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Avec la Révolution française, naissent en Europe les notions de nation et de nationalisme. En août 1789, les constituants définissent la nation comme base de la nouvelle organisation politique et sociale de l’Etat. L’abolition des privilèges et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen incarnent ce changement : on passe d’une source de souveraineté héréditaire à un peuple composé d’individus qu’on appelle citoyens. La souveraineté n’est dès lors plus monarchique de droit divin mais populaire. Au XIXème siècle, sont ainsi construites les nations modernes : les Français d’aujourd’hui ne sont pas Français par héritage mais parce qu’au XIXème siècle, la politique a inventé la nation française en cherchant dans le passé des racines qui la légitime : écriture d’Histoires de France, d’épopées et de légendes. Dans les Balkans, le concept de nation se développe dès le début du siècle et passe par une tentative d’harmonisation culturelle. C’est par exemple le cas avec la création d’une langue nationale : en 1850 à Vienne, un Serbe et trois Croates se réunissent pour unifier une nouvelle langue à partir de plusieurs dialectes : c’est la naissance du serbo-croate moderne.
Les libéraux et les élites culturelles vont ainsi vouloir redéfinir les frontières de l’Europe afin que la souveraineté corresponde à la nation. Dans une Europe principalement dynastique et multiculturelle, ce concept semble particulièrement abstrait : l’homogénéisation des individus nécessiterait le démantèlement des grands Empires européens, des déplacements massifs de population voire l’extermination des groupes minoritaires. Alors que ce sentiment se développe petit à petit de l’Europe occidentale à l’Europe centrale, le congrès de Vienne et le Pacte de la Sainte Alliance en 1815 signés par les Empires et Royaumes d’Europe (Autriche, Prusse, Russie, Royaume-Uni, France) marquent la détermination des souverains à s’opposer à ces revendications nationales en défendant les droits monarchiques. Cette solidarité contre-révolutionnaire perdurera approximativement jusqu’à la Première Guerre mondiale, malgré la multiplication des mouvements nationaux et des sécessions à partir du printemps des peuples de 1848. Dans les Balkans sous domination ottomane, ce qui se joue entre 1912 et 1913 est déterminant et vient expliquer les guerres et conflits qui ont perduré dans la région jusqu’à la fin du XX siècle.
Jusqu’au XIX siècle, l’Empire ottoman est une grande puissance qui s’étend sur trois continents : l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Du XI au XVI siècle, il a conquis tout le sud-est du continent de la mer Adriatique jusqu’au Danube et à la mer Noire. Cette région aux confins de l’Europe est plus communément appelée ‘péninsule des Balkans’, du nom de la chaine de Montagne qui la traverse d’est en ouest [1].
Les Balkans constituent une mosaïque ethnique et religieuse complexe : sa population est slave, grecque, albanaise, roumaine avec d’importantes communautés turques. La plupart des habitants des différents vilayets sont chrétiens avec une majorité de catholiques en Slovénie et en Croatie et une majorité d’orthodoxes en Serbie, en Grèce, en Bulgarie et en Roumanie. Les Albanais et les Bosniaques sont eux majoritairement musulmans, respectivement à 70% et à 50% [2]. Cette région ottomane est donc principalement peuplée par des minorités chrétiennes au sein d’un Empire musulman.
Dès la première moitié du XIXème siècle, une partie de la population utilise cette altérité pour se présenter comme le rempart de la Chrétienté contre l’Islam. Le parti patriotique croate par exemple se redéfinit autour du label Antemurale Christianitatis, concept du XVème siècle qui consiste à voir en son pays le barrage contre l’expansion turque ou musulmane. Dans les Balkans, la dimension religieuse est rarement le point de départ de la revendication nationale mais elle constitue un argument légitime pour faire accepter et reconnaitre leurs sécessions par l’Europe chrétienne occidentale. A l’origine peu touchées par les mouvements nationalistes européens, les minorités balkaniques commencent petit à petit à s’imprégner de cette mouvance nationale et à revendiquer le droit de se constituer comme nation au sens libéral du terme. Dans l’Empire ottoman, les juifs et les chrétiens - qui n’ont pas accès aux emplois publics ou à la propriété foncière - sont principalement des marchands et des commerçants. Cette structure très communautaire de la société aboutit à une organisation stratifiée avec des regroupements religieux qui participent à favoriser ces revendications culturelles et cultuelles contre l’Empire ottoman.
La région des Balkans est également instable en raison de l’ingérence directe ou indirecte des grandes puissances voisines. La Russie, dont la population est majoritairement slave orthodoxe, soutient le nationalisme balkanique contre l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie. En devenant la grande puissance protectrice des minorités slaves des Balkans, l’Empire russe veut accentuer sa présence et son influence dans la région.
L’Autriche-Hongrie, qui dispose de vastes minorités slaves au sud, craint la constitution d’un État serbe slave à ses frontières ce qui renforcerait les sentiments nationalistes de sa propre population. L’Autriche-Hongrie est en effet un État multiethnique dominé par les Autrichiens et les Hongrois où les minorités croates et serbes sont discriminées. La création d’une Serbie indépendante pourrait ainsi mettre en danger sa stabilité et questionner sa pérennité.
La Grande-Bretagne, dont les intérêts sont principalement commerciaux, souhaite maintenir un statu quo pour ne pas perturber les importantes routes maritimes qui transitent via les détroits de l’Empire.
Enfin, la France et l’Allemagne, respectivement alliées de la Russie et de l’Autriche-Hongrie pourraient être indirectement et involontairement impliquées dans un conflit régional.
Le mouvement nationaliste balkanique prend ses racines en Grèce, où l’influence des Lumières sur l’intelligentsia est particulièrement importante. Rhigas Velestinlis, une des plus importantes figures de l’espace hellénique et balkanique traduit en 1797 en grec la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, ainsi que la Constitution française qu’il veut ériger en modèle démocratique dans les Balkans [3]. En 1812, Adamantios Korais réédite de nombreux textes anciens et par ce biais, réforme et donne naissance à la langue grecque moderne. En plus de populariser les idées nationalistes, la Grèce inspire le romantisme européen qui est à la recherche de nouveaux espaces artistiques : culte de l’instinct, de la passion et des sentiments. Héritière de la Grèce Antique, elle dispose d’une identité particulière, ce qui donne une dimension presque mystique à sa quête d’indépendance, qui commence en 1823 dans le Péloponnèse. La répression du mouvement par les Ottomans va être particulièrement médiatisée par des poèmes et des tableaux, notamment par Eugène Delacroix avec son Massacre de Chio en 1824 ou encore La Grèce sur les ruines de Missolonghi en 1826.
Sensibilisés par une littérature et un art fortement philhelléniques, les jeunes européens s’engagent massivement pour combattre au côté des Grecs. La pression populaire pousse la France, la Grande-Bretagne et la Russie à intervenir contre l’Empire ottoman. En 1830 au congrès de Londres, ils créent une Grèce libre et indépendante et envoient du même temps un message fort aux autres minorités balkaniques : les grands Empires européens ne sont plus intouchables.
A partir de 1875, une série d’insurrections nationalistes éclate en Bosnie-Herzégovine et en Bulgarie. Les chrétiens de Bosnie demandent leur rattachement à la Serbie, autonome depuis 1817. Ces révoltes des slaves des Balkans se soldent par des massacres, perpétrés par l’armée irrégulière ottomane, les bachi-bouzouks. En Bulgarie, on compte plus de 30 000 victimes et des dizaines de villages dévastés. Ces événements provoquent une indignation publique en Europe occidentale où de nombreux intellectuels comme Léon Tolstoï, Giuseppe Garibaldi, Oscar Wilde et Victor Hugo [4], condamnent ouvertement les massacres perpétrés par l’Empire [5].
En 1877, en soutien à la Roumanie, à la Serbie et au Monténégro, la Russie déclare la guerre à l’Empire ottoman. Cette guerre russo-turque se solde par la victoire de la Russie qui souhaite imposer à la Sublime porte l’indépendance des territoires chrétiens via le traité de San Stefano en 1878. Ce traité, largement en faveur de la Russie, fait craindre à la Grande-Bretagne et à l’Autriche-Hongrie une trop grande influence russe dans la région au détriment d’un Empire ottoman certes faible mais inoffensif. En 1878, le Congrès de Berlin, sous l’arbitrage du chancelier allemand Bismarck, vise ainsi à redécouper les territoires balkaniques. L’objectif est simple : il s’agit de construire des petits États balkaniques faibles et rivaux pour réduire le panslavisme, l’influence russe et l’expansionnisme grec. S’il reconnait l’indépendance de la Serbie et de la Roumanie et l’autonomie du Monténégro et d’une partie de la Bulgarie, ce traité cristallise les frustrations, notamment en plaçant sous administration provisoire autrichienne la Bosnie-Herzégovine. L’Empire ottoman quant à lui, s’il conserve la Thrace et la Macédoine, perd de nombreux territoires et vit ce traité comme une nouvelle humiliation. A terme, ces motifs de dissensions vont entrainer les Balkans puis l’Europe entière dans la guerre [6].
Lire également :
– 1875-1878 : une crise de l’Empire ottoman
– Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle (1/2) : du début du siècle à la guerre de Crimée
– Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle (2/2) : du milieu du siècle à la Première Guerre mondiale
– La Question d’Orient
– La diplomatie britannique au Proche-Orient au XIXème siècle
– La pénétration allemande dans l’Empire ottoman à la fin du XIXème siècle (1880-1914)
– Réfugiés musulmans des Balkans dans l’Empire ottoman : les muhacirs face au nationalisme
Louise Martin
Louise Martin diplômée de Sciences Po. C’est au cours de son cursus et plus particulièrement de son année de césure qu’elle se passionne pour le Moyen-Orient et ses problématiques. En master, elle rédige son mémoire de fin d’études autour de la résolution des conflits kurdes puis effectue son stage de fin d’études comme analyste Moyen-Orient au Ministère des Armées.
Notes
[1] EYBALIN Nicolas, La première guerre mondiale commence dans les Balkans, L’Éléphant, janvier 2013.
[2] GUEGUEN Mandi, 80% de musulmans en Albanie, Le courrier des Balkans, 25 octobre 2009.
[3] NIKCEVIC Jasmina, Les idées de la révolution française dans l’œuvre politique et littéraire de Rhigas Velestinlis (1757-1798), Université du Monténégro, 2014.
[4] Victor Hugo écrit « On assassine un peuple. Le moment est venu d’élever la voix. C’est à l’heure qu’il est, tout près de nous, sous nos yeux, on massacre, on pille, on extermine, on égorge. Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation ? ».
[5] NIKOLOV Tsvetan, L’insurrection d’avril 1876 a remis à l’ordre du jour, la question de l’indépendance bulgare, radio nationale bulgare, 20 avril 2012.
[6] SAVES Joseph, les Russes, de San Stefano au Congrès de Berlin, herodote.net, 16 janvier 2020.
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