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Les Palestiniens en Jordanie

Par Delphine Froment
Publié le 22/04/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

A picture dated 06 August 1970 shows Palestinian leader Yasser Arafat flashing the V-sign from the Palestine Liberation Organization (PLO) headquarters in Amman.

AFP

En 1948, l’Etat jordanien est encore jeune : l’émirat arabe de Transjordanie, dont la fondation remonte à la Première Guerre mondiale devient, après la période mandataire britannique (1922-1946), le royaume hachémite de Jordanie. Durant toute cette période politique mouvementée, la Jordanie cherche à asseoir son autorité sur la population et à affirmer sa légitimité. Et c’est sur les tribus bédouines que le régime va tenter de s’appuyer. Mais alors que le peuplement jordanien s’est principalement appuyé sur l’arrivée de migrants provenant de Palestine, de Syrie, et du Caucase (Circassiens), l’émergence du conflit israélo-arabe a débouché sur un afflux considérable de réfugiés palestiniens dans le pays, qui complexifie durablement le fragile équilibre qu’avait trouvé les Hachémites à partir des années 1930. En effet, véritable melting-pot, la Jordanie est confrontée à un défi d’envergure depuis plus d’un demi-siècle : former une identité nationale qui puisse satisfaire et unifier tous les citoyens. D’autant plus qu’aujourd’hui, la population palestinienne est même majoritaire en Jordanie (60% de la population totale) : les Transjordaniens [1], qui se revendiquent parfois comme les « vrais » citoyens du pays, prioritaires devant les Palestiniens, sont démographiquement la première minorité du pays.

A partir de là, il est intéressant de s’interroger sur la politique qu’a pu mener le régime concernant la question des Palestiniens-jordaniens : palestinisation de la Jordanie ou jordanisation des Palestiniens ? Pour cette étude, il faut avoir à l’esprit un élément fondamental : les Palestiniens sont arrivés massivement en Jordanie à partir de la création d’Israël, en tant que réfugiés ; l’identification à la citoyenneté jordanienne n’est jamais totale, dans le sens où l’espoir de retrouver un jour le territoire palestinien est un frein pour une intégration définitive à la Jordanie.

Aussi, étudier les Palestiniens en Jordanie, c’est interroger leur intégration politique, économique, sociale et culturelle, avec en toile de fond la question identitaire, les représentations qu’ils se font de la Jordanie et celles que se font d’eux les Transjordaniens.

Après 1948 : la question palestinienne au cœur de la Jordanie

En annexant la Cisjordanie et en prenant en charge de très nombreux réfugiés palestiniens, la Jordanie se retrouve confrontée à la délicate question de l’intégration palestinienne au sein de la population : il s’agit d’une situation inédite au Moyen-Orient, la Jordanie étant la seule à imposer la citoyenneté du pays aux réfugiés. A cette première question délicate, le pays doit également faire face au problème de redéfinition de son identité : la construction de la « Jordanianness » passe-t-elle par la double assimilation de la « Transjordanianness » et de la « Palestinianness » ? Ou la « Transjordanianness » garde-t-elle une certaine primauté ?

Le ressentiment palestinien. Suite à la guerre de 1948, 700 000 Palestiniens sont expulsés ou fuient leurs terres : 70 000 d’entre eux se réfugient dans l’East Bank [2]. La Cisjordanie, quant à elle, est occupée par le royaume hachémite de Jordanie : 440 000 Palestiniens de Cisjordanie, auxquels il faut ajouter 280 000 réfugiés d’Israël, sont désormais sous le contrôle de la Jordanie. Or, dans sa volonté d’annexion de la Cisjordanie, qui se fait progressivement entre 1948 et 1950, le roi Abdallah donne à tous les Palestiniens qui vivent dans le royaume la nationalité jordanienne : au total, le pays connaît un boom démographique, avec environ 790 000 nouveaux citoyens palestiniens.

Cependant, cette annexion est mal vécue par les réfugiés : en effet, beaucoup de Palestiniens éprouvent un fort ressentiment contre le roi Abdallah de Jordanie, qui a œuvré toute sa vie pour s’arroger le territoire de Palestine et l’incorporer à son royaume, et a finalement atteint cet objectif avec l’annexion de la Cisjordanie en 1950. D’autant plus que les Palestiniens sont très rapidement victimes de discrimination, au niveau politique, social et économique : le poids démographique et économique [3] de cette nouvelle population est vu comme une menace à l’identité transjordanienne du territoire pour le régime. Aussi, pour que la Jordanie ne devienne pas la nouvelle Palestine, le gouvernement cherche à minimiser l’impact que peuvent avoir les Palestiniens sur le pays.

Entre ces discriminations et le sentiment d’avoir été trahi par le roi Abdallah, qui s’était jusque-là présenté comme un défenseur de la cause palestinienne, les réfugiés ressentent une forte rancœur à l’égard de leur pays d’accueil. Certains Palestiniens radicaux estiment même qu’il faut punir le roi : c’est d’ailleurs un Palestinien, Mustapha Ashu, qui assassine Abdallah Ier le 20 juillet 1951.

Tentatives pour construire une identité hybride. Ce climat de tension rend nécessaire une politique d’intégration et d’unification des deux rives : pour ce faire, il faut faire accepter le régime monarchique et la dynastie des Hachémites aux réfugiés, et bloquer l’émergence d’un leadership politique palestinien.

Mais plutôt que d’imposer une identité transjordanienne, le gouvernement va chercher à créer une identité jordanienne hybride. Cette identité hybride reposerait sur quatre idées fondamentales : la reconnaissance de la monarchie, le roi étant le symbole de la Jordanie ; une identité qui représenterait et exprimerait l’arabisme, faisant de la Jordanie un refuge pour tous les Arabes et lui donnant un rôle médiateur au sein de la région ; un engagement en faveur de la cause palestinienne, engagement que la Jordanie a toujours revendiqué ; l’unité des deux communautés.

Cette notion d’identité hybride n’est pas propre aux années 1950 : elle prend forme à partir de cette décennie, mais reste, au-delà des années 1950, et pour très longtemps, un idéal pour le gouvernement.

Mais les deux communautés cherchent elles-mêmes à garder leurs caractéristiques : les Transjordaniens sont fiers de leur ascendance, souvent tribale, et expriment une certaine condescendance à l’égard de ces nouveaux « faux » Jordaniens, alors que les Palestiniens ne souhaitent pas de « jordanisation » de leur identité, et revendiquent toujours leur appartenance à la Palestine sans accepter pleinement l’intégration à la Jordanie. Et cette « jordanisation » de l’identité déplait d’autant plus aux Palestiniens qu’elle tend à faire disparaître toute notion de « Palestine » : le terme de « Palestine » est interdit dans tous les documents officiels à partir de l’annexion de la Cisjordanie.

L’attachement des Palestiniens-Jordaniens [4], qui gardent, pour certains [5], une certaine amertume à l’égard du régime et du pays, est mis à rude épreuve avec la création de l’OLP en 1964 : cette organisation nationaliste palestinienne devient une forme alternative d’attachement national pour beaucoup de Palestiniens-Jordaniens. L’OLP est dès lors considérée comme une grande menace pour le régime hachémite, car elle défie l’autorité de la Jordanie sur les ressortissants palestiniens.

Une intégration difficile. Les Transjordaniens voient les Palestiniens comme une menace, et ce, pour plusieurs raisons : tout d’abord, pour leur poids démographique et économique ; et ensuite, parce qu’ils craignent les revendications nationalistes des Palestiniens à l’encontre d’Israël et qui portent préjudice à la Jordanie. Ces différentes raisons poussent paradoxalement à une intégration tentée mais incomplète des Palestiniens en Jordanie.

Cela se voit particulièrement avec l’armée : en effet, à partir de 1950, John Baggot Glubb considère qu’il faut engager les Palestiniens dans la défense de leur nouveau pays : le 25 juin 1950 est créée la National Guard, une nouvelle force militaire qui recrute essentiellement dans les villages frontaliers à Israël pour empêcher les raids israéliens en Cisjordanie.

Mais cette National Guard s’avère assez inefficace pour contrer les attaques israéliennes (notamment celle de Qibya, en octobre 1953, qui fait 66 morts parmi les civils) : le gouvernement ne met pas en place de système de paye, et les structures d’entrainement, ainsi que les possibilités d’armement, sont très peu développées. Et surtout, l’armée arabe de Jordanie reste très transjordanienne dans son recrutement, et l’est même exclusivement dans le commandement. En fait, dans l’armée comme dans le pays, l’identité tribale est prépondérante.

De 1967 à Septembre Noir (1970), la montée des tensions

Parce que les Palestiniens ne s’identifient souvent pas comme des Jordaniens et que les Jordaniens eux-mêmes craignent et rejettent les Palestiniens, un fossé se creuse entre les deux communautés. La défaite jordanienne en 1967 face à Israël et la perte de la Cisjordanie alimentent le conflit latent intercommunautaire, les Palestiniens reprochant au régime de n’avoir pas permis à la population cisjordanienne de se défendre convenablement. Une accusation qui vient s’ajouter aux rancunes des vingt dernières années.

Dans le même temps, 250 000 Palestiniens se réfugient dans l’East Bank à l’issue de la guerre des Six-Jours : la population palestinienne constitue désormais 60% de la population totale. De plus, les Cisjordaniens demeurent des citoyens jordaniens et continuent d’être représentés au Parlement : ainsi, les Palestiniens restent des acteurs majeurs au sein du pays.

Les événements de 1967 convergent avec la prise en charge progressive par les Palestiniens de leur propre destin : l’OLP s’affirme peu à peu, et les fedayin, des forces de guérillas, commencent à inquiéter Israël, et à gagner en popularité dans le monde arabe, notamment après leur succès à Al-Karamah (East Bank) en mars 1968 face aux forces israéliennes. Mais cette popularité grandissante représente un défi à la souveraineté jordanienne sur les Palestiniens-Jordaniens. En raison de ces guérillas, Israël attaque en retour la Jordanie, qui héberge les fedayin : en 1968, un raid punitif israélien cause ainsi la mort de 46 civils et 10 soldats. Aussi, en 1970, le gouvernement supprime le service militaire obligatoire aux Transjordaniens comme aux Palestiniens, instauré en 1966 à la demande de ces derniers : le service militaire, qui permettait aux fedayin d’accéder facilement aux armes, est remplacé par une Armée populaire, ouverte seulement aux Transjordaniens. Cette décision alimente fortement le ressentiment des Palestiniens envers le régime, alors que les Transjordaniens sont souvent agacés par le manque de gratitude des Palestiniens envers le pays qui leur a servi de refuge.

Ce climat de tensions aboutit finalement aux événements de Septembre Noir, en 1970, où une guerre civile éclate entre les différentes communautés. Ceci dit, Laurie A. Brand cherche à nuancer un certain manichéisme dans l’approche de Septembre Noir : les Palestiniens et les Transjordaniens ne se sont pas massivement opposés, certains restant en marge du conflit, et des Transjordaniens (essentiellement ceux du nord du pays) luttant avec les Palestiniens pour défier le régime [6]. Septembre Noir débouche néanmoins sur l’éviction de l’OLP hors de Jordanie, et laisse un climat délétère entre les Jordaniens et les Palestiniens.

Après 1970, des relations jordano-palestiniennes en demi-teinte

Les Transjordaniens voient dans les Palestiniens des traîtres au pays. De ce ressentiment découlent la tendance à dire « l’East Bank d’abord » et une discrimination accentuée en faveur des Transjordaniens dans les emplois bureaucratiques : à partir de là, tout rapport à l’administration devient de plus en plus délicat pour un Palestinien, qui est souvent confronté à l’hostilité de la bureaucratie transjordanienne sans pouvoir y faire face. A cela s’ajoute le fait que les Palestiniens-Jordaniens qui vivent dans les pays du Golfe connaissent un pic de prospérités avec le boom pétrolier de la mi-1970, ce qui élargit le fossé entre les Transjordaniens et les Palestiniens. Cette différenciation des niveaux de vie contribue à la formation d’un secteur privé auquel accèdent facilement les Palestiniens face à un secteur public approprié par les Transjordaniens.

Parallèlement, la culture palestinienne devient un repoussoir qui aide à la construction de l’identité jordanienne : les tribus et l’héritage bédouin sont largement mis en avant face à la culture étrangère des Palestiniens. Ainsi, comme le dit Joseph A. Massad, « les Palestiniens, qui ont été identifiés en tant qu’« autres » par le régime jordanien et ses alliés, ont été des instruments dans la formation d’une identité nationale jordanienne, opposée justement à ces « autres » [7] ». Une distinction des communautés est donc à l’œuvre : elle se perçoit également très bien dans les styles vestimentaires et langagiers. Par exemple, au keffieh rouge-et-blanc, symbole tribal de la Jordanie, vient s’opposer le keffieh noir-et-blanc palestinien. De même, la population fait des distinctions entre les accents des Transjordaniens et des Palestiniens ; cette représentation linguistique des deux communautés est si forte que bon nombre de Palestiniens cherchent à imiter les Transjordaniens dans leur façon de parler. Les expressions d’une identité palestinienne sont par ailleurs limitées par le régime : alors qu’elles connaissent une hausse dans les années 1970 et 1980, elles mènent à des confrontations entre l’Etat et les Palestiniens, et sont souvent censurées.

Il ne faut cependant pas maximiser ces tensions jordano-palestiniennes car une solidarité entre les deux communautés peut également s’observer, notamment en 1978, quand le Liban est envahi par Israël pour punir l’OLP, et où les Transjordaniens veulent venir en aide à l’OLP contre Israël. De même, lorsqu’en 1988, le désengagement définitif de Cisjordanie est annoncé par le gouvernement, qui met ainsi fin à toute ambition territoriale en Palestine, les Palestiniens voient le régime sous un nouveau jour : le roi Hussein laisse en effet la porte ouverte à la création d’une entité politique palestinienne. A partir de là, beaucoup de Palestiniens font preuve d’un soutien non négligeable envers le régime, s’identifiant presque complètement comme des Jordaniens.

Néanmoins, la libéralisation politique et économique du pays de 1989, qui contribue à la libération de la parole des différentes communautés, exacerbe de nouvelles tensions intercommunautaires : les partis politiques qui se créent alors recoupent en effet très largement les divisions entre communautés. Dans le même temps, la guerre du Golfe de 1991 provoque un déclin économique et une hausse démographique avec l’arrivée de 200 000 Palestiniens-Jordaniens qui vivaient jusque-là de leurs activités pétrolières dans les pays du Golfe : l’inflation et la hausse du chômage qui en découlent révèlent de nouvelles tensions et divisions. Ainsi, les Transjordaniens ont à nouveau l’impression de perdre progressivement le contrôle de leur pays au profit des vagues d’immigration étrangère, et nourrissent par conséquent un sentiment aigu de la « Transjordianness », s’opposant à l’idée que les Palestiniens puissent jouer un rôle dans les affaires jordaniennes.

Conclusion

L’histoire des relations jordano-palestiniennes est à la fois interne et externe : interne parce qu’elle pose et complexifie la question de l’identité de la Jordanie, toujours en mouvance depuis la création de l’Etat au début du XXe siècle ; externe parce qu’elle s’insère dans les dynamiques du conflit israélo-arabe ainsi que dans l’histoire du problème palestinien. Ces relations sont donc particulièrement évolutives, et se développent au gré de la situation politique régionale ou nationale : parfois cordiales, elles sont souvent très tendues. Finalement, les efforts entrepris par le régime pour construire une identité hybride ont largement rencontré l’opposition des deux communautés, toutes les deux conscientes de leur héritage identitaire respectif et de leurs intérêts propres.

Bibliographie :
Laurie A. Brand, « Palestinians and Jordanians : A Crisis of Identity », Journal of Palestine Studies, Vol. 24, n°4, 1995, pp. 44-61 : http://www.jstor.org/stable/2537757.
Joseph A. Massad, Colonial Effects, New York, Columbia University Press, 2001, 396 pages.
Kamal Salibi, The Modern History of Jordan, Londres, New York, 1998, 298 pages.

Lire également sur Les clés du Moyen-orient :
 Tribus et tribalisme dans la construction de l’Etat jordanien
 Identités et structures tribales à l’épreuve de la construction jordanienne

Publié le 22/04/2013


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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