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Les « Accords d’Abraham » entre Israël et les pays du Golfe (Émirats arabes unis et Bahreïn) : quelles relations historiques entre les États signataires et quelles conséquences géopolitiques pour le Moyen-Orient ? (1/2)

Par Justine Clément
Publié le 13/01/2022 • modifié le 13/01/2022 • Durée de lecture : 11 minutes

WASHINGTON, DC - SEPTEMBER 15 : (L-R) Foreign Affairs Minister of Bahrain Abdullatif bin Rashid Al Zayani, Prime Minister of Israel Benjamin Netanyahu, U.S. President Donald Trump, and Foreign Affairs Minister of the United Arab Emirates Abdullah bin Zayed bin Sultan Al Nahyan participate in the signing ceremony of the Abraham Accords on the South Lawn of the White House September 15, 2020 in Washington, DC. Witnessed by President Trump, Prime Minister Netanyahu signed a peace deal with the UAE and a declaration of intent to make peace with Bahrain.

Alex Wong/Getty Images/AFP
ALEX WONG / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

I. Les « Accords d’Abraham », une officialisation symbolique de relations tacites plus anciennes entre les pays signataires

A. Israël et les Émirats arabes unis : une coopération militaire, scientifique et technologique impulsée au milieu des années 2000

Les Émirats arabes unis et Israël entretiennent des relations tacites depuis le milieu des années 2000 [9], notamment dans le domaine des hautes-technologies. Puisqu’officiellement tout rapprochement entre les deux pays est inexistant, il se fait majoritairement par le biais d’intermédiaires commerciaux [10] – souvent américains et dans une moindre mesure, européens. En ce sens, la normalisation des relations entre Israël et les Émirats arabes unis semble être motivée par des intérêts économiques partagés, ainsi que par la volonté d’une coopération scientifique et technologique accrue, plutôt que par des considérations géopolitiques et sécuritaires, comme ce fût le cas pour l’Égypte en 1978 et la Jordanie en 1994. Cette différence peut s’expliquer à la fois par la position géographique du pays – plus éloigné du Levant donc moins concernée par les conséquences directes du conflit israélo-palestinien – et par son récent développement, qui s’instaure progressivement après son indépendance en 1971.

Le côté implicite des relations entre Israël et les Émirats arabes unis ne permet pas d’établir avec précision l’état de leurs liens avant la signature des « Accords d’Abraham ». Cependant, des liens existaient dans plusieurs domaines, notamment militaire, diplomatique, scientifique et sanitaire.

Côté militaire, les deux pays sont qualifiés comme étant les plus « capables » de la région [11] et ont déjà participé à des exercices conjoints, comme celui d’Iniochos 2018, en Grèce. Ils partagent des inquiétudes sécuritaires communes – notamment vis-à-vis de la montée en puissance de l’influence iranienne. Historiquement, les Émirats arabes unis et l’Iran entretiennent des relations conflictuelles. Depuis le départ des Britanniques du Détroit d’Ormuz en 1971, Abu Dhabi revendique toujours sa souveraineté sur les îles d’Abu Moussa, de la Grande Tunb et de la Petite Tunb, aujourd’hui rattachées à l’Iran et fait régulièrement l’objet de menaces par le pouvoir iranien. Sa proximité géographique avec la République islamique est de même une préoccupation pour la sécurité de ses infrastructures pétrolières notamment, sentiment accentué par les attaques attribuées à Téhéran des sites Aramco dans le détroit d’Ormuz en 2019.

Sur le plan diplomatique, inquiétés par un ennemi commun, Israël et les Émirats arabes unis ont ainsi régulièrement et conjointement appelé à un durcissement de la politique américaine vis-à-vis de la puissance iranienne. En 2009, les ambassadeurs des Émirats arabes unis et d’Israël aux États-Unis, Yousef Al Otaiba et Sallai Meridor s’entretiennent avec Denis Ross, conseiller américain pour le Moyen-Orient, et plaident pour un renforcement des sanctions contre l’Iran [12]. En 2012, à New York, lors d’une réunion de l’Assemblée générale des Nations unies, Abdullah bin Zayed Al-Nahyan rencontre Benyamin Netanyahou. Si l’Iran reste au centre des discussions, les Émirats arabes unis refusent d’améliorer publiquement leurs relations avec Israël, tant qu’aucun progrès n’est visible sur le processus de paix israélo-palestinien [13]. Après l’élection de Donald Trump, les deux pays font de nouveau pression sur la nouvelle administration et appellent à une plus grande coopération entre la Russie et les États-Unis, notamment pour contenir la grandissante influence iranienne en Syrie [14].

Si les intérêts sécuritaires convergent autour de la menace iranienne, l’expansionnisme turc est également un facteur supplémentaire pour une coopération accrue [15]. Abu Dhabi craint l’influence grandissante des Frères musulmans dans la région, et particulièrement dans son pays depuis les Printemps Arabes de 2011. La coopération d’Israël est donc essentielle pour les Émirats arabes unis, qui soutiennent notamment la création d’un axe anti-turc « rassemblant Israël, l’Egypte, la Grèce et Chypre (…) autour de la question du forage du gaz en Méditerranée orientale » [16].

Le rapprochement antérieur aux « Accords d’Abraham » entre les deux pays a aussi pu s’illustrer lors de déplacements diplomatiques. En 2018, à l’occasion d’une conférence internationale sur les télécommunications, le ministre des Communications israélien Ayoub Kara se rend à Dubaï, et plaide pour « la paix et la sécurité » [17] dans la région. La même année, en octobre, la Ministre israélienne de la Culture et du Sport, Miri Regev, vient en visite officielle à l’occasion du Grand Chelem de Judo, où le judoka israélien Sagi Muki ressort médaillé d’or. Pour la première fois et symboliquement, l’hymne israélien est entendu à Abu Dhabi [18]. Aussi, l’exposition universelle de Dubaï, initialement prévu en octobre 2020 et reportée en 2021, accueille un pavillon israélien, marquant la première participation de l’État hébreu « à un événement d’une telle ampleur dans un État arabe » [19]. Si sa tenue a bien lieu après la signature des « Accords d’Abraham », la conception du pavillon et donc la participation d’Israël à la Dubai Expo 2020 avaient été décidés antérieurement [20].

Dans le domaine scientifique et sanitaire, la coopération entre Israël et les Émirats arabes unis s’est vue renforcée durant la pandémie de Covid-19. En mai 2020, soit quatre mois avant l’officialisation des relations entre les deux pays, la compagnie aérienne d’Abu Dhabi, Etihad, effectue son premier vol à destination de Tel-Aviv, afin d’apporter de l’aide médicale aux Palestiniens. Si Israël souligne le pas historique de ce vol, les Émirats arabes unis mentionnent seulement une « crise internationale qui requiert une réponse internationale » [21]. Cependant, le choix de la voie aérienne par rapport à la voie terrestre – qui aurait pu se faire via la Jordanie – montre un rapprochement entre Israël et les Émirats arabes unis. Toujours liée à cette pandémie de Covid-19, une « coopération scientifique » s’est mise en place à partir de juin 2020 entre les deux pays avec la signature d’un contrat entre quatre entreprises privées (deux émiriennes et deux israéliennes), pour « développer la recherche et la technologie afin de combattre l’épidémie de Covid-19 » [22].

Si finalement, les relations entre les Émirats arabes unis et Israël avant la signature des « Accords d’Abraham » restent floues, leur intensification est particulièrement visible sous la présidence de Donald Trump. L’ancien Président américain et son haut conseiller Jared Kushner ont mis au centre de leur politique étrangère le rapprochement entre les pays arabes et Israël. En effet, le « Deal du siècle », dévoilé en janvier 2020 et censé instaurer une paix durable au Proche-Orient, se base fondamentalement sur un rapprochement entre Israël et le Golfe, et plus particulièrement entre l’État hébreu, les Émirats arabes unis et le Bahreïn [23]. D’ailleurs, lors de cette présentation, l’ambassadeur des Émirats arabes unis aux États-Unis, Youssef Al-Otaibi était présent à la Maison Blanche, aux côtés des représentants israéliens.

La normalisation des relations entre Israël et les Émirats arabes unis, officialisée le 15 septembre 2020, fait donc suite à des rapprochements plus anciens entre les deux pays, principalement basés sur l’échange de savoirs dans les domaines militaires, technologiques et scientifiques. En ce sens, l’accord entre Israël et le Bahreïn s’avère différent, car il repose avant tout sur le partage de défis sécuritaires communs, centrés sur la menace iranienne et la crainte de l’expansionnisme des Frères musulmans.

B. Israël et le Bahreïn : une normalisation contre la puissance iranienne

Le rapprochement entre Israël et le Bahreïn concerne avant tout le domaine sécuritaire. Le principal point de convergence des deux pays s’établit autour de la menace iranienne. Si le Bahreïn est dirigé par la famille royale sunnite Al Khalifa, sa population est composée à près de 70% de musulmans chiites et de ce fait, l’Iran considère régulièrement le pays comme appartenant à sa « zone d’influence ». Inquiété par de possibles soulèvements en interne, et particulièrement depuis les Printemps Arabes de 2011 [24], le gouvernement bahreïni cherche à renforcer sa coopération en matière de défense avec d’autres pays de la région et contrer les velléités iraniennes tout comme l’influence des Frères musulmans.

L’exacerbation de l’opposition entre sunnites et chiites et le développement du programme nucléaire iranien – marqué sous la présidence d’Obama par la signature de l’accord sur le nucléaire (JCPoA) en 2015 – sont les principaux facteurs de rapprochement entre Israël et le Bahreïn, qui parviennent finalement à un certain « consensus » sécuritaire. En juin 2016, le pouvoir sunnite dissout Al Wefaq – principal mouvement d’opposition chiite du pays. Tout comme pour les Émirats arabes unis, la présidence de Trump – marquée par l’intérêt de l’administration américaine pour la coopération entre États arabes et Israël – a joué un rôle clé dans l’officialisation des relations entre le Bahreïn et Israël. Cependant, et à la différence d’Abu Dhabi, Manama reste extrêmement lié à Riyad – le Bahreïn étant d’ailleurs surnommé « le petit frère de l’Arabie saoudite » [25]. D’abord, en matière énergétique, l’économie du pays est dépendante des hydrocarbures saoudiens. Mais surtout, la famille royale sunnite bahreïnie – en minorité dans son pays – est une dynastie proche de celle des Saoudiens. Son maintien au pouvoir reste donc largement dépendant du soutien de Riyad, et a pu être illustré lors des soulèvements de 2011. En ce sens, la normalisation entre le Bahreïn et Israël n’a pas pu se faire sans l’aval des Saoudiens, aussi inquiétés par l’Iran, mais contraints dans leur rapprochement avec l’État hébreu par leur « image religieuse » [26] à conserver.

Le rapprochement entre Israël et le Bahreïn, plus récent que celui avec les Émirats arabes unis, est exacerbé à partir de 2017, sous l’impulsion de Donald Trump [27]. En 2018, le Ministre des Affaires étrangères du Bahreïn, Abdullatif bin Rashid Al Zayani, déclare qu’« Israël doit se défendre », après une frappe attribuée au pays sur des installations iraniennes en Syrie [28]. Toujours sous la présidence de Trump, le Bahreïn accueille en 2019 la conférence de présentation du « Deal du siècle », sur le plan économique.

La population bahreïnie est aussi composée d’une petite communauté juive d’une cinquantaine [29] de descendants juifs irakiens, avec laquelle le pouvoir entretient de bonnes relations. L’ambassadrice du Bahreïn aux États-Unis, Houda Nodoo est par ailleurs de confession juive.

Les relations entre l’État hébreu et les deux pays du Golfe s’inscrivent donc dans la continuité de relations tacites historiques et le partage d’intérêts communs – notamment sécuritaires. Pourtant, il convient d’expliquer la temporalité des « Accords d’Abraham », résultats d’une convergence de facteurs multiples.

C. La temporalité des « Accords d’Abraham » en question : des facteurs explicatifs multiples

D’abord, la politique israélienne vis-à-vis des territoires palestiniens a pu être un facteur décisif dans la temporalité de la normalisation entre les différents pays. Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, avait déclaré vouloir enclencher un processus d’annexion d’une partie de la Cisjordanie (30%) le 1er juillet 2021, sous l’approbation des Américains [30]. Si finalement, elle a été « freinée » pour plusieurs raisons non-dévoilées [31], elle a pu être un facteur de pression supplémentaire pour les deux pays du Golfe, qui entendaient normaliser leurs relations avec Israël en échange de garanties politiques du côté du conflit israélo-palestinien. D’ailleurs, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Anwar Gargash, a qualifié les « Accords d’Abraham » de « victoire » [32], notamment parce qu’ils permettront, selon le gouvernement émirien, d’arriver à « une solution à deux États » [33]. Tant du côté israélien, qui souhaitait sortir de son isolement diplomatique, que du côté Émirien ou Bahreïni, cette annexion aurait pu compromettre la signature des « Accords d’Abraham ».

Le contexte politique américain a aussi joué un grand rôle dans la question de la temporalité de l’accord. Comme vu précédemment, la présidence de Donald Trump et ses liens personnels avec le Premier ministre israélien – régulièrement qualifié d’« ami » par l’ancien Président américain – ont accru les relations entre Israël et les Émirats arabes unis et Israël et le Bahreïn. Mais surtout, les « Accords d’Abraham » surviennent à la fin du mandat de quatre ans de Donald Trump. En ce sens, ils consacrent une certaine « victoire diplomatique » pour son administration et répondent à une promesse de campagne, soutenue par son électorat évangéliste [34]. Israël a aussi su tirer profit de sa relation avec l’administration Trump – alliée de taille du régime – pour se rapprocher des États du Golfe avant tout changement politique américain. Le Bahreïn et les Émirats Arabes unis ont aussi eu tout intérêt à se montrer volontaires et conciliants vis-à-vis des États-Unis, afin de bénéficier d’une certaine protection et des intérêts américains. D’ailleurs, dès le 10 novembre 2020, l’administration de Donald Trump autorise la vente d’une cinquantaine d’avions F-35, de drones Repaer ou encore d’avions de guerre électroniques EA-18G Growler aux Émirats arabes unis, apparemment approuvée par en amont par Benyamin Netanyahou [35].

Cependant, les « Accords d’Abraham » interviennent aussi dans un contexte de désengagement progressif des États-Unis de la région, amorcé par Barack Obama et confirmé par Donald Trump. Ce dernier annonce en novembre 2020 vouloir accélérer le retrait des forces militaires américaines présentes en Irak et en Afghanistan – opération finalement certifiée par la prise du pouvoir par les talibans en août 2021sous la présidence de Joe Biden. Parallèlement, les puissances du Golfe gagnent de plus en plus en poids diplomatique, au moment même où les anciens centres décisionnaires majeurs de la région (Égypte, Syrie ou Irak) sont concentrés sur leur situation politique interne.

Enfin, cet accord s’inscrit dans un contexte de montée en puissance de la menace iranienne notamment via le développement de son programme nucléaire. En avril 2021, trois ans après la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPoA) de 2015, l’Iran atteint un stock de 10 kilos d’uranium enrichi à 60%, se rapprochant donc des 90% nécessaires à la confection d’une bombe atomique [36]. Les inquiétudes partagées par Israël, les Émirats arabes unis et le Bahreïn vis-à-vis de la République islamique ont été un facteur supplémentaire et surtout central dans la temporalité des « Accords d’Abraham ».

Finalement, le contexte régional, ainsi que la fin du mandat de Donald Trump ont été des facteurs décisifs pour la normalisation des relations entre Israël et les deux états du Golfe. S’ils répondent à des intérêts nationaux partagés, ils semblent reconfigurer partiellement la géopolitique de la région. Cependant, signés il y a moins de deux ans, leur courte temporalité ne permet d’émettre qu’une analyse préliminaire de leurs conséquences à l’échelle régionale.

Publié le 13/01/2022


Justine Clément est étudiante en Master « Sécurité Internationale », spécialités « Moyen-Orient » et « Renseignement » à la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po Paris. Elle a effectué un stage de 5 mois au Centre Français de Recherche de la Péninsule Arabique (CEFREPA) à Abu Dhabi en 2021, où elle a pu s’initier au dialecte du Golfe. Elle étudie également l’arabe littéraire et le syro-libanais.
En 2022 et 2023, Justine Clément repart pour un an au Moyen-Orient, d’abord en Jordanie puis de nouveau, aux Émirats arabes unis, pour réaliser deux expériences professionnelles dans le domaine de la défense.


 


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