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Les hydrocarbures en Syrie à l’aune du changement de régime (1/2). Une manne financière incontournable malmenée par treize ans de guerre

Par Emile Bouvier
Publié le 21/02/2025 • modifié le 28/02/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

En effet, alors que les ventes d’hydrocarbures représentaient près d’un quart des revenus de l’Etat syrien avant le déclenchement de la guerre civile en 2011 [2], les nouvelles autorités syriennes font face à un besoin impérieux de redresser les finances du pays, dont la société et l’économie ont été profondément meurtries par la guerre et l’instabilité politique. Dans ce contexte, la remise en route de l’industrie pétrolière et gazière apparaît comme l’un des prérequis du retour à la normale souhaitée par le gouvernement syrien. Cette perspective semble toutefois compromise pour le moment en raison du contrôle d’une large part des champs d’hydrocarbures par les Forces démocratiques syriennes (FDS) et les troupes américaines stationnées dans l’est du pays, malgré les protestations des nouvelles autorités syriennes [3]. La question de la reprise totale de contrôle de ces installations par Damas sous-entend, dès lors, la question de la réunification du territoire syrien, une autre problématique épineuse pour le gouvernement intérimaire de Mohammed al-Bachir.

La question de l’avenir du pétrole et du gaz naturel en Syrie à l’aune du changement de régime ne s’arrête pas, toutefois, à leur seule extraction : des puissances régionales se positionnent d’ores et déjà afin de s’imposer comme partenaires privilégiés de Damas dans le développement du secteur des hydrocarbures par, notamment, la remise au goût du jour de divers projets de gazoducs et oléoducs traversant la Syrie et dont la conception avait été suspendue à cause de l’insécurité dans le pays. Ces nouvelles perspectives de pipelines ne sont pas, elles aussi, sans provoquer de potentielles tensions géopolitiques.

Dans une première partie, cet article dressera l’état des lieux de l’industrie énergétique syrienne, en rappelant ses niveaux d’avant-guerre et ceux d’aujourd’hui, et en détaillant l’impact de divers acteurs extra-syriens sur ces derniers. Dans une seconde partie, un exposé des perspectives pour le secteur des hydrocarbures syriens sera fait, notamment les nouvelles opportunités ouvertes par le changement de régime, les divers projets de pipelines ou encore les options s’offrant au régime pour reprendre le contrôle total des infrastructures pétrolières et gazières.

Première partie : une manne financière incontournable malmenée par treize ans de guerre

Si la Syrie ne s’impose pas comme un poids-lourd énergétique semblable à plusieurs de ses voisins, la part des hydrocarbures dans les revenus de l’Etat syrien est incontournable (première sous-partie). Le retour à la normale de l’industrie énergétique syrienne est actuellement obéré par la présence de diverses factions armées dans de vastes pans des territoires syriens riches en hydrocarbures (deuxième sous-partie), de même que par les dommages causés par treize années de conflit (troisième sous-partie). Les sanctions internationales, levées récemment - et certaines temporairement -, se sont avérées elles aussi un handicap majeur pour cette industrie ces dernières années (quatrième sous-partie).

1. Réserves et capacités pétrolières et gazières de la Syrie

Le pétrole et le gaz représentent un potentiel financier considérable pour l’Etat syrien. Si les sols du pays ne recèlent pas de réserves considérables, leur part dans le PIB elle, l’est : outre 8.50 trillions de mètres cubes de réserves prouvées de gaz naturel [4], la Syrie compte également des réserves pétrolières estimées à 2,5 milliards de barils [5]. En 2010, avant que la guerre civile n’éclate, l’exploitation des hydrocarbures avait rapporté 3,2 milliards de dollars à la Syrie (soit 25,1% des revenus étatiques [6] cette année là), l’équivalent du PIB annuel de la République centrafricaine ou de Djibouti par exemple [7].

La majorité des réserves pétrolières de la Syrie sont situées dans les régions de l’est et du nord-est, en particulier dans les provinces de Deir-ez-Zor - où se trouvent notamment les champs particulièrement lucratifs d’al-Omar (avec des réserves pétrolières estimées à 760 millions de barils) [8] ou encore al-Tanak -, Hasakah et Raqqa. Ces régions sont historiquement le cœur battant de l’industrie pétrolière syrienne et représentaient, avant la guerre, plus de 90 % de la production de pétrole brut du pays [9]. Sans surprise, la production pétrolière de la Syrie a considérablement diminué depuis le début du conflit : alors qu’en 2010 la Syrie produisait environ 385 000 barils par jour (bpj), ce chiffre était estimé à 15 000 bpj en 2023 [10], principalement en raison de la destruction des infrastructures pétrolières et de la perte de contrôle des principaux champs pétroliers. La majorité des champs gaziers syriens sont situés, quant à eux, dans le centre et l’est du pays, en particulier dans la région de Palmyre. Avant le conflit, la production de gaz naturel de la Syrie s’élevait à environ 8 millions de mètres cubes par jour et se montrait centrale dans la consommation domestique, notamment en matière de production électrique. En 2020, la production de gaz était estimée à environ 4 millions de mètres cubes par jour [11].

2. Des territoires riches en hydrocarbures sous le contrôle - ou la menace - de diverses factions

Le conflit en Syrie et la perte de contrôle par l’Etat syrien de territoires riches en hydrocarbures au profit de diverses factions étrangères et locales ont considérablement perturbé l’extraction de pétrole et de gaz naturel. En effet, ces territoires ont changé de mains à de nombreuses reprises, et au profit d’acteurs variés, au cours des dernières années : dans le cas du champ pétrolier d’al-Omar par exemple, ce dernier est tombé sous le contrôle du Front al-Nusra et d’autres rebelles islamistes en novembre 2013 [12], puis de l’Etat islamique en juillet 2014 [13], et enfin des Forces démocratiques syriennes (FDS) avec le soutien de la Coalition internationale dirigée par les États-Unis fin octobre 2017 [14]. Depuis, le champ de pétrole et ses infrastructures, où les forces américaines ont établi une base avancée [15], ont été la cible à plusieurs reprises de milices pro-iraniennes s’opposant à la présence américaine dans la zone [16].

Actuellement, près de 90% du pétrole syrien se trouve en territoire contrôlé par les Forces démocratiques syriennes et sous la surveillance des troupes américaines qui y sont stationnées [17]. Si les champs de pétrole au sud de Raqqa et au nord de Damas, sous le contrôle du HTS et de ses alliés, sont nombreux, leur exploitation n’est pour le moment pas aussi développée que dans l’est du pays ; le régime de Bachar al-Assad avait ainsi signé plusieurs contrats d’exploration et forage avec des entreprises russes afin d’accroître la production pétrolière syrienne en-dehors des zones contrôlées par les Kurdes [18]. Les champs gaziers sont, pour l’essentiel, concentrés dans les régions désertiques de la région de Palmyre, sous le contrôle du HTS et de ses alliés. Il s’agit toutefois d’une zone refuge pour l’Etat islamique [19] qui, depuis sa défaite territoriale en 2019, y conduit des embuscades et des raids de tous types ; le 19 décembre 2024 encore, les djihadistes tuaient un civil lors d’une attaque à une dizaine de kilomètres de Palmyre, par exemple [20].

3. Un retour à la normale obéré par les dommages causés aux infrastructures énergétiques

Les infrastructures pétrolières et gazières syriennes ont, de fait, subi des dommages collatéraux ou volontaires tout au long du conflit, grevant fortement leur exploitation ; des gazoducs ont été détruits à plusieurs reprises [21], tout comme des installations pétrolières de tout type : au 10 octobre 2023, plus de la moitié des infrastructures énergétiques et pétrolières sous contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS) avaient été rendues inopérantes par les frappes aériennes turques par exemple [22]. Certaines installations ont fait l’objet de sabotages par des groupes armés afin de nuire à la faction s’apprêtant à en prendre le contrôle : l’Etat islamique a ainsi pratiqué à plusieurs reprises une politique de la terre brûlée en incendiant les champs de pétrole afin de les rendre inutilisables d’une part et, d’autre part, de gêner les opérations de reconnaissance aériennes menées à leur encontre grâce aux épaisses colonnes de fumée noire créées par les incendies, dont certains ont duré plusieurs semaines [23].

Le pillage, enfin, des ressources en hydrocarbures, des raffineries ou encore des installations de stockage par les différentes factions ayant contrôlé ces territoires complique également le rétablissement d’une production pleine et entière. Tandis que la Syrie de Bachar al-Assad et la Russie [24] ont accusé à plusieurs reprises les Etats-Unis de piller le pétrole syrien en l’acheminant par camion-citerne vers les bases américaines en Irak [25], l’Etat islamique en avait fait, dès 2014, l’une de ses principales sources de revenus : selon les estimations, l’organisation djihadiste, qui a contrôlé jusqu’à 60% des ressources pétrolières syriennes en mesure d’être exploitées, en tirait environ trois millions de dollars quotidiennement [26].

4. Des sanctions internationales handicapantes

Enfin, les sanctions économiques imposées par la communauté internationale, en particulier par les États-Unis et l’Union européenne, ont encore aggravé la capacité de la Syrie à maintenir ou à augmenter sa production ces dernières années. En effet, l’Europe a adopté un embargo sur le pétrole syrien et une série de mesures contraignantes contre les entreprises impliquées dans le secteur énergétique syrien dès 2012 avec la réglementation No 36/2012 du 18 janvier 2012, consolidée par la décision 2013/255/CFSP du 31 mai 2013 [27] ; les Etats-Unis, à travers notamment le « Caesar Syria Civilian Protection Act » adopté en décembre 2019, ont également appliqué un large éventail de sanctions contre la Syrie incluant le secteur des hydrocarbures.

Alors que ces sanctions auraient été à l’origine d’une hausse d’environ 30% du prix des produits quotidiens au fil des ans [28], les Etats-Unis et l’Union européenne ont finalement annoncé, en janvier 2025, une levée temporaire des sanctions pour une durée de 6 mois dans le cas américain - dont la vente et fourniture de pétrole, de produits pétroliers et de gaz naturel [29] - et, dans le cas européen, d’une levée graduelle des sanctions dans les domaines de l’énergie, des transports et des institutions financières. Les sanctions devraient donc prochainement cesser d’être un frein au renouveau du secteur des hydrocarbures syriens ; dans ce contexte, et alors qu’une large partie des champs pétroliers et gaziers se trouvent toujours sous le contrôle des FDS et des Etats-Unis, quelles sont les perspectives pour les hydrocarbures à l’aune du changement de régime à Damas ? Ce sera l’objet de la seconde partie de cet article.

Bibliographie :
Neidhardt, Jurg, Herve Farran, I. Gonzalez, Paul Vledder, and Yahia Doughry. "The Omar Field (NE Syria) is overcoming its mid-life crisis." In SPE North Africa Technical Conference and Exhibition, pp. SPE-112940. SPE, 2008.

Sitographie :
 Syria’s Oil and Gas Comes with Strategic Potential, Majalla, 01/02/2025, https://en.majalla.com/node/323966/infographics/syrias-oil-and-gas-comes-strategic-potential
 US Troops Continue Illegal Occupation of Syrian Oil Fields, Warns Minister, Middle East Monitor, 31/12/2024, https://www.middleeastmonitor.com/20241231-us-troops-continue-illegal-occupation-of-syrian-oil-fields-warns-minister/
 Reserves of Natural Gas in Syrian Arab Republic, Open Data for Africa, https://tunisia.opendataforafrica.org/atlas/Syrian-Arab-Republic/topics/Energy/Gas/Reserves-of-natural-gas?mode=amp
 Snubbed in Syria, Russia Now Makes a Move on Syrian Oil, OilPrice, 15/01/2025, https://oilprice.com/Energy/Crude-Oil/Snubbed-in-Syria-Russia-Now-Makes-a-Move-on-Syrian-Oil.html
 Syrian Arab Republic : 2009 Article IV Consultation—Staff Report ; Public Information Notice on the Executive Board Discussion ; and Statement by the Executive Director for the Syrian Arab Republic, International Monetary Fund, 01/03/2010, https://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2010/cr1086.pdf
 Syria’s Oil Industry Was Once Booming. Could It Be Again ?, Majalla, 15/01/2025, https://en.majalla.com/node/321896/business-economy/syria%E2%80%99s-oil-industry-was-once-booming-could-it-be-again
 US Forces Loot More Oil from Syria, Mehr News Agency, 05/01/2025, https://en.mehrnews.com/news/205870/US-forces-loot-more-oil-from-Syria
 What Are The Major Natural Resources Of Syria ?, WorldAtlas, 01/01/2025, https://www.worldatlas.com/articles/what-are-the-major-natural-resources-of-syria.html
 Islamic State seizes main Syria oil fields, Al Jazeera, 04/07/2014, https://www.aljazeera.com/news/2014/7/4/islamic-state-seizes-main-syria-oil-fields
 SDF says it captured al-Omar oilfield from ISIL, Al Jazeera, 22/10/2017, https://www.aljazeera.com/news/2017/10/22/sdf-says-it-captured-al-omar-oilfield-from-isil
 US base in Al-Omar oil field comes under drone attack, Mehr News Agency, 05/01/2025, https://en.mehrnews.com/news/223683/US-base-in-Al-Omar-oil-field-comes-under-drone-attack
 Syria : US base in al-Omar oil field attacked, Middle East Monitor, 03/01/2024, https://www.middleeastmonitor.com/20240103-syria-us-base-in-al-omar-oil-field-attacked/
 US controls 90% of Syria oil, Middle East Monitor, 20/03/2021, https://www.middleeastmonitor.com/20210320-us-controls-90-of-syria-oil/
 Syria hands oil exploration contracts to Russian firms, The Arab Weekly, 01/01/2025, https://thearabweekly.com/syria-hands-oil-exploration-contracts-russian-firms
 Recent US Strikes Spotlight Growing Islamic State Threat in Syria, Voice of America, 01/02/2025, https://www.voanews.com/a/recent-us-strikes-spotlight-growing-islamic-state-threat-in-syria/7848255.html
 Iran-backed groups blow up gas pipeline in Syria, monitor says, Voice of America, 01/02/2025, https://www.voanews.com/a/iran-backed-groups-blow-up-gas-pipeline-in-syria-monitor-says-/7318901.html
 Turkey destroying NE Syria oil, power facilities : Kurds, France 24, 11/10/2023, https://www.france24.com/en/live-news/20231011-turkey-destroying-ne-syria-oil-power-facilities-kurds
 The Islamic State’s toxic farewell : Environmental sabotage and chronic disease, The Washington Post, 04/02/2018, https://www.washingtonpost.com/world/the-islamic-states-toxic-farewell-environmental-sabotage-and-chronic-disease/2018/02/04/927ff2b6-05c8-11e8-ae28-e370b74ea9a7_story.html
 Russia Accuses US of Smuggling Syrian Oil, Newsweek, 01/08/2019, https://www.newsweek.com/russia-accuse-us-syria-oil-1451573
 US Forces Loot More Oil from Syria, Mehr News Agency, 05/01/2025, https://en.mehrnews.com/news/205870/US-forces-loot-more-oil-from-Syria
 US Eases Some Syria Sanctions, But Stops Short of Widespread Relief, Middle East Eye, 07/01/2025, https://www.middleeasteye.net/news/us-eases-some-syria-sanctions-stops-far-short-big-exemptions
 Syria sanctions inflict suffering as al-Assad regime marches on, Al Jazeera, 16/01/2021, https://www.aljazeera.com/news/2021

Publié le 21/02/2025


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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