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Les Shabaks, minorité kurde ou arabe ? Retour sur une communauté irakienne méconnue (1/3). Des origines ethniques historiquement et étymologiquement « entrelacées »

Par Emile Bouvier
Publié le 01/07/2021 • modifié le 02/07/2021 • Durée de lecture : 5 minutes

Cette communauté discrète ne souffrira pas seulement des actes des groupes islamistes au cours de son histoire : l’incertitude et les débats entourant sa nature ethnique exacte, sa localisation en pleins territoires disputés entre Erbil et Bagdad, la placeront au centre d’un conflit nationaliste qui n’était pas le sien mais qui, par la force des choses, définit aujourd’hui la minorité shabak.

Cet article entend donc exposer cette communauté méconnue, en présentant tout d’abord ses tenants et aboutissants anthropologique (première partie), avant d’en venir aux nombreux conflits militaires et politiques dont cette minorité a été partie prenante malgré elle (deuxième partie) et qui sont à l’origine, en grande partie, des divisions internes parcourant aujourd’hui la communauté shabak (troisième partie).

1. Présentation anthropologique des Shabaks

La communauté shabak vit en Irak, plus particulièrement dans la région de la plaine de Ninive, un territoire de forme triangulaire à l’est de Mossoul engoncé entre le Tigre sur son flanc occidental et par le Grand Zab sur son versant oriental. Historiquement, les Shabaks travaillent essentiellement comme métayers dans les zones rurales de la plaine tandis que les propriétaires terriens vivent, eux, à Mossoul [1]. Les Shabaks vivent au sein et autour d’une soixantaine de villages et villes dans les districts de Hamdaniya et Sheekhan [2] ; la composition démographique de la plaine de Ninive se montre très diverse et inclut d’autres minoritaires comme les chrétiens, les Kaka’i, les Yézidis, les Turkmènes et les Arabes sunnites. Si des statistiques réellement fiables n’existent pas actuellement en Irak, la taille de la communauté shabak est estimée entre 200 000 et 500 000 individus [3], probablement 350 000 selon d’autres sources [4].

Qu’en est-il de leur nature ethnique exacte et de leur religion ? L’identité des Shabaks, en tant que minorité et en tant que communauté, a fortement varié au fil du temps et se montre, actuellement, une source de tensions pour le moins vives au sein de la minorité elle-même. De fait, il s’avère que l’histoire exacte des Shabaks est aussi floue que sujette à débat [5] : si certains leur attribuent des origines turkmènes, d’autres voient en eux d’anciens Kurdes iraniens ayant migré jusque dans la plaine de Ninive au fil des siècles et des conquêtes [6].

Aujourd’hui, malgré quelques particularités culturelles et linguistiques ayant subsisté au fil du temps, l’identité shabak est devenue de plus en plus difficile à différencier de celles des autres communautés irakiennes [7]. Bien que les Shabaks puissent être identifiés historiquement comme un groupe ethno-religieux à part, la communauté fait face désormais à des pressions politiques et sociales afin d’adopter une identité ethnique « globale », plus particulièrement arabe ou kurde, comme il sera vu infra.

En matière religieuse, les Shabaks ne s’avèrent, là non plus, guère homogènes. L’ordre soufi du bektashisme, auquel adhèrent historiquement les Shabaks [8], a progressivement laissé la place aux sunnisme et chiisme « traditionnels ». Aujourd’hui, environ 30% des Shabaks seraient musulmans sunnites et 70% seraient chiites [9]. Ce processus de « chiitisation », observé par plusieurs anthropologues [10] au cours du siècle dernier, a été principalement initié durant la période républicaine irakienne après les réformes terriennes de 1958 et 1963 [11]. La mobilité sociale ascendante, combinée à l’effondrement des relations de pouvoir intercommunautaires traditionnelles, ont ainsi conduit les Shabaks à se porter vers le chiisme, et plus particulièrement le chiisme duodécimain [12]. Leur livre sacré est appelé le « Buyruk », ou « Livre des Actes exemplaires ». Ecrit en turkmène, cet ouvrage fondateur, probablement rédigé au XVIème siècle, est écrit sous la forme d’un dialogue entre Shaykh Safi-ad-din Ardabili (1252-1334), fondateur de l’ordre soufi Safevieh qu’il dirigera de 1301 à 1334, et son fils Sadr al-Din Musa, qui reprendra le flambeau de son père et dirigera l’ordre Safevieh de 1334 à 1391, soit pendant 57 ans [13]. Leurs échanges portent sur différents questionnements religieux, plus particulièrement sur la vie et les principes de l’ordre soufi.

2. Une définition ethnique très complexe

Plusieurs anthropologues et historiens mettent en évidence la complexité toute particulière de l’identité ethnique des Shabaks : comme le politologue américain Michel Leezenberg [14] l’indique, le moment où les Shabaks sont apparus comme un groupe ethnique distinct n’est pas tout à fait clair, tout comme leur origines ethniques exactes. De surcroît, les Shabaks ne seraient, et n’auraient jamais été, une tribu. Au contraire, la communauté est composée de plusieurs tribus [15], provenant de différentes toiles de fond ethniques, principalement kurde, arabe et turkmène. A cet égard, certains auteurs font valoir le fait que le nom de « Shabaks » viendrait du mot arabe « shabaka » (« entrelacé »), révélant ainsi la mixité du contexte ethnique dont seraient issus les Shabaks [16].

Historiquement, les nationalistes de tous bords ont été tentés d’exploiter le flou ethnique entourant les Shabaks en les désignant tour à tour comme des Arabes, des Kurdes ou des Turkmènes, afin de nourrir leur propre agenda politique. Ainsi, depuis les années 1970, les Shabaks se trouvent pris au piège du conflit opposant nationalistes arabes et kurdes. Si la communauté shabak ne s’est jamais clairement positionnée en faveur d’un camp ou de l’autre, elle souffrira de la campagne d’arabisation [17] menée par Saddam Hussein à la fin des années 1970 et au début des années 1980, à l’instar des Kurdes feylis par exemple.

Lors du recensement de 1987 - le dernier complet en date -, les Shabaks seront ainsi confrontés à un choix binaire : s’enregistrer soit comme Kurde, soit comme Arabe [18]. Se trouvant dans l’incapacité de faire valoir leur particularisme ethnique, les Shabaks se trouveront ainsi forcés d’affirmer leur allégeance à l’Etat irakien en s’identifiant comme Arabe - ce qui leur valait, bien souvent, d’être envoyés sur la ligne de front de la guerre irako-iranienne (1980-1988) qui battait alors son plein -, soit de s’identifier comme Kurde et d’en assumer les conséquences, notamment en matière de discriminations, voire de persécutions [19]. Le régime de Saddam Hussein déportera ainsi des Shabaks se définissant comme Kurdes dans les zones sous contrôle des Peshmergas, et détruira leurs villages (une vingtaine en tout) ; ce ne sont que plusieurs années plus tard que les Shabaks déportés seront autorisés à rentrer chez eux, après que des figures politiques shabaks ont déclaré, publiquement, que les Shabaks étaient avant tout des Arabes, et non des Kurdes [20].

Ces discriminations ne seront que les prémices, plus larges et plus violents, des persécutions que subiront les Shabaks à partir de la seconde guerre du Golfe (20 mars 2003 - 18 décembre 2011).

Lire la partie 2

Publié le 01/07/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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