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Les Shabaks, minorité kurde ou arabe ? Retour sur une communauté irakienne méconnue (3/3). La communauté shabak, menacée à l’extérieur, divisée à l’intérieur

Par Emile Bouvier
Publié le 06/07/2021 • modifié le 13/07/2021 • Durée de lecture : 5 minutes

Lire les parties 1 et 2

1. Des courants politiques opposés

La communauté shabak, comme vu précédemment, est parcourue de divisions internes s’articulant essentiellement autour de la question de leur ethnicité [1]. Celle-ci revêt en effet un aspect politique majeur : si les Shabaks se définissaient comme Kurdes, cela octroierait une plus grande légitimité au Gouvernement régional du Kurdistan dans son combat avec Bagdad pour le contrôle des territoires disputés dans la plaine de Ninive. Pour cette raison, les deux gouvernements exercent une certaine pression à l’encontre de la communauté shabak.

Cette dynamique a conduit à l’émergence de deux camps distincts. Le camp « nationaliste shabak », dirigé par Hunain al-Qaddo, affirme que les Shabaks constituent une identité distincte des Arabes et des Kurdes. Hunain al-Qaddo, ancien élu au Conseil des représentants irakien [2], était allié à Nouri al-Maliki et à l’organisation Badr. Il est également le secrétaire général du parti politique « Rassemblement démocratique shabak » qui milite pour la formation d’un gouvernorat centré sur le triangle de la province de Niniveh et rattaché au gouvernement central de Bagdad [3].

Le camp « pro-kurde » est mené par Mala Salim, membre du Parti démocratique du Kurdistan [4] (PDK, parti fondé et toujours contrôlé par le clan Barzani). Il a été, jusqu’en 2018, l’occupant du seul siège attribué aux Shabaks dans la Conseil des représentants [5]. Comme Al-Qaddo, Salim demande la création d’un nouveau découpage administratif centré sur les minorités de la plaine de Ninive, mais dont le rattachement au GRK devrait être acté par un référendum.

D’autres mouvements shabaks ont par ailleurs éclos ces dernières années, en réponse aux persécutions dont les Shabaks faisaient l’objet et face à la nécessité d’une meilleure représentativité politique de cette minorité. Ainsi, Hussein al-Shabaki et d’autres Shabaks ont créé en 2015 le « Parti de la liberté shabak » [6], tandis que d’autres figures politiques, à l’instar de Qusai Abbas Mohammed - soutenu par l’Iran selon les accusations de ses rivaux [7] - se sont présentés en candidats indépendants. Qusai Abbas Mohammed occupe aujourd’hui le siège réservé aux Shabaks au Conseil des représentants irakien [8].

L’agenda relativement incompatible des deux camps, couplé aux efforts constants et mutuels de ces derniers afin de s’affaiblir, a conduit à une forte polarisation de la communauté shabak. Au niveau politique, la méfiance réciproque a conduit à un arrêt de toute forme de communication directe : un Shabak interrogé dans le cadre de l’étude de l’ONG MERI indiquait ainsi que « ceux qui croient que nous ne sommes que Shabaks et pas Kurdes, je ne leur parle pas. Nous avons des altercations avec eux tout le temps. Ils ne nous parlent pas non plus, ils nous appellent les ‘kurdifiés’ » [9].

Un grand nombre de Shabaks affirme par ailleurs ne pas se sentir représenté par les représentants politiques de chaque camp ; ils déplorent notamment le fait que ces derniers militent pour leur parti auprès de la communauté shabak, et non l’inverse. Au lieu de pouvoir choisir un représentant qui défendrait au mieux leurs intérêts, les Shabaks ont l’impression d’être forcés de choisir entre le camp du PDK à Erbil ou celui des principaux partis liés à Bagdad. Les élus shabaks qui ont rejoint les rangs des grands partis irakiens ont en effet perdu une partie de leur autonomie et sont perçus comme des agents de ces mouvements, et non plus des représentants de la communauté shabak : « Nous remarquons que nos représentants à Bagdad et Erbil n’ont pas le droit d’exprimer nos besoins et nos idées. Ils doivent seulement exprimer l’idéologie de leur parti », déplorait ainsi une femme interrogée par les chercheurs de l’ONG MERI.

2. Une polarisation très forte de la communauté shabak

Par ailleurs, autre vecteur de division de la communauté shabak, la militarisation de la société irakienne, motivée notamment par le conflit avec l’Etat islamique, a conduit des Shabaks à rejoindre tant les rangs des Peshmergas que ceux des milices chiites [10]. Sans surprise, les Shabaks ayant rejoint les forces kurdes sont essentiellement sunnites et ceux ayant été incorporés dans les Milices de mobilisation populaire (PMF) sont, dans leur majorité, chiites [11].

Cette militarisation des Shabaks n’est pas sans risque : ainsi, en août 2019, le gouvernement irakien a ordonné l’expulsion de la milice chiite shabak (la 30ème Brigade) de la plaine de Ninive, l’accusant de crimes de guerre et d’intelligence avec l’Iran, et provoquant de vives tensions ethniques et sécuritaires dans la plaine de Ninive [12] ; Hunain al-Qaddo déclarera, à l’égard de ces accusations, que « ce sont des mensonges qui nourrissent la politique discriminatoire systématiquement menée à l’encontre des Shabaks par certains partis et personnalités politiques dans la province de Ninive et dans la région du Kurdistan. Leur but est d’éloigner la 30ème brigade de la plaine de Ninive afin d’y faire venir à la place les Peshmergas et préparer l’annexion de nos villes par la région du Kurdistan » [13].

La polarisation de la communauté shabak est d’autant plus forte qu’elle se trouve attisée par les agendas respectifs des gouvernements de Bagdad et d’Erbil. En effet, après la fuite de Mossoul et de la plaine de Ninive de la communauté shabak, les deux gouvernements concurrents se sont employés à utiliser les réfugiés shabaks présents dans leurs zones de responsabilité afin de soutenir leur cause. Par exemple, durant un rassemblement le 25 août 2016 à Bardarash (Kurdistan d’Irak) organisé par Mala Salim, des manifestants seraient venus réclamer l’intervention des Peshmergas dans la plaine de Ninive - en pleine zone disputée, donc - afin de la libérer de l’Etat islamique, et revendiquant le rattachement de cette dernière à la Région autonome du Kurdistan (RAK), selon l’ONG MERI. Les autorités du camp auraient, selon certains témoignages, ordonné aux résidents du camp de sortir et de se joindre aux manifestants en brandissant des drapeaux et bannières du PDK. Les habitants du camp ont déclaré à l’ONG MERI qu’ils craignaient que désobéir à de tels ordres - et donc contrevenir aux intérêts du principal parti kurde irakien - pourrait avoir des conséquences néfastes sur l’hospitalité de leurs hôtes kurdes et l’aide que ces derniers leur fournit.

Conclusion

Atypique, la communauté shabak est une minorité de plus en plus grevée par les divisions internes et les pressions exercées par des acteurs externes, notamment Erbil et Bagdad. Victime d’exactions commis par des groupes insurgés sunnites, comme l’ont été les Kaka’i par exemple, les Shabaks ont accru leur politisation et, à bien des égards, leur polarisation. Pourtant, aujourd’hui, les Constitutions irakienne et kurde ne mentionnent toujours pas les Shabaks comme un groupe ethnique distinct, bien que la loi électorale irakienne réserve un siège au Conseil des représentants à cette minorité. En raison de cette absence de reconnaissance administrative et légale des Shabaks, la langue de ces derniers, le shabaki, n’est pas enseignée à l’école et menace peu à peu de disparaître. La question d’une « union sacrée » entre partis politiques shabaks visant à préserver l’héritage culturel de leur communauté et à porter d’une voix plus forte leurs revendications, reste ainsi, aujourd’hui, toute ouverte.

Bibliographie :
 Leezenberg, Michel. "The Shabak : Between secular nationalisms and Sectarian violence." In Beyond ISIS : History and Future of Religious Minorities in Iraq, pp. 197-206. Transnational Press London, 2019.

Sitographie :
 Fate of missing members of the Shabak community still unknown, Kirkuk Now, 20/10/2020
https://kirkuknow.com/en/news/63037
 Shabak, World Directory of Minorities and Indigenous Peoples, 2017
https://minorityrights.org/minorities/shabak/
 After ISIS : Perspectives of displaced communities from
Ninewa on return to Iraq’s disputed territory, PAX for Peace, juin 2015
https://paxforpeace.nl/media/download/pax-iraq-report--after-isis.pdf
 State of the World’s Minorities 2008 - Iraq, RefWorld, 11/03/2008
https://www.refworld.org/docid/48a7eaefc.html
 On Vulnerable Ground : Violence against Minority Communities in Nineveh Province’s Disputed Territories, Human Rights Watch, 10/11/2019
https://www.hrw.org/report/2009/11/10/vulnerable-ground/violence-against-minority-communities-nineveh-provinces-disputed
 Deadly Bombing Hits Iraqi Funeral, The New York Times, 14/09/2013
https://www.nytimes.com/2013/09/15/world/middleeast/deadly-bombing-hits-iraqi-funeral.html
 Country Reports on Human Rights Practices for 2013, US Department of State, 2013
https://2009-2017.state.gov/j/drl/rls/hrrpt/2013humanrightsreport/index.htm
 Nineveh Ethnic Cleansing - The Shabak, Map of Displacement, date inconnue
https://www.mapofdisplacement.com/
 IS threatens Iraq’s minority Shabak community, Al Monitor, 22/08/2014
https://www.al-monitor.com/originals/2014/08/iraq-minorities-shabak-extinction-islamic-state.html
 From Crisis to Catastrophe : the situation of minorities in Iraq, Minority Rights Group International, octobre 2014
https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%20Documents/IRQ/INT_CESCR_ICO_IRQ_19803_E.pdf
 Senior MP Warns of US-Arab Plot to Disintegrate Iraq, Fars News Agency, 15/12/2020
https://www.farsnews.ir/en/news/13990925000902/Senir-MP-Warns-f-US-Arab-Pl-Disinegrae-Ira
 Iran’s Inroads into Christian Iraq, The American Interest, 21/12/2017
https://www.the-american-interest.com/2017/12/21/irans-inroads-christian-iraq/
 Mosul : US airstrike that killed Iraqi family deepens fears for civilians, The Guardian, 01/11/2016
https://www.theguardian.com/world/2016/nov/01/mosul-family-killed-us-airstrike-iraq
 How Guardian investigated death of Iraqi family in likely coalition airstrike, Airwars, 28/03/2015
https://airwars.org/news-and-investigations/guardianiraqifamilydeath/
 Division among Iraq’s Shabak minority reveals Kurdish-Arab land rivalry, Al Monitor, 16/08/2016
https://www.al-monitor.com/originals/2016/08/shabak-minority-iraq-kurdistan-baghdad-erbil.html
 Iraq’s Shabaks and the Search for Land Rights and Representation, Enabling Peace, 13/12/2019
https://enablingpeace.org/iraqs-shabaks-and-the-search-for-land-rights-and-representation/
 Forging Demographic Change in Iraq At the Expense of Assyrians, The Orthodox Church, 31/01/2019
https://theorthodoxchurch.info/blog/news/forging-demographic-change-in-iraq-at-the-expense-of-assyrians/
 Normalizing Security in the Nineveh Plains, The Washington Institute, 09/07/2019
https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/normalizing-security-nineveh-plains
 Protest after PMU’s 30th Brigade in Nineveh asked to withdraw, Middle East Center Reporting and Analysis, 05/08/2019
https://www.mideastcenter.org/post/protest-after-pmu-s-30th-brigade-in-nineveh-asked-to-withdraw
 Iraqi decision to remove Shabak PMU from Ninevah Plains stirs conflict, Al Monitor, 29/08/2019
https://www.al-monitor.com/originals/2019/08/iraq-mosul-shabak-pmu-nineveh-plains.html

Publié le 06/07/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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