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Si les Kurdes s’avèrent désormais des acteurs incontournables de la scène géopolitique moyen-orientale, notamment en Syrie, en Turquie et en Irak, ce peuple sans Etat reste, aujourd’hui, un creuset de complexités. Les « sous-ethnies » kurdes sont, à cet égard, aussi éloquentes que méconnues ; l’une des principales d’entre elles regroupe ceux que l’on appelle les « Kurdes faylis », feylis, ou failis. Très discrète, cette ethnie, dont l’un des membres est aujourd’hui le vice Premier ministre irakien, Fuad Hussein, a pourtant constitué une partie de l’élite commerciale irakienne durant une bonne part de la seconde moitié du XXème siècle, avant de subir des politiques discriminatoires organisées au plus haut niveau de l’Etat irakien.
Qui sont les Kurdes feylis ? Qui sont ces « Kurdes à part », pourtant pleinement intégrés, géographiquement et socialement, au Kurdistan irakien ? Cet article montrera que, si les discriminations étatiques dont ils ont fait l’objet sont aujourd’hui officiellement terminées (I), les Feylis font toujours l’objet, actuellement encore, de politiques ségrégatoires mises en place sous le régime baasiste (II).
Les Kurdes feylis forment un groupe ethnique habitant historiquement les deux versants des monts Zagros, le long de la frontière Iran-Irak ; ils sont, à ce titre, autant Irakiens qu’Iraniens. Aujourd’hui, un total de 500 000 Feylis vivrait en Irak et un million en Iran. En Irak, les Feylis se trouvent principalement à Bagdad, ainsi qu’à l’est des gouvernorats de Diyala, Wasit, Missan et Bassorah. Une portion notable de la population feylie irakienne réside par ailleurs au Kurdistan irakien.
Ces Kurdes se distinguent des autres pour plusieurs raisons ; premièrement, ils parlent le laki, un dialecte distinct des autres Kurdes, qui est un sous-dialecte du lori. Deuxièmement, contrairement à la plupart des Kurdes, qui sont généralement des musulmans sunnites d’obédience shafie, les Kurdes feylis sont des musulmans chiites duodécimains. Leur ethnicité kurde et leur foi chiite les ont historiquement exposés à la stigmatisation et aux persécutions, principalement durant les années 1970 et 1980, c’est-à-dire sous le régime baasiste.
L’origine du nom feyli n’est pas connu précisément ; l’historien et anthropologue britannique Austen Henry Layrad a émis l’hypothèse que l’une des façons alternatives de désigner les feylis, les « pahla », pouvait se référer à la « Parthia », c’est-à-dire à l’un des peuples antiques ayant occupé l’actuel Iran.
L’histoire contemporaine des Feylis commence au XIXème siècle, où ces derniers quittent les actuelles montagnes iraniennes et se dirigent vers l’ouest ; ils s’installent rapidement à Bagdad et dans d’autres villes irakiennes. Historiquement composés de riches familles de commerçants, les Feylis s’imposent rapidement comme des acteurs centraux de la vie commerciale de Bagdad et d’une bonne partie de l’est irakien.
Cette forte présence des Feylis dans la sphère économique irakienne s’intensifie en 1948, à la suite de l’établissement de l’Etat d’Israël ; la création de la jeune nation hébreu créé en effet un appel d’air dans la vie économique irakienne, de nombreuses familles marchandes juives choisissant de quitter le pays des deux fleuves pour rejoindre la Terre promise. Les marchands Feylis prennent rapidement leur place et gravissent les strates sociales au sein des classes moyenne et supérieure. Le succès des Feylis s’illustre par exemple dans leur acquisition et leur prise de contrôle des principaux bazars de Bagdad, dont les célèbres marchés de Shorja et Jamila.
En dépit de leur prééminence sociale et économique, et peut-être aussi à cause d’elle, les Feylis ont fait face à une discrimination officielle, étatique, dès le XIXème siècle. En effet, les Feylis étaient considérés par beaucoup comme des Perses ; cela d’autant plus que certains s’étaient employés à acquérir la nationalité iranienne afin d’éviter la conscription dans l’armée ottomane. Très rapidement, au cours du XXème siècle, la discrimination à l’encontre des Feylis se transformera en stigmatisation, puis en persécutions.
En 1924, une « loi sur la nationalité » est adoptée par le Parlement irakien ; ce texte législatif distinguait les descendants de citoyens ottomans, qui étaient considérés comme des Irakiens « authentiques » et se voyaient automatiquement pourvu de la nationalité irakienne, et les citoyens d’origine perse, qui devaient déposer officiellement une demande de nationalité irakienne s’ils la souhaitaient. Les Feylis, membres de la deuxième catégorie, ont ainsi été considérés comme citoyen de seconde zone en dépit du fait qu’un grand nombre d’entre eux se trouvait en Irak depuis plusieurs générations déjà.
Cette distinction de citoyenneté introduite par la loi sur la nationalité de 1924 a servi de vecteur à une répression accrue contre les Feylis après l’arrivée au pouvoir du régime baasiste en 1963. En effet, dès cette année, une nouvelle loi sur la nationalité est introduite par le Parlement irakien et renforce davantage encore celle de 1924 en autorisant la déchéance de nationalité irakienne pour les citoyens soupçonnés d’être d’origine perse. De nombreux Kurdes feylis sont ainsi déchus de leur citoyenneté et déplacés vers l’Iran ; après le second coup d’Etat baasiste en 1968, le gouvernement accélère les déchéances de nationalité et les déplacements ; selon des sources de l’époque [1], près de 70 000 Feylis sont déplacés entre 1969 et 1971, dont 40 000 en une seule fois à l’automne 1971.
Les chercheurs, à l’instar de la chercheuse française François Brié [2] ou encore du politologue américain Michael Gunter [3], ont émis différentes hypothèses afin d’expliquer les raisons ayant poussé le parti baasiste à cibler ainsi les Kurdes Feylis. La plupart des travaux s’accorde sur le fait que ces politiques ségrégatoires étaient sans nul doute une forme de représailles contre leurs activités politiques dans l’opposition ; en effet, au début des années 1960, un grand nombre de Kurdes feylis a soutenu les soulèvements kurdes ayant émaillé la seconde moitié du XXème siècle en Irak, fournissant un soutien tant moral que matériels aux insurgés.
De plus, les Feylis se montraient également très présents dans le parti communiste irakien et le parti chiite Dawa, tous deux considérés comme des adversaires du régime. Enfin, le régime baasiste se sentait certainement menacé, ou en tous cas concurrencé, par l’influence sociale et économique des Feylis.
La Révolution iranienne de 1979 vient accroître la stigmatisation des Feylis, concomitamment à la dégradation des relations irano-irakiennes. Le régime baasiste, désormais fermement sous le contrôle de Saddam Hussein, accroît sa campagne contre les Kurdes feylis. La propagande gouvernementale peint ainsi les « citoyens d’origine iranienne », autrement dit les Feylis, comme des traîtres au nationalisme panarabe et des éléments d’une supposée cinquième colonne de l’Iran en Irak, et même comme une source de contamination pour le sang irakien. En agissant ainsi, le régime joue à la fois sur le ressentiment contre les chiites, dans le contexte naissant de la guerre Iran-Irak, et avec le sentiment antikurde existant alors dans le contexte plus large des insurrections kurdes contre les autorités irakiennes dans le nord de l’Irak.
Dans ce cadre, l’exemple du dénommé Samir Ghullam, Kurde feyli, est évocateur : accusé en avril 1980 d’avoir essayé d’assassiner le vice Premier ministre Tariq Aziz, l’un des principaux responsables du déclenchement de la guerre entre l’Iran et l’Irak, il est aussitôt arrêté et exécuté avec l’intégralité de sa famille sur ordre de Saddam Hussein. Cette exécution provoque la publication d’un nouveau décret sur la nationalité : le 26 mai 1980, le Conseil du commandement révolutionnaire publie le décret n°666 [4], qui stipule que la citoyenneté irakienne est déchue de tous ceux avec des origines étrangères « dont la déloyauté à la nation, au peuple et aux principes sociaux et politiques supérieurs de la Révolution a été mise au jour » ; en outre, ce décret autorise le ministère de l’Intérieur à expulser du territoire irakien tous ceux dont la nationalité a été révoquée et à être renvoyés en Iran.
Les Feylis sont spécifiquement visés par ce décret. Très rapidement, les populations kurdes feylis font l’objet d’une traque de la part des services de sécurité et de renseignement irakiens, s’appuyant sur les autres services de l’Etat afin d’optimiser cette recherche et de constituer des listes de noms.
L’un des événements resté célèbre est le DAAAAATE, où 900 commerçants parmi les plus influents de Bagdad sont convoqués dans les locaux de la Chambre de Commerce, sur le motif qu’ils vont se voir remettre de nouvelles licences à l’importation. Au nombre de 400, les Feylis sont rapidement encerclés par un cordon de policiers qui les font sortir par une porte arrière du bâtiment, les emmènent dans des bus et partent aussitôt vers la frontière iranienne.
Tandis que les déplacements s’accélèrent, la psychose au sein de l’administration irakienne s’accroit. Les responsables gouvernementaux ainsi que des services de sécurité et de renseignement se voient ainsi instruire d’amener leur carte d’identité avec eux sur leur lieu de travail pour inspection ; le gouvernement demande également aux enfants d’apporter leurs documents d’identification ainsi que ceux de leurs parents à l’école à des fins de contrôle. Les Kurdes feylis sont parfois délogés de chez eux par la police, qui les emmène aussitôt dans un centre de détention temporaire, puis à la frontière iranienne. Tous ceux dont les origines iraniennes sont démontrées sont déchus de leurs documents d’identité et emmenés dans la foulée. Une fois arrivés à la frontière, ils sont forcés de voyager à pied jusqu’en Iran.
Les estimations du nombre de Feylis ayant fait l’objet d’une déchéance de nationalité avant d’être déplacés varient entre 150 000 et 500 000. Le décret n°666 est resté en place durant 24 ans, ainsi qu’approximativement 30 autres décrets publiés par le Conseil du commandement révolutionnaire spécifiquement contre les Kurdes feylis.
Les Kurdes Feylis obligés de quitter l’Irak se voyaient interdire de prendre quoi que ce soit leur appartenant, à l’exception des habits et effets personnels qu’ils portaient sur eux au moment de leur arrestation. Leurs biens étaient confisqués et inventoriés avant d’être redistribués auprès des membres du parti bassiste. Durant cette période, le gouvernement offrait par ailleurs 10 000 dinars irakiens (30 000 dollars américains actuels) aux citoyens irakiens qui divorçaient de leurs épouses kurdes feylis et acceptaient qu’elles soient déplacées en Iran.
En plus de ces déplacements, le gouvernement irakien a également séparé de leur famille des milliers de jeunes hommes en âge de faire leur service militaire, en les arrêtant et les envoyant en détention dans les prisons de Nigrat Al-Salman et Abu Ghraïb notamment. Ils y subissaient entre autres choses des actes de torture et, selon certains rapports, les autorités irakiennes se servaient également d’eux comme cobayes lors de tests d’armes chimiques et biologiques. Le nombre estimé de jeunes hommes disparus dans les prisons irakiennes, et dont les corps n’ont jamais été retrouvés, varie de 10 000 à 20 000 selon les estimations. D’autres ont été utilisés comme boucliers humains durant la guerre irano-irakienne et envoyés à travers la frontière dans des territoires hautement minés afin de baliser des itinéraires.
Un nombre indéterminé de Kurdes feylis est mort en effectuant le trajet à pied jusqu’en Iran, en particulier les femmes, les enfants et les vieillards. Ceux qui ont survécu au voyage étaient traités comme des étrangers en Iran, bien qu’un petit nombre ayant pu démontrer ses origines iraniennes a été en mesure de déposer une demande de nationalité iranienne. La plupart des autres Kurdes ont vécu comme réfugiés apatrides durant des décennies dans des camps de réfugiés ou des bidonvilles, sans accès à l’éducation et au marché du travail, et cela en dépit de leur succès social et économique d’autrefois en Irak.
Lire la partie 2
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] Dont l’on pourra notamment trouver une liste particulièrement étoffée chez Kirmanj, Sherko, “The Clash of Identities in Iraq,” in Baram, A., Rohde, A. and Zeidel, R., Iraq Between Occupations : Perspectives from 1920 to the Present.
[2] Cf. notamment Brié Françoise, « Irak : au pays des déportés », Outre-Terre, 2006/1 (no 14), p. 193-212. DOI : 10.3917/oute.014.0193. URL : https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2006-1-page-193.htm
[3] Cf. par exemple Michael M. Gunter (2003) Kurdish Future in a Post-Saddam Iraq, Journal of Muslim Minority Affairs, 23:1, 9-23, DOI : 10.1080/13602000305927
[4] Le contenu du décret, très concis, est consultable ici : https://www.refworld.org/docid/3ae6b51d28.html
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