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Le Proche-Orient est le berceau de naissance du christianisme : il a accueilli la prédication du Christ, a vu se fonder les premières Églises, a abrité les premiers conciles (Nicée en 325, Chalcédoine en 451, Ephèse en 431). C’est sur le chemin de Damas que Paul se convertit, c’est à Antioche que les disciples du Christ auraient pour la première fois été appelé « chrétiens » (Actes des Apôtres, XI, 19 – 25). C’est de cette région que les missionnaires sont partis évangéliser le monde. Mais c’est là aussi que le christianisme originel éclate en une multitude de dogmes et bientôt d’Eglises indépendantes, à la fois du fait des circonstances géopolitiques et en raison de querelles théologiques sur la vraie nature du Christ. Le Proche-Orient devient une mosaïque religieuse très complexe. C’est ainsi qu’apparaissent les « Chrétiens d’Orient » : des chrétiens qui appartiennent à plusieurs Églises, indépendantes de fait sinon toujours de droit, organisées la plupart du temps autour d’un patriarche, séparées par des points doctrinaux, mais partageant suffisamment de points communs pour se reconnaître, notamment lors des périodes de crises, une identité partagée (c’est la communitas christianorum).
C’est le cas avec l’apparition d’un nouvel acteur religieux, l’islam, et bientôt géopolitique, l’Islam [1]. Lorsque la région bascule sous l’autorité islamique, les Chrétiens sont partout majoritaires, même si ces régions accueillent aussi d’importantes minorités juives. La vie des Chrétiens d’Orient va donc s’organiser sous la domination musulmane, jusqu’à ce que les croisades, au XIIème siècle, perturbent profondément la donne. Néanmoins, les Chrétiens d’Orient n’ont pas été uniquement des vaincus ou des victimes, ni des acteurs passifs de l’histoire : ils ont fait le choix de collaborer avec le pouvoir, et souvent ont pu ainsi l’investir.
La conquête arabe (631 – 632), paradoxalement, ne modifie pas forcément beaucoup les conditions de vie des Chrétiens d’Orient. Les nestoriens de Mésopotamie étaient habitués à vivre sous la domination d’un pouvoir non chrétien : l’empire de l’Islam remplace l’Empire perse, tout simplement. Les différentes Églises du Proche-Orient accueillent généralement assez bien le nouveau pouvoir, qui leur permet de continuer à pratiquer leur foi. Les maronites et les jacobites sont même plus libres que sous le pouvoir byzantin, puisque les nouveaux maîtres sont indifférents aux obscures querelles théologiques et liturgiques. En Egypte, les Coptes accueillent presque avec soulagement l’arrivée du nouveau pouvoir, qui les libère d’un pouvoir byzantin oppressant : pour la première fois depuis une génération, le patriarche d’Antioche peut voyager dans le pays et visiter les monastères. Les différents monastères se rallient volontiers aux conquérants et obtiennent en récompense un taux de kharâdj (l’impôt foncier) très faible. Au contraire, les auteurs melkites, fidèles à Byzance et donc privilégiés sous l’ancien régime, sont généralement les plus opposés au nouveau régime, tout comme les Arméniens, qui perdent leur autonomie, l’évêque Sébéôs allant jusqu’à comparer l’islam à la « quatrième bête de l’Apocalypse ». Mais c’est là une attitude isolée.
Il faut dire que les conquérants musulmans n’engagent pas de politique d’islamisation forcée, et ne persécutent pas les Chrétiens. Ceux-ci, tout comme les Juifs et les zoroastriens [2], sont reconnus comme des Gens du Livre (Ahl al-kitâb), et se voient offrir un statut spécial, la dhimma (protection). On parle aussi de Pacte d’Omar, en référence au deuxième calife qui en aurait fixé les termes : en vérité, ces obligations réciproques n’ont cessé d’évoluer, dans un système souple. Le pouvoir s’engage à protéger les dhimmis, à respecter leurs droits religieux, mais aussi judiciaires, et à reconnaître leurs chefs. Ainsi, lorsque la nouvelle dynastie abbasside s’installe à Bagdad au milieu du VIIIème siècle, le chef de l’Église nestorienne (le catolicos-patriarche) devient un interlocuteur du calife et un personnage important de la cour. Au XIème siècle, le patriarche d’Antioche, pour se rapprocher du pouvoir, s’installe au Caire, la nouvelle capitale fondée par les musulmans. C’est dans la dhimma qu’il faut chercher la clé de la « tolérance » souvent invoquée pour parler du statut des Chrétiens et des Juifs en terre d’islam. Il s’agit en fait d’une coexistence soigneusement réglée. Mais évidemment, cette protection ne va pas sans rien : la contrepartie de la dhimma est la capitation (la djizya), un impôt qui pèse lourdement sur les chrétiens. Tellement lourdement que les conversions à l’islam vont se multiplier, au point que les Fatimides, au XIème siècle, devront les interdire pour ne pas perdre de précieuses ressources fiscales.
Les Eglises chrétiennes d’Orient atteignent leur apogée sous la domination islamique : activité missionnaire très importante, fondation de nombreux monastères, production littéraire et artistique dont témoignent aujourd’hui encore les églises du quartier copte du Caire. La dhimma est censée limiter leur visibilité dans l’espace public (distinctions vestimentaires, interdiction de fonder de nouvelles églises ou de réparer les existantes,…), mais dans les faits ces mesures ne sont pas appliquées. Car les Chrétiens d’Orient ont su très tôt investir le nouveau pouvoir, et occupent souvent une place importante dans l’appareil étatique, ce qui leur permet de compenser leur statut d’infériorité dans la société [3]. En Egypte par exemple, l’appareil fiscal est entièrement aux mains des Coptes, qui prennent grand soin de ne transmettre leurs compétences techniques qu’à des membres de leur communauté ; et on connaît le cas de Maïmonide, grand philosophe, chef des communautés juives et médecin personnel du sultan égyptien au XIIème siècle. De nombreux médecins de la cour sont d’ailleurs chrétiens ou juifs : les arabes pensaient qu’ils étaient moins susceptibles d’empoisonner leurs clients car ils étaient moins impliqués dans les querelles politiques. Exemple emblématique du statut de ces populations, à la fois partie intégrante du monde arabe et soigneusement tenues en marge.
Néanmoins, les communautés chrétiennes sont secouées par plusieurs évolutions, dont l’arabisation est sans doute la plus importante. Cette arabisation part de Bagdad, où l’on traduit la Bible en arabe dès le IXème siècle, et rayonne dans tout le Dar al-Islam, jusqu’à la lointaine Al-Andalou [4]. Dès le Xème siècle, l’arabe a remplacé le copte en Egypte ; le syriaque résistera jusqu’au XIIIème siècle avec Bar Hébraeus. Cette arabisation va souvent de pair avec une islamisation, plus ou moins rapide. Les différentes Églises se referment sur elles-mêmes (phénomène dit de confessionalisation). Le déclin – démographique et culturel – de ces communautés, aggravé par des persécutions épisodiques (en particulier sous le calife fatimide Al-Hakim au début du XIème siècle, qui fait, entre autres vexations, détruire le Saint Sépulcre de Jérusalem), apparaît dès lors comme inévitable.
Les croisades vont accélérer ce processus. C’est d’autant plus paradoxal que la volonté de secourir les Chrétiens d’Orient est sans aucun doute l’un des motifs de la première croisade : l’invasion des Turcs seldjoukides s’est accompagnée de nombreuses persécutions, relayées et exagérées en Occident. Il s’agit du coup pour les chevaliers chrétiens qui prennent la croix en 1095 à la fois de sauver Jérusalem, la ville sainte, et « de marcher au secours de [leurs] frères d’Orient » selon les termes du chroniqueur Foucher de Chartres. L’accueil est d’abord enthousiaste : lors du long siège d’Antioche (1097 – 1098), les croisés bénéficient de l’aide et du soutien des populations locales. Lorsque Baudouin de Boulogne, futur roi de Jérusalem, s’écarte de la route de Jérusalem pour aller conquérir Edesse (1098), il peut compter sur l’appui de l’aristocratie arménienne, dont il épouse l’une des membres, Ada. Mais il ne faut pas se contenter du point de vue des chroniqueurs occidentaux : Michel le Syrien (patriarche de l’Eglise syriaque de 1166 à 1199) rappelle que nombre d’élites chrétiennes d’Edesse fuient les croisés car ils sont habitués aux Arabes et à l’arabe. Mais en règle générale, la conquête et l’occupation d’un vaste territoire par les croisés est grandement facilitée par la présence de Chrétiens encore nombreux. Les musulmans ne s’y trompent pas, d’ailleurs : ils expulsent les Chrétiens des villes avant de livrer bataille aux croisés, par peur d’une trahison (c’est ainsi qu’est tombée l’inexpugnable Antioche).
La présence de ceux que l’on appelle les Francs entraîne ainsi un durcissement des relations entre musulmans et Chrétiens. En Egypte, la pression fiscale s’accroît sur les Coptes : Saladin en particulier trouve logique de faire financer la guerre sainte contre les Chrétiens (le jihad) par des Chrétiens. Cette pression s’accompagne d’un fort effort d’islamisation, qui porte ses fruits. Dans les terres sous domination des Francs, la vie ne change guère : les Chrétiens d’Orient ne sont pas soumis à la dîme, et continuent probablement à payer la capitation. Néanmoins, ils ne sont plus persécutés, ne serait-ce que symboliquement, et savent à nouveau s’imposer comme des interlocuteurs du pouvoir : ainsi, en 1103, le métropolite jacobite parvient à obtenir du roi de Jérusalem la restitution de biens confisqués lors de la première croisade. Ils peuvent plus facilement accéder au niveau supérieur de la société, même si de telles ascensions restent rares. Les Chrétiens d’Orient participent, souvent de leur plein gré, à la défense des Etats Latins : citons les Turcopoles, cavalerie légère recrutée parmi les chrétiens indigènes ou les Turcs convertis au christianisme. On en profite même pour vouloir rapprocher les Eglises : Michel le Syrien écrit une réfutation du catharisme qui sera utilisée lors du concile de Latran III, les maronites du Liban reconnaissent l’autorité du pape de Rome en 1182. Par contre, la domination des Francs sur Antioche, leur refus de la rendre à Byzance, et du coup leur brouille avec l’Empire byzantin (qui trouve son aboutissement dans la prise de Constantinople en 1204) éloignent durablement l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe. Cette mésentente croissante entre Grecs et Latins entérine ainsi le schisme de 1054 [5], et favorisera aux XIVème et au XVème siècles la conquête par les musulmans de l’Empire byzantin.
L’âge faste des Chrétiens d’Orient ne dure pas. Après la reconquête musulmane, de nombreuses communautés, accusées à tort ou à raison de collusion avec les Francs, disparaissent : en 1123, le cadi d’Alep transforme la plupart des églises de la ville en mosquées ; lorsque Baybars, le sultan mamelouk, reprend Antioche en 1268, les Chrétiens sont réduits en esclavage ou massacrés. Beaucoup préfèrent l’exil, et se réfugient à Chypre. A l’Est, l’invasion des Mongols (qui prennent Bagdad en 1258) met fin à l’influence politique des nestoriens. L’islamisation parallèle de la société et des différents appareils étatiques réduit considérablement l’influence qu’avaient pu détenir les Chrétiens. A partir du XIIIème siècle, un peu partout dans le Dar al-islam (ensemble des territoires sous autorité musulmane), et pour la première fois, les Chrétiens deviennent minoritaires : ils ne seront plus que 10 % des populations au début du XVIème siècle. Le rapport avec le pouvoir sera désormais radicalement différent.
Majoritaires pendant plus de six siècles, les Chrétiens d’Orient ont su composer avec le pouvoir islamique. Ils ont réussi à investir le pouvoir pour dépasser leur condition de vaincus d’abord, de dhimmis ensuite. L’irruption de l’Occident au moment des Croisades perturbe un équilibre néanmoins fragile, au détriment de communautés chrétiennes qui ne retrouveront plus leur position privilégiée.
Lire également : Les Chrétiens d’Orient : la formation des différentes Églises (IIème – VIIIème siècles)
Bibliographie :
– J. Assfalg et P. Kruger, Petit dictionnaire de l’Orient chrétien, Brepols, 1991.
– B. Landron, Chrétiens et musulmans en Irak, Paris, 1994.
– A. Ducellier, Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Age, VIIème – XVème siècle, Paris, 1996.
– L’Histoire, numéro 337, Décembre 2008, numéro spécial sur « Les chrétiens d’Orient ».
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
Notes
[1] On distingue l’islam, la religion musulmane, et l’Islam, l’empire fondé sur elle.
[2] Le zoroastrisme, aussi appelé mazdéisme (de Ahura Mazda, la principale divinité du panthéon) était la religion officielle de l’Empire perse. Les zoroastriens disparaissent assez vite après la conquête islamique, sans que l’on sache vraiment pourquoi.
[3] Les musulmans ne reconnaissent cependant pas de chefs temporels chrétiens, exception faite des émirs arméniens.
[4] Voir la thèse de Cyril Aillet, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule ibérique (IXème – XIIème siècles), Madrid, 2010.
[5] En 1054, le légat du pape excommunie le patriarche de Constantinople, qui en retour prononce un anathème contre lui. Cette brouille était due notamment à la question du « Filioque », donc sur la nature du Saint Esprit dans la Trinité.
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