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Dans une série de trois articles, Pierre Emmery et Hélène Rolet se proposent de décrypter les inégalités au Moyen-Orient, par une approche socio-économique. En effet, les écarts de richesses et d’opportunités entre les différents pays de la zone peuvent participer aux déséquilibres politiques, géopolitiques et sociaux qui marquent cet espace depuis des décennies, et qui ont abouti à des mouvements de révoltes populaires majeurs au tournant de la première décennie du XXIè siècle.
Les révoltes arabes de 2010-2011 sont souvent présentées comme l’éruption d’une conscience politique d’une jeunesse trop longtemps désabusée face à des pouvoirs autoritaires. Mais d’autres paramètres peuvent-ils être évoqués ?
Si certains mouvements ont éclos ces dernières années dans la région (la Révolution verte en Iran, ou plus récemment, le mouvement Gezi en Turquie), c’est surtout l’appel à la dignité qui fut le message le plus relayé à travers le monde : l’immolation du tunisien Mohammed Bouazizi sonna ainsi comme le cri de désespoir d’un peuple oublié par ses gouvernants. Les manifestants réclamaient en effet que le modèle social par lequel les régimes autoritaires de la région gouvernaient leur pays soit effacé au profit d’un véritable développement, fondé sur un modèle plus égalitaire et surtout plus juste. Comment alors, envisager la question de ces inégalités, aujourd’hui, en 2016, face à un Moyen-Orient morcelé par plusieurs tendances politiques, plusieurs aspirations sociales, et par ailleurs en proie à différents conflits, notamment au Yémen, en Syrie, en Irak et au Sud-Est de la Turquie ?
Le « Moyen-Orient », expression d’origine anglo-saxonne qui revêt une réalité géopolitique multiple, est une vaste entité aux frontières floues et évolutives. Nous définirons ici ce vaste espace régional par ses différentes composantes : il comprend ainsi une partie du monde dit « arabe » selon des critères historico-culturels, auquel s’ajoutent la Turquie et l’Iran, deux « poids lourds » aux côtés de l’Arabie saoudite. Il se divise en trois zones auxquelles se rattachent des modes de gouvernance spécifiques : les États du Machrek ou Grand Levant (Égypte, Jordanie, Irak, Liban, Syrie, Palestine, Israël), les pétromonarchies du Golfe (Bahreïn, Arabie saoudite, Qatar, Emirats arabes unis, Oman, Koweït) et la Turquie et l’Iran. S’ajoute le Yémen, pays situé à la pointe sud-est de la péninsule arabique et qui se démarque par son sous-développement latent.
Ce zonage, généralement admis, permet de souligner que cette région n’a rien d’un bloc uni. La région est à majorité musulmane sunnite, et comprend aussi des populations chiites en Iran (85-90%), en Irak, en Syrie et au Liban. À ce paysage hétérogène, s’ajoutent des minorités internes issues du christianisme, du judaïsme et de religions plus anciennes telles que le yézidisme ou le zoroatrisme (et la liste n’est pas exhaustive). Ces différences religieuses qualifient notamment certaines formes d’inégalités, mais ne permettent en aucun cas de comprendre et d’analyser leurs natures et leurs raisons.
En nous proposant de nous intéresser aux inégalités au Moyen-Orient, il nous faut nous interroger sur le sens de cette notion. Qu’est-ce que l’inégalité ? Pour le moins complexe, cette notion navigue entre sentiment diffus, perception politique et indicateurs objectifs. Nous chercherons donc à en avoir une idée large : les inégalités sont des objets politiques et c’est notamment en cherchant à les comprendre que nous pourrons en cerner la réalité.
Nous tâcherons, dans ce cycle concernant les inégalités au Moyen-Orient, d’entendre en quoi les modèles socio-économiques des pays au Moyen-Orient conditionnent les inégalités structurelles.
Selon Mathieu Guidère, géographe spécialiste du monde arabe, au sein du Moyen-Orient, les dirigeants des pays arabes ont, « pendant des décennies, tenté l’expérience du développement matériel sans se soucier vraiment du développement humain (1) ». De fait, les pays accusent une forte disparité en terme d’IDH, témoin des différents types de développement qui ont été choisis, soulignant à nouveau l’hétérogénéité de la région. Parmi les pays en grand retard, respectivement l’Égypte au 113e rang de l’IDH mondial, les Territoires palestiniens au 114e, la Syrie au 119e, l’Irak au 152e et enfin, le Yémen au 154e, retiennent tout particulièrement notre attention. Si l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats ont des IDH « honorables », il est cependant important de souligner que leur développement repose sur une main d’œuvre immigrée et bon marché, ne rentrant pas dans les calculs des IDH nationaux. De facto, leur développement fort, qui assure aux résidents nationaux un niveau de vie élevé, repose sur une véritable politique de non-intégration, comme la nomme la chercheuse Claire Beaugrand (2).
Pour ce qui est de l’inégalité hommes/femmes, il s’agit d’une constante dans la région, résultante de pratiques historiques, politiques et sociales. Ainsi, quatre pays du Moyen-Orient font partie des 15 pays interdisant encore aux femmes de travailler sans l’accord de leur wali, tuteur légal (Syrie, Iran, Jordanie, Arabie saoudite) (3).
En dehors des indicateurs sociaux, d’autres inégalités, moins intuitives, persistent. L’accès à l’énergie accuse des écarts considérables entre les pays de la zone. Ainsi, si le taux d’accès à l’énergie dans l’ensemble de la zone frôle les 100%, le Yémen n’en est qu’à 48% de population ayant un accès régulier à l’électricité. Enfin, l’on relève des écarts de richesses notables : a titre d’exemple, en 2015, le PIB/habitant aux Émirats arabes unis était de 40 438 $ (US$ constants) et en Égypte de 3 614 $ (US$ constants) (4).
En plus de durer, les inégalités se sont accrues depuis la crise économique et financière de 2008, la pauvreté relative grimpant en flèche, notamment en Égypte, comme le souligne l’historien Pierre Vermeren : « Les événements [des printemps arabes] ont braqué les projecteurs sur le phénomène des diplômés chômeurs. Il y a pourtant trente ans que cette catégorie sociale manifeste et crie sa souffrance (…), [où] des centaines de milliers de jeunes hommes et femmes, souvent très diplômés, sont dans l’impossibilité d’accéder à l’emploi. Aux prises avec des économies de main-d’œuvre sous-qualifiée, des administrations saturées et des appareils de formation déficients, les diplômés chômeurs animent la chronique des souffrances sociales. Le phénomène est aigu [dans une grande partie de la région], mais [les régimes] n’en ont jamais pris la mesure, car cela aurait dévoilé les limites de leur politique (5) ».
En effet, dès le lendemain des révoltes arabes, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) avertit que « le chômage des jeunes dans le monde arabe est une cause majeure de révolte », et que cela concerne aussi bien les diplômés que les moins qualifiés. Du fait de la logique de domination expliquée plus haut, ces derniers se retrouvent à sombrer dans la pauvreté en raison de l’inexistence de régimes de chômage et de retraite (6), ce qui a pour conséquence une frustration et un mécontentement avérés. Avant les soulèvements, le chômage des jeunes, qui représentent près de 60% des populations des pays du Moyen-Orient (7), touchait près de 25% des jeunes dans les pays arabes (8). Dans cette situation, les femmes diplômées sont les plus touchées.
En Égypte, un cas très concret de l’augmentation et de l’impact de la pauvreté relative s’évalue par l’augmentation critique des cours du blé en 2010-2011. Cette année-là, la Chine est frappée par une sécheresse inattendue : la production de blé chuta lourdement, imposant au gouvernement chinois d’acheter du blé en masse sur le marché international (9). Les prix des matières premières s’envolèrent, passant de 157$ en juin 2010, à 326$ en février 2011. L’Égypte, premier importateur mondial de blé, connut alors un doublement du prix du pain, ce qui eut pour effet de nourrir le ressentiment contre le pouvoir d’Hosni Moubarak… participant ainsi à sa chute (10).
Ainsi, le Moyen-Orient est-il une région caractérisée par des déterminants structurants en matière d’inégalités, mais aussi à des facteurs extérieurs, comme on vient de le voir, marquant donc une forte porosité de la région aux soubresauts internationaux en matière économique.
La multiplication et le creusement des inégalités produisent un cercle vicieux aux effets collatéraux sur la stabilité sociale et sécuritaire des pays du Moyen-Orient.
Lire les parties suivantes :
Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (2/3)
Les inégalités au Moyen-Orient. Réalités et perspectives (3/3)
Notes :
(1) GUIDÈRE, Mathieu, Atlas des pays arabes, un monde en effervescence. 3e éd., Autrement, 2012, p. 84.
(2) BEAUGRAND, Claire. « Politiques de non-intégration dans les monarchies du Golfe. Discuter les raisons de leur pérennité ». In Transcontinentales, Dossier « Des migrations aux circulations internationales », n°8/9, 2010, disponible à l’adresse : http://transcontinentales.revues.org/793
(3) NIAKATE, Haby. « Inégalités : quinze pays interdisent encore aux femmes de travailler sans l’accord de leur mari ». Jeune Afrique [En ligne], 2013, 6 octobre, disponible à l’adresse : http://www.jeuneafrique.com/135992/societe/in-galit-s-quinze-pays-interdisent-encore-aux-femmes-de-travailler-sans-l-accord-de-leur-mari/
(4) Données : Banque mondiale 2015. Un Emirati gagne donc 11,5 fois plus qu’un Egyptien (et presque 30 fois plus qu’un Yéménite : le PIB/Hab Yémen (2015) est de 1408 (US$ constants).
(5) VERMEREN, Pierre. « Les dynamiques à l’œuvre dans le Maghreb ». In Questions internationales, "Printemps arabes et démocratie", n°53, La Documentation Française, Janvier-Février 2002.
(6) Collectif, « Le chômage des jeunes dans le monde arabe est une cause majeure de révolte », Organisation Internationale du Travail, 2011, 5 avril, disponible à l’adresse : http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/features/WCMS_154079/lang--fr/index.htm
(7) "La part de la population âgée de moins de 30 ans a dépassé les 60% et la population en âge de travailler connaît une hausse constante, atteignant 70%" selon le Département des affaires économiques et sociales des Nations unies (2011).
(8) Sur l’ensemble des pays suivants en 2009 : Algérie, Égypte, Maroc, Jordanie, Liban, Libye, Maroc Palestine, Tunisie.
(9) STERNBERG, Troy. « Chinese Drought, Wheat, and the Egyptian Uprising : How a Localized Hazard Became Globalized », in Fransesco Femia & Caitlin E. Werrel (dir.), Climate change and the Arab Spring. A Climate and Security Correlations Series, Center for American Progress, Washington, February 2013, p. 7-9.
(10) SINAÏ, Agnès. « Aux origines climatiques des conflits ». Le Monde diplomatique [En ligne], 2015, août, disponible à l’adresse : http://www.monde-diplomatique.fr/2015/08/SINAI/53507
Pierre Emmery
Pierre Emmery est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble en sciences politiques et en relations internationales, et prépare actuellement un diplôme à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Travaillant au Ministère de la Défense, au sein du CDEF, il réalise actuellement un rapport sur les enjeux du changement climatique dans le rôle des forces armées.
Il a séjourné à Istanbul (Turquie) et à Beyrouth (Liban), et a travaillé au sein de journaux, d’un centre de recherche et d’une organisation non-gouvernementale. Il s’est plus particulièrement intéressé aux questions relatives aux minorités ethniques et religieuses, aux formes de politisation de la jeunesse, et à l’impact socio-économique de la mondialisation dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.
Hélène Rolet
Hélène Rolet est diplômée de Sciences Po Aix et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en Relations internationales.
Actuellement chargée d’études au Bureau des Activités internationales à l’IHEDN et membre du comité directeur de l’association de jeunes qui y est rattachée, l’ANAJ-IHEDN, elle s’intéresse particulièrement aux questions géopolitiques liées à l’Afrique, plus précisément au Sahel, et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux questions de Sécurité et de Défense.
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