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Les enjeux de l’investissement et de la redistribution de la rente pétrolière au Moyen-Orient

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 21/10/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

La baisse du cours du pétrole : un important facteur de déstabilisation du Moyen-Orient

Depuis le mois de juin 2014, le cours du pétrole est en chute libre sur les marchés internationaux. Alors que la valeur du baril de brut WTI [1] atteignait les 115 dollars au début de l’été, celui-ci ne s’échange à présent qu’à 80 dollars à la bourse de New York. Il retrouve ainsi son prix d’octobre 2010 et des lendemains de la crise financière, mettant fin à trois ans de maintien des cours à un niveau élevé [2]. Les causes d’une telle baisse sont multiples. Il faut d’abord mettre en avant la hausse relative de la valeur du dollar, qui pousse vers le bas les prix de l’ensemble des produits échangés par l’intermédiaire de cette monnaie. La stagnation de la demande en hydrocarbure, consécutive à la faible reprise de la production dans les pays industrialisés [3], conjuguée au dynamisme de l’offre et à la croissance des sources de pétrole non conventionnelles (pétrole de schiste, « shale oil »), doit également être soulignée.

Mais le maintien des cours à un taux exceptionnellement bas doit surtout être ramené à l’absence de réaction des Etats producteurs, et en premier lieu de l’Arabie saoudite et du Koweït. A rebours de leurs pratiques anciennes, qui consistaient à ajuster les quantités d’hydrocarbures extraites en fonction du prix de vente souhaité, ces Etats ont décidé de ne pas intervenir et de laisser les cours se stabiliser à un niveau tout à fait modéré. Plus encore, la stratégie aujourd’hui adoptée est celle d’une augmentation des volumes de pétrole commercialisés, visant à compenser la baisse des prix par une croissance des parts de marché à l’international. A l’heure actuelle, ce revirement stratégique complet est difficile à expliquer. Il pourrait traduire la volonté de l’Arabie saoudite de contenir les investissements dans les sources d’hydrocarbures non conventionnelles, dont le seuil de rentabilité est effectivement proche des 80 dollars, afin de préserver à long terme son rôle central dans la production mondiale de pétrole. Il pourrait également viser à affaiblir les économies iraniennes et russes, qui, parce qu’elles demeurent soumises à des sanctions internationales très lourdes, sont plus que jamais tributaires des revenus de la rente pétrolière pour assurer leur bonne santé financière.

Quelles que soient les raisons poussant l’Arabie saoudite et le Koweït à jouer la carte de la modération des prix du baril de brent, une telle décision constitue une prise de risque importante au regard de la situation politique et économique de la région. Sur le plan international, elle fait peser le risque d’une rupture entre l’Arabie saoudite et l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), qui a été exclue du processus de prise de décision par le gouvernement saoudien [4]. Elle contribue aussi à alimenter les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran, son rival pour le leadership régional. Sur le plan intérieur, cette prise de position risque enfin d’amoindrir les capacités d’investissement de l’Etat, dont les finances dépendent à 91% des revenus pétroliers, alors même que les révolutions arabes ont montré l’urgence qu’il y avait à procéder à une modernisation socio-économique du pays.

Au regard de cette prise de risque, on est amené à se demander si l’Arabie saoudite et les pays du Golfe ont les moyens financiers d’encaisser une telle chute des prix du pétrole et des hydrocarbures. De manière plus générale, l’instabilité des cours et leur érosion à moyen terme posent la question de la capacité des Etats producteurs à mobiliser la rente pétrolière pour préparer l’après-pétrole et la nécessaire diversification des ressources des économies nationales.

Rente pétrolière et modernisation économique, sociale et politique des pays du Golfe

A bien y regarder, tout semble indiquer que la prise de conscience de la volatilité des revenus du pétrole a déjà eu lieu dans les pays du Golfe. La mise en œuvre de politiques nouvelles prenant en compte cette donnée est certes lente mais est d’ores et déjà amorcée.

Cette volonté de modernisation n’est pas neuve mais a longtemps été occultée par la réduction des pays du Golfe à des « Etats rentiers », dont la vie politique ne serait animée que par la volonté d’une oligarchie de capter et d’organiser la distribution de la rente pétrolière au sein d’un groupe social restreint et coupé du reste de la société [5]. Selon cette analyse, encore largement répandue, l’afflux financier permis par la vente des hydrocarbures découragerait les pays producteurs à investir dans le secteur non-pétrolier et pousserait leurs dirigeants à adopter une « mentalité rentière » hostile au développement économique de la nation. Parce que ses ressources sont indépendantes de la société, l’Etat n’aurait pas besoin de faire participer celle-ci à la vie politique et serait condamné à conserver une forme autoritariste, elle-même hostile à toute prospérité économique. L’ensemble de ces éléments a conduit à formuler la thèse d’une « malédiction des ressources » : l’abondance en matière première d’un territoire influerait de manière négative sur son développement économique [6]. Une telle analyse n’est naturellement pas entièrement dénuée de sens : le secteur privé ne représente effectivement que 35% du PIB de l’Arabie saoudite, contre 50% pour la production d’hydrocarbures (gérée par le secteur public depuis les années 1960). Néanmoins, réduire les pays du Golfe à des Etats rentiers empêche de comprendre les transformations aujourd’hui à l’œuvre en leur sein.

L’Arabie saoudite et ce qu’il est convenu d’appeler les « monarchies pétrolières » sont en effet engagées dans des politiques de modernisation visant à limiter l’impact de la diminution des revenus pétroliers sur leur économie. Chacun de ces Etats s’est ainsi doté d’un fonds public d’investissement devant permettre la consolidation du secteur privé et de l’économie non-pétrolière. Le Public Investment Fund saoudien, fondé en 1971, s’est ainsi vu allouer une enveloppe de 5,3 milliards de dollars en 2008. Au Qatar, la Qatar Investment Authority, fondée en 2003, a pour but de financer l’ensemble des secteurs de la vie économique hors énergie. Aux Emirats arabes unis, cette stratégie est plus ancienne : l’Abu Dhabi Investment Authority date de 1976 et dispose de réserves financières de plusieurs centaines de milliards de dollars, faisant d’elle le plus important fonds souverain mondial. En 2011, le Conseil de coopération du Golfe a enfin décidé la Création d’un fonds d’investissement de 20 milliards de dollars chargé de soutenir l’économie du Bahreïn et d’Oman, alors en proie à des difficultés économiques. En Arabie saoudite, ces efforts se sont traduits par une multiplication par deux des dépenses publiques de 1992 à 2008 (et par trois pour le seul secteur du développement économique). Bref, une même volonté de sortie de la « logique rentière » anime l’ensemble des pays du Golfe.

En réalité, si cette sortie de l’économie rentière reste problématique, ce n’est pas tant parce qu’elle appelle des concessions financières de la part des élites dirigeantes vis-à-vis de la société, que parce qu’elle implique de transformer les formes de la redistribution de la rente pétrolière. En effet, la tentation est grande pour les pays du Golfe « d’acheter » la paix sociale via des distributions financières directes de l’Etat à la société, comme on l’a vu au lendemain du Printemps arabe. En février 2011, le roi saoudien Abdallah avait ainsi décidé d’affecter la majorité des fonds d’un plan de 36 milliards de dollars à l’augmentation des salaires de la fonction publique, bien qu’une telle dépense n’ait aucun impact sur la consolidation du secteur privé. De la même manière, l’émir du Koweït avait alors décider de distribuer 1000 dollars à chacun des ressortissants du pays, sans que cette dépense ne s’oriente vers un secteur précis de l’économie nationale. Avec l’apparition du chômage de masse dans les années 1990 et 2000 (un tiers des jeunes Saoudiens est aujourd’hui au chômage, et sans doute un quart au Koweït), le développement d’un secteur privé indépendant de l’Etat est pourtant devenu une urgence. La contradiction entre redistribution directe de la rente et investissement de celle-ci dans l’économie est parfaitement exprimée par le discours tenu par l’émir du Koweït en octobre 2013 face au Parlement du pays. Il plaidait alors pour la fin du « régime d’Etat-Providence » et pour que « le peuple koweïtien opère une transformation, de consommateur des ressources de la nation, en producteur » [7]. Bref, il s’agissait pour lui de rediriger les revenus de la rente pétrolière vers des secteurs productifs de l’économie, à même, selon lui, de développer emplois et activité pour les années à venir. Il ne cachait pourtant pas qu’une telle transformation le conduirait à s’aliéner une partie de la population koweïtienne, dépendante de la maigre redistribution des revenus du pétrole pour sa survie.

Face à ce dilemme, chaque Etat tend à développer une stratégie propre, qu’il s’agit à présent d’expliciter.

Des modèles de développement contrastés

C’est sans doute en Arabie saoudite que les difficultés à sortir du modèle de la redistribution directe de la rente à la population sont les plus fortes. En effet, son système de redistribution est caractérisé par une confusion presque entière entre Etat-providence et bienfaisance de la famille royale [8]. En d’autres termes, un secteur caritatif extrêmement développé et entièrement patronné par la dynastie al-Saoud tend à prendre le pas sur le système social de l’Etat [9]. Cette forme de redistribution est profondément ancrée dans la culture politique saoudienne, puisqu’elle s’enracine dans la tradition des dons que le souverain se devait de faire à tout Arabe (souvent nomade) se déplaçant pour lui présenter ses hommages à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Dans ce cadre, la redistribution directe de la rente ne saurait être limitée au profit d’investissements productifs dans l’économie, puisque ceci reviendrait à remettre en cause une des modalités de l’allégeance de la population à la dynastie régnante. Tout investissement doit donc se faire en surcroît des dépenses déjà existantes. L’effacement de la dette au cours de la décennie 2000 (3,6% du PIB en 2012) a donc été d’une importance capitale pour préparer le terrain à une politique d’investissement audacieuse.

Au Koweït, la stratégie développée par l’Etat est toute différente. Monarchie parlementaire depuis 1962, l’Etat mise sur un élargissement du droit de vote (reconnu aux femmes en 2006) pour faire participer la société aux prises de décisions politiques et légitimer des réformes de plus grande ampleur, ainsi que l’a annoncé l’émir Jaber Moubarak al-Sabah en octobre 2013. D’après ses déclarations, l’Etat devrait procéder à une réduction de ses dépenses publiques et les compenser par un nouveau plan quinquennal de développement doté d’une nouvelle enveloppe équivalente 32 milliards d’euros [10]. La transformation de l’économie y est donc plus rapide qu’en Arabie saoudite et permet une croissance plus forte du secteur privé (+ 23% en 2013/2014, contre +5,5 en Arabie saoudite). Il suit ainsi la voie ouverte par l’Etat du Bahreïn, qui mise également conjointement sur une ouverture démocratique (le pays dispose depuis 2002 d’une Chambre de députés élue au suffrage universel) pour mener à bien une transition économique, déjà fortement avancée : l’économie pétrolière ne représente plus que 29% du PIB du pays.

Il ne faut toutefois pas exagérer la portée de ces divergences. Bien que chaque pays emprunte une voie différente sur le chemin de la modernisation économique et politique, il reste que tous ont opéré un même choix stratégique de diversification des revenus, qui explique pour partie leur bonne santé économique. Dans ce contexte, on comprend que ces Etats soient prêts à encaisser une baisse des cours du pétrole, si celle-ci peut affaiblir l’économie iranienne et celle de son allié russe. Mieux armés que la puissance persique, actuellement en phase de récession (-0,9%), tout se passe comme si ces Etats jouaient leur atout face à elle pour conserver leur primat au Moyen-Orient.

Bibliographie :
 http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays
 http://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/
 Beck Martin, Harders Cilja, Jünemann Annette et Stetter Stephan, Der Nahe Osten im Umbruch : Zwischen Transformation und Autoritarismus, Springer-Verlag, 2009, 340 p.
 Copinschi Philippe, « Le pétrole, facteur de violence politique ?? », Ecologie & politique, vol. 34, no 1, 1 Septembre 2007, pp. 33 ?42.
 Greggio Rodolphe et Mafféi Benoît, « Rente pétrolière et crise économique », Géoéconomie, vol. 68, no 1, 6 Février 2014, pp. 111 ?126.
 Hachemaoui Mohammed, « La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ?? », Revue française de science politique, vol. 62, no 2, 19 Avril 2012, pp. 207 ?230.
 Kepel Gilles, « Gouverner l’État musulman rentier ? : variations », in Être gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Leca, 2003, pp. 243 ?256.
 Le Renard Amélie, « Pauvreté et charité en Arabie Saoudite ? : la famille royale, le secteur privé et l’État providence », Critique internationale, vol. 41, no 4, 28 Octobre 2008, pp. 137 ?156.
 Le pétrole ? : filon ou guignon ?? - La Vie des idées, http://www.laviedesidees.fr/Le-petrole-filon-ou-guignon.html, consulté le 16 octobre 2014.
 La rigueur à la mode koweïtienne, http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/03/18/la-rigueur-a-la-mode-koweitienne_4384944_3234.html, consulté le 16 octobre 2014.
 La rente pétrolière ne garantit plus la paix sociale, http://www.lemonde.fr/economie/article/2011/03/14/la-rente-petroliere-ne-garantit-plus-la-paix-sociale_1492609_3234.html, consulté le 16 octobre 2014.

Notes :

Publié le 21/10/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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