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Les Etats-Unis au Moyen-Orient (3) : guerre contre le terrorisme et remodelage du Grand Moyen-Orient (2001-2004)

Par Laura Monfleur
Publié le 29/03/2018 • modifié le 27/02/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Lire également :
Les Etats-Unis au Moyen-Orient (1) : enjeux et présence américaine pendant la guerre froide (1945-1990)
Les Etats-Unis au Moyen-Orient (2) : les ambiguïtés d’une superpuissance au Moyen-Orient (1990-2001)

I. La « doctrine Bush » d’intervention au Moyen-Orient

1. La guerre contre le terrorisme

L’intervention américaine au Moyen-Orient semble se cristalliser autour d’une « doctrine », défendue par Georges W. Bush, qui se fonde sur plusieurs principes (Droz-Vincent, 2011) :
 le « changement de régime » (« regime change ») : il s’agit de renverser un gouvernement qui s’oppose à la libéralisation économique et sociale et à l’hégémonie des Etats-Unis sans affecter la société civile. Cette idée s’appuie sur la « doctrine de la société civile » en tant qu’il suffisait d’imposer de nouveaux acteurs représentant la société civile pour être légitime (Hoop Scheffer, 2011).
 l’unilatéralisme et l’interventionnisme militaire renforcé par un retour d’un expansionnisme classique et de la doctrine des deux guerres conventionnelles en Irak et en Afghanistan (Saul, 2017). Cet interventionnisme s’accompagne néanmoins de stratégies complémentaires comme le développement d’opportunités économiques par l’ouverture des marchés et des accords de libre-échange (Droz-Vincent, 2007).
 la guerre préventive : ce concept permet de justifier une intervention avant même que l’ennemi n’attaque. Le concept de préemption permet de justifier une protection offensive face à la menace d’attentats terroristes ou des armes de destruction massive.
 La pression sur les pays alliés comme l’Egypte et l’Arabie saoudite à mener des réformes démocratiques et à s’engager au côté des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme.

L’Afghanistan et l’Irak semblent constituer des « pays tests » (Croisier, 2005) pour cette doctrine. En 2001, les Etats-Unis débutent l’opération « Liberté immuable » en Afghanistan afin de déloger les Talibans. Le 19 mars 2003, l’opération « Iraqi Freedom » (Liberté de l’Irak) est lancée (1). Cette guerre préventive unilatérale est tout d’abord préparée et légitimée dans les médias qui défendent l’idée d’un lien entre Oussama Ben Laden et Saddam Hussein, bien qu’il n’est pas avéré. Elle est également légitimée par les acteurs politiques et les médias américains par la détention d’armes de destruction massive par l’Irak. D’autres arguments sont avancés par les spécialistes de la question (Lacoste, 2003 ; Croisier, 2005) : la volonté de mettre la main sur les ressources pétrolières, celle de mettre au pas un pays qui veut remettre en cause l’hégémonie des Etats-Unis dans la région, envoyer un message à la Syrie et à l’Iran pour les dissuader d’être les « next ones » (les suivants) à contester la présence américaine au Moyen-Orient. On observe des mécanismes de légitimation et de justification similaires à ceux affichés lors de la Première Guerre du Golfe (cf. Partie 2). Le 9 avril 2003, le régime de Saddam Hussein tombe.

Pour Philippe Droz-Vincent (2011), cette doctrine fonde un « moment américain » au Moyen-Orient. Elle implique une « césure fondamentale dans la politique américaine au Moyen-Orient » tout en montrant néanmoins qu’elle trouve sa source dans les débats idéologiques et politiques des années 1990. En effet, le « regime change » est une doctrine développée par les néo-conservateurs américains dans les années 1990. Ces derniers ont prôné dès le début le renversement de Saddam Hussein et la vision d’une Amérique ayant un rôle messianique à jouer et imposant son hégémonie et son impérialisme par les armes. Les attentats du 11 septembre ont permis de mettre en œuvre cette vision qui n’en était restée qu’au stade de débat de politique intérieure dans les années 1990.
 Jussi M. Hanhimäki (2011) est plus nuancé : il n’y a pas de véritable doctrine Bush dès le début mais plutôt un « catalogue d’aspirations et d’objectifs ». L’unilatéralisme affiché par Bush s’inscrit dans la continuité des politiques déjà menées en Irak dans la deuxième moitié des années 1990 (cf. partie 2), ce qui permet de nuancer l’idée d’une « révolution » menée par Bush dans la politique et la diplomatie américaine au Moyen-Orient.

Il faudrait dire un mot sur les effets de la guerre contre le terrorisme sur la gestion de l’enjeu israélo-palestinien par les Etats-Unis. Pour Philippe Droz-Vincent (2011), cet enjeu est délaissé car il ne s’agit plus d’une « clé régionale stratégique ». Au contraire, pour Jalal al-Husseini, « une autre résultante de la dynamique générée par les attentats » est « l’ingérence directe des Etats-Unis dans le système politique palestinien ». Les Palestiniens sont enjoints à l’instar des Etats du Moyen-Orient à lutter contre le terrorisme et à effectuer des réformes dans leurs institutions, sous peine d’être suspectés de soutenir les réseaux terroristes. Les Etats-Unis cherchent à écarter Yasser Arafat et le Hamas des Territoires palestiniens. Une « alliance sacrée » entre les Etats-Unis et Israël a été scellée par les attentats du 11 septembre autour d’une « croisade antiterroriste ». Si Bush semble rester fidèle au principe de retrait des Israéliens des territoires occupés, la volonté de ménager de bonnes relations avec Israël dans la lutte contre le terroriste le conduit progressivement à avaliser le principe de pérennisation des coloniesisraéliennes en Cisjordanie (al-Husseini, 2011).

2. L’initiative du Grand Moyen-Orient (GMEI)

La guerre en Irak semble avoir pour objectif initial uniquement le changement de régime dans ce pays (Hoop Scheffer, 2011). Cependant, apparaît par la suite un discours portant sur le cercle vertueux de la démocratisation à l’échelle du Moyen-Orient : le changement de régime irakien devrait aboutir par effet domino à des changements de régime dans tous les pays du Moyen-Orient.

La doctrine interventionniste issue de la guerre contre le terrorisme fait face à de nombreuses critiques liées à un ternissement de l’image américaine, à une érosion de la coalition anti-irakienne et aux difficultés rencontrées sur le terrain (prise d’otage, attentats contre des bases américaines en Irak mais aussi au Maroc ou en Arabie saoudite). C’est pourquoi, « l’administration Bush procède à une réorientation tactique parallèle, fondée cette fois sur le dialogue, les réformes et la dissuasion » (Croisier, 2005). En 2002, le département d’Etat lance le « Middle-East Partnership Initiative » (MEPI) pour encourager la participation de la société civile notamment de la jeunesse et des femmes et mener des réformes dans le domaine de l’éducation et de l’économie. Développé à partir de 2003 et présenté officiellement en 2004, le « Great Middle East Initiative » (GMEI) reprend ces idées. La démocratisation politique et la libéralisation sociale et économique de certains pays devraient être bénéfiques pour le Moyen-Orient et le monde entier.

Le GMEI semble infléchir la doctrine Bush. Il ne s’agit plus uniquement d’un changement de régime mais une démocratisation et une libéralisation qui implique l’évolution de la société dans son ensemble. Il s’agit de rechercher des partenaires au sein du Moyen-Orient. Le GMEI s’appuie sur l’idée de « diplomatie transformationnelle » qui constitue une « version moins agressive de la doctrine Bush, mais non moins activiste » (Droz-Vincent, 2011). S’il constitue une inflexion dans les discours, il n’y a néanmoins pas de bouleversement dans les stratégies et les politiques. Certes, la participation des pays du Moyen-Orient est affirmée comme nécessaire mais la restructuration des sociétés devrait également passer par un interventionnisme accru des Etats-Unis, à la fois par un hard power (puissances militaires, guerres préemptives) et par un soft power (diffusion des valeurs démocratiques et des normes libérales). Le GMEI semble venir plutôt justifier les politiques diplomatiques et militaires déjà mises en place lors de la guerre en Irak. L’administration Bush cherche à justifier la guerre en Irak qui aurait pour but de créer un modèle démocratique au cœur du Moyen-Orient. La guerre devient alors une « ingénierie politique », « un outil pour refaçonner un pays et la région entière du Grand Moyen-Orient » (Güney, Gökcan, 2010).

Pour les pays européens, le GMEI représente les volontés impérialistes des Etats-Unis qui chercheraient à étendre son influence sur le Maghreb, remettant en cause le Partenariat Euro-Méditerranéen débuté en 1995. Les pays de la Ligue arabe s’engagent en mars 2004 à respecter un plan de démocratisation et de développement social. En 2004, le Maroc, le Pakistan et le Koweït obtiennent le qualificatif d’« allié majeur non-OTAN » des Etats-Unis pour leur effort en termes de démocratisation, rejoignant l’Egypte, Israël, la Jordanie et le Bahreïn (cf. carte).

II. Une vision géopolitique du Moyen-Orient

Les attentats du 11 septembre n’ont pas eu uniquement un effet sur les politiques américaines d’intervention militaire ou diplomatique. Ils ont également contribué à la formation d’une vision géopolitique du Moyen-Orient par les Etats-Unis. Cette vision participe d’une définition d’ennemis et d’alliés, dessine les limites du Moyen-Orient et justifie l’interventionnisme américain (Güney, Gokcan, 2010). Ces représentations géopolitiques ont des fondements idéologiques qui reposent plus sur la culture et l’histoire des Etats-Unis que sur une quelconque réalité dans les pays du Moyen-Orient.

1. La guerre contre le terrorisme : vision manichéenne et étatisation des enjeux

Les attentats contribuent à définir les ennemis et les alliés des Etats-Unis. Il ne s’agit pas d’une complète redéfinition mais bien plutôt d’une accentuation de la dichotomie entre des Etats qui sont des menaces pour la sécurité des Etats-Unis et des Etats qui participent à la stabilité de la région mais qui doivent mener parfois des réformes allant vers plus de démocratie. L’administration Bush réactive la notion de « rogue states », très utilisée dans les années 1990 mais abandonnée à la fin du gouvernement Clinton au profit de la notion de « states of concern ». Selon Jacques Beltran, la différence entre ces deux dénominations ne réside pas dans un changement de stratégies dans la politique américaine envers le Moyen-Orient, la notion de « states of concern » semblant être la version politiquement correcte de « rogue states ». Mais, la réactivation du terme de « rogue states » témoigne d’une explicitation plus forte de la vision manichéenne des Etats-Unis et de la description du système international selon une idéologie morale et des rapports de force (Beltran, 2001). Cette vision manichéenne se manifeste également dans la notion d’« axe du Mal » utilisée pour décrire les pays comme l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord et dans le slogan « Avec nous ou contre nous ». Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, sont considérés comme des menaces des Etats qui « sponsorisent le terrorisme » ou qui sont des « Etats faillis » qui fourniraient les conditions d’émergence et du maintien des réseaux terroristes.

On peut observer un double glissement dans la construction de la menace. Tout d’abord, la guerre contre le terrorisme se recentre sur le Moyen-Orient. Certes, la plupart des terroristes étaient de nationalité saoudienne l’Arabie saoudite n’est pourtant pas définie comme un « rogue state » et apparaît seulement un « allié problématique dans la lutte contre l’extrémisme islamique » (Croisier, 2005). Al-Qaida n’a cependant pas d’ancrage préférentiel dans les sociétés moyen-orientales. Il cultive plutôt un projet transnational global, s’inscrit dans des réseaux déterritorialisés qui ne sont pas uniquement au Moyen-Orient (Kenya, Balkans, Pakistan, etc…) et a une base territoriale en Afghanistan (Droz-Vincent, 2007). Un deuxième glissement s’effectue par un changement d’échelle de la menace et l’étatisation des enjeux. Ce ne sont pas uniquement des groupes-réseaux qui sont définis comme des menaces mais également des Etats. Il s’agit de lutter contre des régimes qui permettraient la sanctuarisation du terrorisme (Droz-Vincent, 2007). Les enjeux de la guerre contre le terrorisme s’étendent ainsi aux questions des armes de destruction massive et au manque de démocratie dans certains pays. Les autres pays se voient imposer des réformes étatiques et même les enjeux des institutions palestiniennes sont abordés selon une lecture étatique alors qu’il ne s’agit que d’une entité autonome administrant des territoires occupés (al-Husseini, 2011).

2. Un remodelage du Grand Moyen-Orient au profit d’un empire américain

Le GMEI s’inscrit dans le temps long des représentations géopolitiques du monde par les Etats-Unis. Il manifeste un « évangélisme démocratique » (Güney, Gökcan, 2010) qui s’appuie sur la destinée manifeste, mission divine de diffusion des valeurs de liberté, de justice et de progrès qui aurait été accordée aux Etats-Unis (Lacoste, 2003). Cette mission trouve ses sources dans l’histoire longue des Etats-Unis et a été reprise et exacerbée dans les années 1990 avec le développement de la pensée néoconservatrice et l’avènement d’un monde unipolaire.

Le GMEI proposé à partir de 2003 témoigne d’une vision globalisante et élargie du Moyen-Orient. En effet, sont intégrés les pays arabes du Moyen-Orient et du Maghreb mais également des pays non arabes comme l’Iran, l’Afghanistan, la Turquie et Israël (cf. carte). Cette vision élargie permet aux Etats-Unis de « construire leur extra-territorialité militaire dans un système d’Etats souverains » (Güney, Gökcan, 2010), de justifier leur présence au Moyen-Orient face à la remise en cause de leur hégémonie dans la région après la guerre en Irak. « Le Moyen-Orient apparaît donc comme un champ d’intervention et de remodelage, plus qu’un lieu où les Etats-Unis trouveraient des puissances partenaires » (Droz-Vincent, 2007).

L’interventionnisme américain au Moyen-Orient et la vision géopolitique de la région à partir de 2001 témoignent à la fois d’évolutions liées au choc des attentats du 11 septembre mais s’inscrivent également dans la continuité des politiques et de la vision construite du monde affirmée par les Etats-Unis, en particulier après la Guerre froide.

Lire également :
Grand Moyen-Orient

Note :
(1) Pour une carte sur l’intervention américaine en Irak en 2003, voir l’article de Corentin Denis sur les Clés du Moyen-Orient : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Les-sunnites-d-Irak-au-coeur-des-crises-depuis-2003-l-analyse-par-les-cartes.

Bibliographie :
AL-HUSSEINI J., 2011, « Les attentats du 11 septembre 2001 et la question palestinienne », Politique étrangère, Vol. 3, p. 47-558.
BELTRAN J., 2001, « Les Etats-Unis et le concept de « states of concern » : vers la fin du containement ? », AFRI, Vol. 2, p. 625-635.
CROISIER C., 2005, « La doctrine Buch de remodelage du Grand Moyen-Orient : entre idéalisme et pragmatisme », Diploweb [en ligne], https://www.diploweb.com/forum/croisier1.htm (consulté le 20 mars 2018).
DROZ-VINCENT P., 2007, Vertiges de la puissance : le « moment américain » au Moyen-Orient, Paris : La Découverte, 370 p.
DROZ-VINCENT P., 2011, « Du 11 septembre aux révolutions arabes : les Etats-Unis et le Moyen-Orient », Politique étrangère, Vol. 3, p. 495-506.
GUNEY A., GOKCAN F., 2010, « The « Greater Middle East » as a « Modern » Geopolitical Imagination in American Foreign Policy », Geopolitics, Vol. 15, p. 22-38.
HANHIMAKI J.M., 2011, « Les Etats-Unis et le multilatéralisme depuis le 11 septembre », Politique étrangère, Vol. 3, p. 507-519.
HOOP SCHEFFER (de) A., 2011, « Les Etats-Unis en Irak : les errances du regime change », Politique étrangère, Vol. 3, p. 559-572.
LACOSTE Y., 2003, « Les Etats-Unis et le reste du monde », Hérodote, Vol. 2, n°109, p. 3-16.
SAUL S., 2017, Conférence « Les Etats-Unis et le Moyen-Orient à l’heure de l’investiture de Trump », Université de Montréal, vidéo en ligne, https://www.youtube.com/watch?v=YpEHdeWHXHk (consulté le 23 mars 2018).

Publié le 29/03/2018


Elève en géographie à l’Ecole Normale Supérieure et diplômée d’un master de recherche en géographie, Laura Monfleur s’intéresse aux espaces publics au Moyen-Orient, notamment les questions de contrôle des espaces et des populations et de spatialité des pratiques politiques et sociales. Elle a travaillé en particulier sur Le Caire post révolutionnaire et sur les manifestations des étudiants à Amman.
Elle travaille pour la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient.


 


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