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Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (2/3)

Par Hélène Rolet, Pierre Emmery
Publié le 19/10/2016 • modifié le 15/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Dans une rue de Tripoli, Liban. 2015

Crédits photos : Pierre Emmery

Lire également :
 Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (1/3)
 Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (3/3)

Les effets des inégalités au Moyen-Orient

La mise en évidence de déterminants structurants en matière d’inégalités au Moyen-Orient, tout comme le poids des facteurs extérieurs dans le creusement de ces inégalités, nous invitent à nous pencher sur la question des conséquences de ces inégalités dans la région. Le creusement des inégalités semble accroître la pauvreté, ce qui a des impacts négatifs sur la croissance et le développement, ces derniers ayant eux-mêmes des conséquences sur la compétitivité de la région. Par ailleurs, nous nous intéresserons à la place des femmes et au rôle qu’elles peuvent jouer dans le développement d’une société. Enfin, l’étude de la persistance des inégalités nous amènera à nous pencher sur la question de l’émergence et de l’affirmation du « secteur informel ».

a. Les effets des inégalités sur le développement et la croissance dans les pays du Moyen-Orient

Selon l’OCDE, « les inégalités pèsent sur la croissance économique » (1). Ainsi, les études de l’organisation démontrent que la croissance économique est davantage stimulée « dans les pays où les inégalités de revenus diminuent que dans ceux où les inégalités de revenus augmentent » (2). Comme l’affirme Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE, « ce sont les pays qui œuvrent à l’égalité des chances dès le plus jeune âge qui parviendront à relever le défi de la croissance et de la prospérité » (3). En outre, « les inégalités agissent principalement sur la croissance en limitant les possibilités d’instruction des enfants issus de milieux socioéconomiques modestes, ainsi que la mobilité sociale et le développement des compétences » (4). Dit autrement, les inégalités contribuent à maintenir certains pays avec un seuil de pauvreté élevé et freinent le développement en général.

Or, la question des inégalités est cruciale puisqu’elle est intimement liée aux ambitions fixées par les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) (5), un plan visant à éliminer toutes les formes de pauvreté dans le monde. Ainsi, alors que l’ensemble des régions du monde a vu l’extrême pauvreté diminuer au cours des 30 dernières années, le Moyen-Orient présente des retards dus en partie à l’implication des inégalités dans cette aire géographique.

L’existence d’une incidence négative des inégalités de revenu sur la croissance à moyen terme pose inévitablement la question des « conséquences potentielles pour nos sociétés et nos économies » (6). C’est dans ce sens que s’attaquer au problème de l’inégalité s’avère essentiel, d’autant qu’elle « retarde le développement en général, ralentissant la croissance économique, causant des problèmes dans le domaine social et de la santé, notamment de mauvais résultats scolaires, aggravant la pauvreté, le chômage et les inégalités sociales, en particulier chez les enfants, et provoquant une instabilité et des conflits sociaux et politiques (…) » (7), selon John Anyanwu et Mthuli Ncube.

Malgré un taux de pauvreté monétaire figurant comme l’un des plus bas au monde, force est de constater les grandes disparités de revenus entre les pays de la région Moyen-Orient. À titre d’exemple, si le Qatar dispose du PIB/habitant le plus élevé (96.000 US$ constants/habitants en 2014), le Yémen a le PIB/habitant le plus faible au monde (1400US$ constants en 2015). De même, l’Iran, pourtant considéré comme un des poids lourds de la région, n’affiche qu’un PIB/habitant de 5400US$ en 2015, quand l’Arabie saoudite dispose d’un PIB 4 fois plus important, et ce malgré la chute du cours du baril. Pourtant, au niveau global, le Moyen-Orient demeure en bonne position comparé aux pays d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du Sud-Est (où le PIB/habitant moyen est compris dans une fourchette entre 1000 et 2500 US$ constant par habitant, exception faite de Singapour) (8). Ce sont alors les disparités internes, au sein de l’espace géographique moyen-oriental, qui ont tendance à rappeler les fortes inégalités qui persistent. Pour exemple, le taux d’inégalité de revenu dans la région Moyen-Orient est de 38%, quand ce même indice est de 33% en Europe et de 58% en Amérique Latine (9).

À cet égard, la différence de dotation en ressources naturelles et démographiques cause des variations considérables en matière de PIB. Les pétromonarchies du Golfe sont ainsi en tête en termes de PIB/habitant, une position expliquée par l’importance des revenus tirés de l’exploitation des hydrocarbures. Néanmoins, il s’agit également, de manière générale, des pays qui renferment le plus d’inégalités de revenus, ce qui a un impact sur le dynamisme de leur croissance.

Pays PIB/Habitant (US $ courants, 2014) Inégalités de revenus
(coefficient de GINI)
% des activités extractives dans le PIB
Arabie saoudite 24 406,5 - 55
Bahreïn 24 855,2 - 37
Egypte 3 365,7 0,344 33
Emirats arabes unis 43 962,7 - 47
Iran 5 442,9 0,374 37
Irak 6 420,1 0,295 89
Israël 37 206,2 0,376 13,7
Jordanie 5 422,6 0,374 20
Koweït 43 593,7 - 56
Liban 10 057,9 - 12
Oman 19 309,6 - 53
Palestine - - 13
Qatar 96 732,4 - 71
Syrie 2079 (2007) 0,357 (2004) 27
Turquie 10 515 0,402 26
Yémen 1 408,1 (2013) - 38

PIB/Hab, inégalités de revenus et part des activités extractives dans l’économie (données : Banque mondiale, OCDE, Banque africaine de développement)

Au-delà des inégalités de revenu, d’autres formes d’inégalités ont inévitablement des effets sur le développement et la croissance dans les pays du Moyen-Orient. C’est le cas pour les indicateurs liés à l’éducation, à la santé, au genre dans l’éducation ou sur le marché du travail. Là encore, si on peut dire que le Moyen-Orient s’en sort globalement sur le plan international, de très nettes disparités sont à relever sur le plan régional et national.

Par ailleurs, dans un contexte mondialisé, la question de la compétitivité s’impose dans le débat sur les inégalités, ces dernières ayant tendance à réduire la compétitivité d’un pays donné. C’est à tout le moins ce que suggère un rapport d’information annuel de la Banque mondiale sur le Moyen-Orient, intitulé en 2016 Economic and social inclusion to prevent violent extremism (10). Selon celui-ci, la concentration des activités économiques dans certaines zones géographiques constitue un facteur puissant de croissance et de compétitivité. Dans les pays du Moyen-Orient qui disposent d’une main-d’œuvre jeune et nombreuse, il est donc indispensable de surmonter les désavantages historiques et d’améliorer les liaisons entre les régions les plus riches et les zones économiquement défavorisées pour réduire les inégalités et donc entamer la croissance économique.

Finalement, l’impact des inégalités sur le développement et la croissance économique est réel, et les pétromonarchies en sont sans doute le meilleur exemple. Corriger ces différences doit donc être une priorité pour ne pas laisser place à davantage d’inégalités.

b. La question des femmes

Les inégalités dans les pays du Moyen-Orient ont tendance à en générer de nouvelles. Plus particulièrement, la question relative aux inégalités entre hommes et femmes est latente dans les pays du Moyen-Orient, résultant de « « rapports sociaux de sexe » inégalitaires, c’est-à-dire des rôles assignés aux hommes et aux femmes par la société, et non par leur « nature biologique » » (11). Ainsi, dans certains pays du Moyen-Orient, sociétés majoritairement patriarcales, les femmes sont considérées comme « « des mineures juridiques », ne bénéficiant pas des mêmes droits et subissant des discriminations liées aux coutumes et aux traditions, parfois renforcées par le rôle des institutions et politiques » (12), comme c’est le cas en Arabie saoudite, par exemple.

Ces inégalités ont des répercussions sur les situations économiques, en termes de développement en particulier : puisque les femmes sont davantage susceptibles d’investir une large proportion de leur revenu dans l’éducation de leurs enfants, elles contribuent au développement du pays via la scolarisation des mineurs. Mais étant donné qu’elles disposent d’un revenu inférieur aux hommes, le développement national est directement menacé. De plus, ces inégalités en termes de taux d’activité restreignent inévitablement le réservoir de talents sur le marché du travail. Les femmes sont, à cet égard, discriminées en matière d’accès à l’enseignement et sont davantage touchées par le chômage : en effet, si le taux d’alphabétisation a globalement augmenté au Moyen-Orient, et si le taux de scolarité est de l’ordre de 98%, il n’en demeure pas moins que l’alphabétisation des femmes est toujours 20% plus faible que celui des hommes. De la même manière, le taux d’alphabétisation et de scolarisation pour les femmes issues des milieux ruraux peut être jusqu’à 30% plus bas que celui des femmes vivant en milieu urbain (13). Une atténuation des inégalités hommes-femmes sur le plan économique irait par conséquent dans le sens d’une réduction des inégalités globales et contribuerait à apaiser le contexte socio-économique, tout en ayant des effets bénéfiques au niveau macroéconomique.

c. Le secteur informel, puits d’inégalités dans un monde inégalitaire

Concernant le secteur informel, il s’agit d’un terme utilisé pour la première fois par l’Organisation Internationale du Travail en 1972, visant à définir le travail non-reconnu, non protégé et non régulé. On le désigne aussi sous le terme de marché noir. Considéré, lorsqu’il fut identifié en 1972 en Afrique subsaharienne, comme un phénomène temporaire qui se résorberait mécaniquement avec le développement économique, il apparaît cependant que le secteur se développe de manière exponentielle et parallèle à l’économie dite « classique » - grignotant ainsi sur le secteur formel pour constituer une véritable « économie informelle », c’est-à-dire un ensemble de relations entre individus, un système cohérent au centre duquel la relation de travail constitue le cœur des inégalités. De fait, en 2000, c’est près d’un tiers de la force de travail des pays de la zone élargie Moyen-Orient Afrique du Nord qui entre dans l’économie informelle ; en 2012, ce sont 40% des Egyptiens actifs qui allouent leur force de travail à l’économie informelle ; en 2015 on estime que la région dans sa globalité est touchée à hauteur de 45% par l’économie informelle. Un chiffre appelé à grimper selon les observateurs (14).

L’importance de l’économie informelle, conjuguée à la persistance de grandes disparités géographiques dans les performances économiques, est un facteur particulièrement important d’inégalité des revenus dans toutes les économies émergentes, et particulièrement dans les économies moyenne-orientales. L’économie informelle et les disparités géographiques sont étroitement liées à d’autres facteurs d’inégalité, comme le sexe, les différences ethniques, etc. Ainsi, l’économie informelle constitue un puits d’inégalités dans un monde déjà inégalitaire. Le secteur informel se développe à l’aune de la pauvreté (15). Il s’agit par ailleurs du témoignage d’une défiance grandissante par rapport à une économie formelle qui ne présente pas forcément d’avantages au regard de l’économie informelle : la complexité bureaucratique, le haut degré de corruption dans les administrations moyenne-orientales poussent l’entreprenariat à se développer à l’abri de pouvoirs publics perçus comme sclérosants, et surtout non-rétributifs : en effet, la lacune des services publics, comme notamment en Égypte ou au Liban, l’absence ou la faiblesse de politiques de protections sociales expose la crise des États moyen-orientaux et la défiance vis-à-vis des canaux de formalité de la part des citoyens et des travailleurs (16).

Aussi, il s’avère que les inégalités hommes/femmes sont d’autant plus prégnantes que les femmes sont, dans des sociétés plus conservatrices où leur place dans la sphère domestique est plus importante, davantage exclues d’un marché du travail officiel. De fait, l’activité féminine demeure précaire, prend la forme d’une main d’œuvre occasionnelle qui circule entre formalité et informalité (17).

Par ailleurs, les relations de travail étant basées sur des formes d’emplois non contractualisés qui ne présentent donc aucune forme de garanties contre le risque, précarisent d’autant plus les travailleurs. Dans des contextes où le chômage n’est pas indemnisé, ni les accidents du travail compensés, la pauvreté devient donc une généralité, creusant le fossé des inégalités, et polarisant plus encore des facteurs de différence érigés eux-mêmes en inégalités.

Notes :
(1) « Les inégalités pèsent sur la croissance économique, selon l’OCDE ». OCDE [En ligne]. 2014, 9 décembre, disponible à l’adresse : http://www.oecd.org/fr/presse/les-inegalites-pesent-sur-la-croissance-economique.htm
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Voir à ce propos le site suivant : http://www.un.org/fr/millenniumgoals/
(6) « Les inégalités de revenu pèsent-elles sur la croissance économique ? ». Focus Inégalités et croissance, OCDE, Décembre 2014.
(7) ANYANWU, John C., NCUBE, Mthuli. « L’inégalité et les révolutions du printemps arabe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ». Africa Economic Brief, Banque africaine de développement, n° 7 (Vol. 3), Juillet 2012.
(8) Données : Banque mondiale.
(9) Ibid.
(10) Devarajan, Shantayanan & al., Inclusion économique et sociale pour la prévention de l’extrémisme violent. Middle East and North Africa (MENA) Economic Monitor. Washington, D.C. : World Bank Group, 2016. 
(11) « Idées reçues et enjeux sur le genre ». Question de développement, Synthèses des études et recherches de l’AFD, Mai 2014.
(12) Ibid.
(13) Robert Cross, « Improving Education level for women in the Middle-East », The Borgen Project, 9 septembre 2015.
(14) SAIF, Ibrahim. « The Bloated Informal Economies in Arab Countries », Carnegie Middle East Center, 12 février 2013.
(15) Decente work and the Informal Economy, International Labour Office, 2010, http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/@ed_emp/@emp_policy/documents/publication/wcms_210442.pdf
(16) Collectif, Social Protection in the Arab World : the Crisis of the State Exposed, 2014. Disponible à l’adresse : http://www.annd.org/data/item/cd/aw2014/#english
(17) ALAMI, Rajaa Mejjati. « Les inégalités entre hommes dans le secteur informel », Economia.ma [En ligne], 2013, HEM Business School, disponible à l’adresse : http://economia.ma/content/les-inégalités-entre-hommes-et-femmes-dans-le-secteur-informel

Publié le 19/10/2016


Pierre Emmery est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble en sciences politiques et en relations internationales, et prépare actuellement un diplôme à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Travaillant au Ministère de la Défense, au sein du CDEF, il réalise actuellement un rapport sur les enjeux du changement climatique dans le rôle des forces armées.
Il a séjourné à Istanbul (Turquie) et à Beyrouth (Liban), et a travaillé au sein de journaux, d’un centre de recherche et d’une organisation non-gouvernementale. Il s’est plus particulièrement intéressé aux questions relatives aux minorités ethniques et religieuses, aux formes de politisation de la jeunesse, et à l’impact socio-économique de la mondialisation dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.


Hélène Rolet est diplômée de Sciences Po Aix et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en Relations internationales.
Actuellement chargée d’études au Bureau des Activités internationales à l’IHEDN et membre du comité directeur de l’association de jeunes qui y est rattachée, l’ANAJ-IHEDN, elle s’intéresse particulièrement aux questions géopolitiques liées à l’Afrique, plus précisément au Sahel, et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux questions de Sécurité et de Défense.


 


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