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AFP PHOTO/KHALIL MAZRAAWI
Au-delà de la grande histoire de la Jordanie au XXe siècle et des groupes sociaux particulièrement étudiés comme les Bédouins ou les Palestiniens, une partie de la population reste à être évoquée : les femmes jordaniennes. Quel statut ont-elles dans la sphère publique ? Dans la sphère privée ? Comment sont-elles protégées par les lois ? Comment sont-elles touchées par les coutumes ? Bénéficient-elles d’éventuels programmes en faveur du développement ? Autant de questions auquel cet article tente de répondre en dressant un bilan sur les conditions de vie des Jordaniennes aujourd’hui.
Un large développement de l’éducation, tant pour les filles que pour les garçons, a été entrepris au cours du second XXe siècle. En 1998, les taux d’alphabétisation sont les suivants : 86,6% de la population jordanienne sait lire et écrire, contre 70,8% en Syrie ou 52,4% en Egypte, par exemple. En Jordanie, un fort écart est à relever entre le taux d’alphabétisation des hommes (93,4%) et celui des femmes (79,4%). Les Jordaniennes savent néanmoins davantage lire que leur voisines égyptiennes (38,8%), syriennes (55,8%) et saoudiennes (55,8% également).
Mais malgré une offre d’éducation étendue et accessible à toutes et à tous, très peu de filles poursuivent leurs études au niveau universitaire. Amira El-Azhary Sonbol présente ainsi le cas de Samma, un village jordanien, qu’elle juge représentatif de la situation en Jordanie : la première école y est construite en 1952, et les infrastructures se développent depuis ; en 1997, Samma a six écoles, trois pour les filles et trois pour les garçons, et une offre qui s’étend du niveau primaire à la fin du lycée. Et pourtant, aucune fille de Samma ne se rend par la suite à l’université, ni ne fait carrière, sans doute parce qu’elles se marient rapidement après la fin de l’école et prennent en charge le travail domestique [1].
Comme pour l’éducation, le dispositif institutionnel et légal mis en place en Jordanie est très libéral en ce qui concerne les femmes : les lois garantissent des droits égaux aux femmes et aux hommes, et notamment pour le travail, ouvert à toutes les Jordaniennes, dans presque tous les domaines. De même, la loi leur laisse le droit de posséder des biens et d’être leur propre entrepreneur.
Mais les femmes ne représentent qu’une faible part de la force de travail en Jordanie : le rapport Flynn-Oldham montre ainsi que 12,5% des femmes âgées de plus de 15 ans travaillent. Parmi elles, 12,4% travaillent dans des petites entreprises [2]. Ainsi, malgré tous les programmes mis en place pour la croissance de l’économie en Jordanie et les nombreux investissements de l’Etat, les femmes participent peu à l’effort de production. Ceci peut s’expliquer par le fait que, malgré le droit au travail qui est énoncé dans la Constitution de 1952 et confirmé dans le Code du Travail de 1966 (toujours en vigueur aujourd’hui), les femmes doivent avoir l’approbation de leur mari pour travailler. En effet, la Shari’a veut que la femme obéisse à son époux, et c’est ce point, très débattu du côté des penseurs de l’Islam, qui a souvent été présenté comme la raison pour laquelle les femmes doivent avoir l’accord de leur époux pour travailler. Les femmes ne peuvent pas postuler à certains emplois (le travail de nuit et les travaux qui sont considérés comme dangereux, dans les mines par exemple).
Concernant la protection et la Sécurité sociale, bien qu’elle puisse s’appliquer en théorie à toutes les citoyennes, les travailleuses n’en bénéficient que peu : la Sécurité sociale de 1978 ne protège pas les employées temporaires, par exemple ; or, il s’agit là du type d’emploi de la grande majorité des Jordaniennes. De même, la Sécurité sociale ne protège pas les emplois non réglementés : aussi, alors que beaucoup de femmes travaillent pour l’entreprise de leurs maris, ceux-ci ne déclarent pas leurs femmes, qui ne peuvent donc pas être protégées par la Sécurité sociale, leur travail étant considéré comme « invisible ».
Ainsi, les femmes jordaniennes travaillent, mais cela n’est pas toujours reconnu comme tel, car il s’agit le plus souvent d’un travail considéré comme domestique. Beaucoup mettent fin à leur activité professionnelle une fois mariées, ou lorsqu’elles ont des enfants.
La société jordanienne est très conservatrice et coutumière, et cela est notamment visible au niveau de la famille. La structure familiale est en effet un véritable pilier de la société : patriarcale, l’homme est le chef de famille. On retrouve la traditionnelle dichotomie sphère publique/sphère privée qui a souvent distingué les hommes et les femmes dans les sociétés : alors que les hommes sont responsables de la représentation de la famille dans la sphère publique, et que les jeunes garçons accompagnent leur père à l’extérieur, les femmes restent davantage à la maison et participent activement au travail domestique.
L’honneur est l’un des plus importants concepts qui se perpétue encore aujourd’hui dans les familles traditionnelles : l’honneur (opposée à la honte), qui est un élément clé de la réputation d’une famille, est lié au comportement des différents membres de la famille, et plus particulièrement à celui des femmes. En effet, une plus grande indulgence est accordée à l’égard des garçons, dont le comportement est souvent excusé par la « fougue de la jeunesse ». Au contraire, les femmes sont souvent victimes de crimes d’honneurs visant à rétablir une bonne réputation de la famille qu’elles auraient entachée par leurs actes (perte de la virginité ou grossesse en dehors du mariage, par exemple). Et malgré les droits et libertés qui sont accordés aux Jordaniennes sur le plan légal, ces crimes sont rarement punis par la justice : les valeurs coutumières sont encore très fortes et s’imposent parfois devant le cadre légal.
Dans la société bédouine, les femmes ont toujours eu une plus grande liberté de mouvement que celles vivant dans les populations sédentarisées : elles ne sont pas nécessairement recluses dans une sphère privée, et ont tout à fait le droit, par exemple, de rester du côté des hommes lorsque la famille accueille un hôte et de participer aux discussions.
De même, de manière générale, les femmes jordaniennes ont pu avoir des positions élevées au sein du gouvernement depuis les années 1960, certaines étant ministres. Elles ne peuvent cependant voter qu’à partir de 1974 [3], et il leur a fallu attendre 1982 pour pouvoir se présenter et voter lors des élections municipales. En 1993, une femme, Tujan al-Faisal, est élue au Parlement. Les femmes occupent une faible part des sièges du Parlement, bien que ce taux soit en augmentation : 5% des sièges de la Chambre haute, et 1% des sièges de la Chambre basse en 1993 contre 12% et 6% en 2003 [4].
Aussi, la représentation politique des femmes est en cours et la World Bank, institution internationale qui encourage financièrement le développement dans le monde, a notamment salué en 2005 les progrès de la Jordanie pour l’accès des femmes à l’éducation et à la santé. Le pays se dirige donc peu à peu vers la parité hommes/femmes, et met en place de nombreux programmes de développement en faveur de l’égalité des sexes, notamment avec la Jordanian National Comission for Women (1992). Cette organisation est particulièrement soutenue par Basma bint Talal, Princesse Royale de Jordanie, sœur du défunt roi de Jordanie Hussein (1935-1999) et tante paternelle du roi actuel Abdallah II. Ajoutons que différentes figures féminines de la famille royale ont beaucoup œuvré lors des dernières décennies pour le développement et l’amélioration des conditions de vie des Jordaniennes : c’est le cas de la princesse Basma, mais aussi de la reine Noor de Jordanie (dernière épouse du roi Hussein, et aujourd’hui reine douairière) et de la reine actuelle de Jordanie, la reine Rania.
Bibliographie :
– Joseph A. Massad, Colonial Effects, New York, Columbia University Press, 2001, 396 pages.
– John A. Shoup, Culture and Customs of Jordan, Westport, Greenwood Press, 2007, 131 pages.
– Amira El-Azhary Sonbol, Women of Jordan – Islam, Labor and the Law, Syracuse (New-York), Syracuse University Press, 2003, 300 pages.
Etudes statistiques :
– Donna K. Flynn, Linda Oldham, Women’s economic activities in Jordan : research findings on women’s participation in microentreprise, agriculture, and the formal sector, Washington - D.C., WIDTech, 1999, 188 pages. En ligne : http://pdf.usaid.gov/pdf_docs/PNACG525.pdf
– The Economic Advancement of Women in Jordan : A Country Gender Assessment, World Bank, 2005, 160 pages. En ligne : http://siteresources.worldbank.org/INTMNAREGTOPGENDER/Resources/JordanCGA2005.pdf
Delphine Froment
Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.
Notes
[1] Amira El-Azhary Sonbol, Women of Jordan – Islam, Labor and the Law, Syracuse (New York), Syracuse University Press, 2003, 300 pages.
[2] Donna K. Flynn, Linda Oldham, Women’s economic activities in Jordan : research findings on women’s participation in microentreprise, agriculture, and the formal sector, Washington D.C., WIDTech, 1999, 188 pages. En ligne : http://pdf.usaid.gov/pdf_docs/PNACG525.pdf
[3] En comparaison, le droit de vote en Egypte, Iran, Israël, Liban, Syrie, Turquie et Yémen fut accordé en 1967.
[4] The Economic Advancement of Women in Jordan : A Country Gender Assessment, World Bank, 2005, 160 pages. En ligne : http://siteresources.worldbank.org/INTMNAREGTOPGENDER/Resources/JordanCGA2005.pdf
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