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Les affaires de l’Arabie centrale 1915-1916 : conflits internes et rivalités dynastiques (1/3)

Par Yves Brillet
Publié le 20/10/2017 • modifié le 26/05/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

A Painting dated in the early 20s, shows al-Sharif Hussein (1856-1931) descendant of the Moslem prophet Mohammed and founder of Hashemite dynasty. King of the Hejaz from 1916 until 1924 and head of the Arab Nationalist Movement in 1916.

AFP

I. Le conflit entre Ibn Saoud et Ibn Rashid en 1915 et 1916 et ses répercussions sur les relations avec la Grande-Bretagne

Le danger représenté par Ibn Rashid constitue l’une des trois préoccupations majeures d’Ibn Saoud au cours de la période envisagée, ainsi que l’un des enjeux de sa relation avec la Grande-Bretagne. En établissant définitivement sa supériorité sur son rival, Ibn Saoud pouvait espérer neutraliser la capacité d’interférence d’Ibn Rashid dans les affaires du Nedjd et apparaitre aux yeux de la Grande-Bretagne comme un allié fiable et un partenaire majeur. Dans le cas contraire, son incapacité à prendre l’ascendant obligerait les autorités britanniques à reconsidérer leur appréciation de l’émir de Riad.

Au début de l’année 1915, au moment de la négociation du traité avec la Grande-Bretagne par laquelle Ibn Saoud s’engageait aux côtés des forces britanniques, les opérations menées contre Ibn Rashid lancé à la conquête de la province de Qasim aboutirent le 24 janvier à la bataille de Jerrab au cours de laquelle Shakespear, qui y assistait en spectateur en dépit des mises en garde d’Ibn Saoud, fut mortellement blessé. Les deux rivaux s’opposèrent sans qu’aucun vainqueur ne se dégage. A l’issue de cette rencontre, les hostilités furent tacitement suspendues, Ibn Rashid se retira dans ses territoires et une période de neutralité armée s’ensuivit, matérialisée par la signature d’un traité entre les deux protagonistes (1).

Ce traité signé le 10 juin 1915 stipulait que la capitale du Jebel Shammar, Hail et les villages environnants, ainsi que la tribu des Shammar, étaient placés sous l’autorité et le contrôle d’Ibn Rashid. Le Nedjd et la totalité du Wadi Dawasir ainsi que les tribus Mutair, Ateibah, Harb, Beni Abdullah, Ajman, al Manasir, Beni Hajar, Subai, al Sahub, Qahtan et al Duwasir reconnaissaient l’autorité d’Ibn Saoud. Ibn Rashid et l’émir de Riad s’engageaient à protéger leurs sujets respectifs. Pour sa part, Ibn Rashid promettait de ne pas intriguer avec le gouvernement turc contre Ibn Saoud et de se ranger aux côtés des alliés du chef wahhabite (2).

Après son échec face à Ibn Rashid en janvier 1915, Ibn Saoud fut contraint de consacrer ses efforts au rétablissement de son pouvoir dans le Nedjd et la province de Hasa. Profitant de la rébellion des Ajman, Ibn Rashid rompit la trêve et dénonça l’accord de juin 1915. Le 10 octobre, Ibn Saoud informa Cox de l’attaque de l’émir Shammar contre Qasim (3). Le 16 octobre 1915, Ibn Saoud avertit le vice-roi, Lord Hardinge, des activités d’Ibn Rashid agissant à l’instigation de la Turquie qu’il accusait également d’avoir poussé les Ajman à la révolte (4). L’agent politique en poste à Bahreïn avait de son côté informé Cox de la saisie de documents impliquant Ibn Rashid et la tribu des Ajman et dans lesquels Ibn Saoud indiquait qu’il ne disposait pas de l’armement et des fonds nécessaires pour contenir les opérations menées par son rival (5). Le vice-roi télégraphia également que la Turquie travaillait à rapprocher Ibn Rashid et le Chérif Hussein dans la perspective d’une action concertée contre le canal de Suez (6).

L’entretien entre Ibn Saoud et Cox au moment de la signature de l’accord de décembre 1915 permit toutefois de relativiser les informations reçues des agents politiques en poste. Ibn Saoud convint au cours de la conversation qu’il ne disposait pas d’indications précises concernant les activités et les intentions d’Ibn Rashid, indiquant seulement qu’il avait quitté Hail pour une destination inconnue. Il estimait que ce dernier pourrait tenter de harceler ses propres troupes dans la région du Qasim mais qu’il n’oserait pas avancer vers le Koweït ou Nasiriya de peur de voir ses lignes de communications menacées. En raison des conditions matérielles et climatiques, Ibn Saoud minimisait les risques d’une action d’importance de la part d’Ibn Rashid tout en estimant possible une réconciliation avec son rival, à condition que ce dernier accepte d’entrer dans une alliance avec la Grande-Bretagne. Il ajoutait cependant que les Turcs profitaient de la situation sur le front européen et des difficultés rencontrées par le corps expéditionnaire britannique dans sa progression vers Bagdad pour inciter les tribus à se soulever (7). En janvier 1916, Ibn Saoud informa l’agent politique à Bahreïn qu’une délégation d’officiers turcs avait rencontré Ibn Rashid pour l’inciter à attaque l’Irak (8). Une semaine auparavant, le major Keyes, agent politique à Bahreïn, avait alerté Cox sur des rumeurs de négociation entre Ibn Saoud et Ibn Rashid sous l’égide du Chérif. Il ajoutait que le père de l’émir de Riad n’était pas favorable à un rapprochement avec la Grande-Bretagne et qu’Ibn Saoud lui-même n’était pas pressé de s’engager officiellement tant que ses problèmes avec les autres potentats de la péninsule n’auraient pas trouvé de solution (9).

Confrontées à ce qu’elles considéraient comme un double langage et une attitude équivoque de sa part, les autorités britanniques commencèrent à s’interroger sur la capacité et la détermination d’Ibn Saoud à leur apporter une aide efficace dans la conduite des opérations contre les forces turques en basse Mésopotamie ainsi que dans l’intérieur de la péninsule. Le 2 mars 1916, l’agent politique à Bahreïn transmit à Cox un rapport défavorable sur Ibn Saoud mettant en doute sa loyauté envers la Grande-Bretagne et rappelant qu’il n’avait pas hésité à signer un traité avec la Turquie en mai 1914. Il ajoutait que seul l’avenir de sa dynastie comptait aux yeux de l’émir de Riad et que ce dernier n’hésiterait pas à renier son engagement si les circonstances l’y forçaient (10). En juin 1916, l’India Office souligna que la présence d’Ibn Rashid soutenu militairement et financièrement par la Turquie dans la région de Shaiba, avait contraint le commandant du corps expéditionnaire à envoyer un détachement contre lui. Dans une minute manuscrite, l’India Office déplorait l’absence d’informations concernant la part prise par Ibn Saoud pour contrer les actions de son rival, soulignant l’échec d’Ibn Saoud à remplir la mission qui lui avait été impartie de contrôler et de neutraliser l’émir des Shammar. Devant cet état de fait, l’India Office s’interrogea dans une communication au vice-roi datée du 30 juin sur l’opportunité d’initier une tentative de réconciliation entre Ibn Saoud et Ibn Rashid afin d’amener ce dernier à rompre avec la Turquie (11).

Ces doutes concernant les capacités d’Ibn Saoud furent renforcés lorsqu’Ibn Rashid, présent à Nasiriya, déclara à l’émissaire du Chief Political Officer qu’il s’y trouvait sur ordre de la Turquie et qu’il attaquerait les troupes britanniques si le commandement lui en était donné (12). Pour sa part, Ibn Saoud informa Cox des raisons pour lesquelles il se trouvait dans l’impossibilité d’investir Hail, soulignant les difficultés engendrées par la nature du terrain entre Qasim et Hail, le problème causé par les fortifications de la ville et l’absence d’armement approprié (13). Ces différents éléments renforcèrent la déception ressentie face à l’inaction d’Ibn Saoud. Arthur Hirtzel, chef du département politique à l’India Office rappela que Shakespear avait en son temps noté qu’Ibn Saoud ne ferait rien tant que le traité avec la Grande-Bretagne ne serait pas signé. Dans un commentaire manuscrit, Hirtzel fit remarquer que l’émir de Riad avait obtenu ce qu’il voulait mais qu’en retour, il n’avait rien entrepris de positif pour soutenir l’effort de guerre britannique. L’auteur de ces lignes ajoutait que c’était sans doute la conséquence de son échec face à Ibn Rashid en janvier 1915 mais que cela démontrait aussi qu’Ibn Saoud n’était pas aussi solide qu’il pouvait le laisser croire, ou que le soutien apporté par les Turcs à Ibn Rashid était plus efficace qu’on aurait pu le supposer. L’auteur de la minute ajoutait cependant que la bataille de Jerrab avait eu pour effet la neutralisation temporaire d’Ibn Rashid mais qu’Ibn Saoud, en s’engageant dans un conflit tribal contre les Ajman, s’était mis dans l’impossibilité de remplir l’objectif majeur qui lui avait été assigné, à savoir la lutte contre les Turcs ou à défaut contre Ibn Rashid (14).

L’India Office, avec l’accord du Foreign Office, télégraphia au vice-roi le 15 septembre pour enjoindre le Government of India à inciter Ibn Saoud à passer à l’action (15). Consulté pour avis, Cox fit savoir qu’Ibn Saoud n’était pas en mesure d’affronter directement les Turcs, mais qu’il lui serait possible de continuer à harceler Ibn Rashid tout en restant à une distance respectueuse de Hail. Il ajouta qu’il serait utile de l’inviter à mettre à la disposition du Chérif Hussein un contingent de 1000 hommes (16). S’appuyant sur l’opinion de Cox, le vice-roi télégraphia le 30 septembre pour faire connaitre la position du Government of India qui considérait qu’il n’était pas opportun d’inviter Ibn Saoud à passer à l’action. Le vice-roi estimait qu’il fallait se contenter de l’avantage précieux que constituait l’amitié, même passive, de l’émir de Riad. Il émettait en outre un avis négatif sur l’envoi d’un contingent à La Mecque, estimant que cela n’aurait que peu d’impact sur la situation et affaiblirait Ibn Saoud vis-à-vis d’Ibn Rashid (17). Londres prit acte de la réponse de Delhi et accepta les observations du Government of India et de Cox, tout en commentant avec ironie l’absence de résultats de l’émir de Riad.

Le 31 septembre, Ibn Saud fit parvenir aux autorités britanniques un message dans lequel il expliquait que les circonstances politiques et la situation intérieure de l’Arabie n’étaient pas favorables au déclenchement d’une campagne contre Ibn Rashid. L’India Office réagit en demandant à ce que l’on informe Ibn Saoud que la Grande-Bretagne espérait qu’il ferait en sorte d’honorer ses engagements (18). Londres considéra qu’une mise au point était nécessaire. Tout en déplorant l’attentisme et la passivité caractérisant le Government of India, il fut rappelé d’une part que le traité de décembre 1915 n’avait pas été négocié pour qu’Ibn Saoud ne fasse rien et que le chef des wahhabites n’avait pour l’instant tenu aucun de ses engagements. L’India Office attirait en second lieu l’attention sur la menace constituée par Ibn Rashid qui avait en juillet contraint le commandement du corps expéditionnaire à mobiliser des forces contre lui. Ibn Rashid représentait de même un danger pour le Chérif Hussein. Londres concluait cependant que la prise de Hail ne s’imposait pas et qu’il n’était pas, en l’état, indispensable d’organiser une conférence avec Ibn Saoud (19). Le 20 octobre dans un télégramme au vice-roi, l’India Office précisa les objectifs assignés à Ibn Saoud : contrôler Ibn Rashid et l’empêcher d’attaquer le Chérif ou Bassora. Il était ajouté que les informations concernant l’état des forces n’étaient pas suffisamment fiables pour décider de la sincérité des arguments avancés par Ibn Saoud pour ne pas passer à l’action (20). Un second télégramme daté du 27 octobre permit à l’India Office de préciser sa position, soulignant que d’un point de vue militaire, l’importance d’Ibn Saoud dans le conflit contre la Turquie était secondaire, qu’il pouvait apporter un soutien aux opérations britanniques en bloquant Ibn Rashid mais que cela n’impliquait pas la prise de Hail. Dans cette perspective, Londres pouvait approuver et encourager une offensive limitée et invitait Cox à faire un rapport sur les besoins d’Ibn Saoud en armes et munitions si cela s’avérait nécessaire, autorisant ainsi implicitement une rencontre éventuelle avec l’émir de Riad.

Lire l’article précédent :
 Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (1/4)
 Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (2/4)
 Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (3/4)
 Ibn Saoud et la Grande-Bretagne : l’accord de Dhahran de décembre 1915 (4/4)

Notes :
(1) Historical Summary of Events in the Territories of the Ottoman Empire, Persia and Arabia affecting the British Position in the Persian Gulf, 1907-1928. IOR/R/15/1/730.
(2) The Chief Political Officer, in charge of Iraq section, Arab Bureau, to the Director, Eastern Bureau, Cairo : Copy of a translation of an Agreement, dated 10th June 1915, between Sheikh Abdul Aziz bin Rashid, Amir of Hail and Shammar tribe, Memorandum n°2 dated the 17th June 1917, Eastern Bureau, Basrah Branch, IOR/R/15/2/68.
(3) File 53/7/X (D54). Kuwait Affairs , Bin Saud, IOR/R/15/1/480, Copy of Letter from Shaikh Abdul Aziz bin Abdur Rahman al Faisal, Ruler of Nejd to the Hon’ble Sir Percy Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf, 10 Oct. 1915.
(4) File 2182/1913, part 5, Persian Gulf and Arabia, Gulf Affairs, 1914-1916, IOR/L/PS/10/387, From Sir Percy Cox to Secretary to the Government of India in the Foreign and Political Department, 13 Jan. 1916. Letter from Abdul Aziz bin Saud to Viceroy Lord Hardinge of Penhurst, 16 Oct. 1915.
(5) File E-8 (II), Bin Saud, IOR/R/15/2/32, Major Keyes, Political Agent, Bahrein, to Sir Percy Z. Cox, Political Resident in the Persian Gulf, Basrah, 22 Dec. 1915.
(6) File 2182/1913, part 4, Telegram from Viceroy to India Office, 22 Dec. 1915.
(7) File E-8 (II), Note regarding interview with Bin Saud on 28 Dec. 1915.
(8) Ibid., Political Agent, Bahrein, to Political Resident in the Persian Gulf, Basrah, 31 Jan. 1916.
(9) Ibid., Major Keyes, Political Agent, Bahrein, to Political Resident in the Persian Gulf, 23 Jan. 1916.
(10) Ibid., Major Keyes, Political Agent, Bahrein to Sir Percy Z. Cox, 2 Mar. 1916.
(11) File 2182/1913, part 5, Reg. 2505, Arabia, Nejd Policy, Ibn Saud, minute manuscrite.
(12) Ibid., from General, Basrah, Attitude of Bin Saud and Bin Rashid, Effect of Grand Sharif’s Rising in Iraq, 16 Jul. 1916.
(13) File E-8 (II), Ibn Saud to Cox, 20 Jul 1916.
(14) File 2182/1913 part 5, Reg. 3508, Arabia, Captain Shakespear’s Mission to Ibn Saud. Relations between Ibn Saud and the Ajman, 27 July-31 August 1916.
(15) Ibid., Reg. 4050, Question of enlisting Co-operation of Bin Saud.
(16) Ibid., Cox to Foreign, repeated to Secretary of State and High Commissioner, Cairo, 27 Sept. 1916.
(17) Ibid., Viceroy to India Office, 30 Sept. 1916.
(18) Ibid., Reg. 4135, 6/7 Oct. 1916.
(19) Ibid., Reg. 4176, 9/10 Oct. 1916.
(20) Ibid., Telegram from India Office to Viceroy, 20 Oct. 1916.

Publié le 20/10/2017


Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.


 


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