandrie, qui est curieusement devenue une des villes les plus conservatrices d’Egypte aujourd’hui. Ce mouvement salafiste se développe pendant la période Moubarak, parce que les pouvoirs y voient un contre-feu utile contre les Frères musulmans. En effet, l’Etat préfère avoir face à lui des salafistes ultra conservateurs mais qui ne sont pas politiques et qui donc ne menacent pas le pouvoir. Les salafistes ont bénéficiés du soutien plus ou moins discret de la sécurité d’Etat, ce qui leur a permis d’étendre leur emprise à toutes les villes d’Egypte. Puisqu’ils ne font pas de politique, les salafistes ne se rallient pas à la révolution en janvier 2011. Certains disent même qu’il ne faut pas descendre place Tahrir parce que c’est la fitna, et qu’on ne s’oppose au pouvoir en place selon une logique sunnite classique. Ils attendent la chute de Moubarak pour annoncer leur ralliement à la révolution. Une vraie rupture intervient après la révolution, lorsqu’ils comprennent que dans l’Egypte de l’après 11 février 2011, ils doivent eux aussi se doter d’un bras politique s’ils veulent maintenir leur influence. Sept partis salafistes se créent, le principal, « el Nour », est créé par le mouvement salafiste d’Alexandrie. Stéphane Lacroix analyse la construction du discours politique des salafistes qui n’ont pas d’expérience politique. Le fondateur de el Nour, qui a passé des années avant la révolution en Turquie, rapporte des méthodes du parti AKP et du parti islamiste turc, et fait appel à des universitaires pour écrire la plate-forme du parti, ces universitaires n’étant pas forcément des salafistes.

Le résultat des élections législatives de novembre 2011 est une grande surprise, parce que les salafistes réalisent très gros score, et les révolutionnaires un très faible score. Dans ces deux alternatives politiques qui ont émergé après la révolution pour faire pièce à l’affrontement entre les Frères et l’armée, les révolutionnaires en réalité n’ont visiblement pas réussi à se structurer, la coalition qu’ils avaient créée ne rassemblant que 2% des suffrages, alors qu’ils étaient à l’origine de la révolution. Au contraire, les salafistes qui se sont ralliés tardivement à la révolution ont obtenu 28% des suffrages et 24% des sièges. Stéphane Lacroix s’interroge sur ce vote salafiste, étonnant pour un parti qui n’existait pas six mois plus tôt, et pour des gens qui ont rejoint la révolution au dernier moment. Il l’explique d’abord par la sociologie générale des votes islamiques : en novembre 2011, dans une société profondément réislamisée, où la référence islamique est omniprésente, l’idée que l’islam comme religion devait se traduire dans un vote pour l’islam politique était dominante. Egalement, les islamistes étant perçus comme la principale force d’opposition sous Moubarak, certains voient les salafistes comme la seule alternative possible.

Mais pourquoi voter pour les salafistes et non pour Frères musulmans ? Stéphane Lacroix se penche sur les techniques utilisées par les salafistes pour expliquer leur succès. Dès la création du parti, la logique des salafistes est axée sur une lutte contre les Frères musulmans, désignés comme les ennemis à qui il faut prendre les voix dans un jeu à somme nulle. Les salafistes expliquent dans leur campagne que les Frères musulmans ne sont pas un vrai parti antisystème, s’appuyant sur des documents discutant du nombre de sièges à réserver aux Frères musulmans, prouvant leur compromission avec le pouvoir. Les salafistes se présentent comme des acteurs politiques neufs qui ne se sont pas compromis avec le pouvoir. Ils nomment des porte-paroles très jeunes, qui sont des acteurs politiques nouveaux et qui représentent cette nouveauté du salafisme, alors que les porte-paroles des Frères musulmans sont tous des anciens de la Confrérie. Ils jouent également sur une rhétorique de classe, présentant les Frères comme des bourgeois, et se disant eux-mêmes issus des classes populaires, pour s’attirer le soutien des classes populaires.

Le même schéma se retrouve pour les élections présidentielles. D’un côté le candidat des Frères, Mohammed Morsi, d‘un autre côté un candidat lié à l’ancien régime, Ahmed Chafiq, et même Amr Moussa qui est un « semi-ancien régime », ancien ministre des Affaires étrangères de Moubarak puis chef de la Ligue arabe. A côté de ce deux options, le camp révolutionnaire tente de présenter une alternative qui s’incarne dans deux personnages : l’islamiste libéral Aboul Fotouh, un ancien Frère sorti de la Confrérie après la révolution mais depuis longtemps en désaccord avec elle, et le nassérien de gauche Sabbahi qui était dans un parti d’opposition bien avant la révolution. De manière inattendue, les salafistes rejoignent Aboul Fotouh, ce qu’ils expliquent comme un choix politique. Même s’ils ne sont pas d’accord avec lui religieusement, ils cherchent à choisir le meilleur candidat pour la période de transition. Les salafistes craignent que l’élection d’un Frère à la présidence permette à ces derniers de traduire leur contrôle sur leur champ politique en une hégémonie sur le champ islamique, qui limiterait les possibilités de prédication salafiste. Selon Stéphane Lacroix, le discours des salafistes est presque sécularisé, puisque contrairement à celui des Frères, il distingue discours politique et discours religieux. Les deux candidats révolutionnaires ont échoué, tout d’abord parce que les voix se sont dispersées entre deux candidats, ensuite parce que les salafistes n’ont pas pu réellement apporter des voix à Fotouh. Stéphane Lacroix explique qu’il n’y a pas vraiment de base salafiste, qu’il y a eu un vote d’opportunité salafiste et non un vote de conviction. Stéphane Lacroix parle d’un « moment salafiste » dont on peut se demander s’il va perdurer.

Pour conclure, Stéphane Lacroix explique le retour à cet affrontement binaire entre Frères et armée par l’échec des deux alternatives, révolutionnaire et salafiste, qui n’ont pas réussi à se transformer en une force institutionnelle. Stéphane Lacroix se demande si l’on est revenu à cette logique qui a dominé l’Egypte depuis 60 ans. En cela, la manière dont les Frères vont gouverner et les décisions qu’ils vont prendre dans les prochains mois seront révélatrices. Leur comportement des derniers mois, leur campagne présidentielle très conservatrice et leur refus de s’ouvrir à d’autres forces politiques laissent penser que les Frères auront des difficultés à sortir de cette logique d’affrontement binaire avec l’armée. Cependant, ils ont conscience qu’ils comptent moins qu’avant : leur score entre les présidentielles et les législatives a été divisé par deux parce qu’entre-temps ils ont été au pouvoir et ont pu montrer ce qu’ils avaient l’intention de faire. Ainsi, ils se sont aliénés de nombreuses personnes en donnant l’impression de faire cavalier seul, notamment en cherchant à s’imposer de manière hégémonique sur la rédaction de la constitution. De plus, ils ont présenté un candidat présidentiel alors qu’ils avaient promis de ne pas le faire. Pendant cette période entre les législatives et les présidentielles, ils ont négocié également en sous-main avec l’armée, ce qui met en évidence qu’ils ne sont pas une force révolutionnaire, mais qu’ils restent une force de compromis. Pour toutes ces raisons, ils ont perdu une partie de leur popularité, c’est pourquoi ils chercheront probablement à élargir leur base de soutien, comme le laissent penser les dernières déclarations de Mohamed Morsi, qui depuis son élection a fait des promesses d’ouverture. Les prochains mois seront donc déterminants pour l‘avenir de l’Egypte.

Publié le 16/07/2012


Après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’université Paris IV Sorbonne, Astrid Colonna Walewski étudie actuellement à l’Université Catholique de Louvain en Master de Relations Internationales. Elle suit des cours de spécialité sur le monde arabe et écrit un mémoire sur la révolution égyptienne.


 


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