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L’histoire, les sciences sociales, les sciences politiques, nous ont enseigné que les émotions, la gestualité, étaient entrées dans l’historiographie des représentations (de soi, d’autrui, de ces « communautés imaginées [1] » que sont les nations), mais aussi dans l’historiographie des rapports de force et des vecteurs de politisation. De nombreux travaux témoignent de l’intérêt de cette approche, inscrite entre le privé et le public, mais ces travaux se concentrent surtout sur le monde occidental. Lorsqu’on parle ainsi des autres mondes, et en particulier du monde arabe, c’est le plus souvent pour interroger leurs réactions à l’Occident. Le grand mérite de cette Semaine Arabe [2], c’est de nous introduire au cœur du monde arabe, avec cet objet transdisciplinaire qu’est le rire. Il n’est pas forcément évident de se confronter à cette question. Notre invité est bien placé pour parler des éclats de rire de Nasser, de leur fabrique, de leurs interprétations : politiste qui a commencé par de l’histoire (thèse sur les officiers de l’armée égyptienne). Ses travaux portent sur l’armée, les Frères musulmans, la politique étrangère de l’Egypte. On rappellera quelques unes de ses publications : une contribution à l’ouvrage de la Documentation Française Les élites dans le changement social, Egypte, Jordanie, Syrie, 1994, ou dans V. Battesti et F. Ireton (dir.), L’Egypte au présent, inventaire d’une société avant révolution, 2011, un article intitulé « de Nasser à Moubarak, une brève histoire politique ». Cet exposé renvoie aussi, plus qu’à la Semaine Arabe, à une historiographie du comportement individuel des hommes d’Etat, dans un univers qui n’est plus celui de l’Ancien Régime où tout acte du souverain est d’emblée public. Dans ces deux siècles de libéralisme, de démocratisation (ou de prétendue démocratisation), de communication de masse, le rire de Nasser fait écho aux larmes des révolutionnaires de 1848, au chant de Cavour lorsqu’il apprend que les Français vont s’allier avec lui, à la colère de Clemenceau, au coup de chaussure de Khrouchtchev – pour ne rien dire de certaines réactions émotionnelles d’hommes politiques plus proches de nous. Que nous dit le rire de Gamal Abdel Nasser, qui dirigea l’Egypte de 1956 à 1970 ?
Cette interrogation s’inscrit dans une recherche en cours. C’est d’ailleurs une recherche compliquée, car les acteurs de cette période sont incapables de se rappeler de cette époque sans éclater de rire, sans décrire un régime ubuesque. En 1980, en écoutant des discours de Nasser sur des cassettes audio, j’ai été frappé du rire de Nasser, très connu à l’époque, et dans le monde entier. Certains trouvaient son rire génial, d’autres en dénonçaient le ridicule. On peut écouter certains de ses discours sur YouTube : discours de 1965 à Port Saïd [3], dans lequel il se moque des vues des Frères musulmans qui veulent rendre le port du voile obligatoire : Nasser fait rire en ridiculisant le chef des Frères musulmans (« s’il ne parvient pas à convaincre sa propre fille de porter le voile, comment pourrais-je convaincre dix millions d’Egyptiennes ? »). Son rire est très carnassier. Son Premier ministre disait que c’était un rire électrique. On remarque aussi la gestuelle très contenue, maîtrisée, mais au fond très violente, de Nasser. Son discours suscite le rire : il renvoie au règne de al-Hakim, se moque de l’autorité paternelle du chef des Frères musulmans, et par là il évite de prendre position sur la question du voile, qui à ses yeux ne regarde pas le politique. Son discours s’achève sur un grand éclat de rire. La salle est très réactive (une personne s’exclame en parlant du chef des Frères « qu’il le porte lui-même, le voile ! »), et ces interventions font même rire Nasser : c’est une interactivité (parfois préparée à l’avance, télécommandée mais ici spontanée) qui serait impensable aujourd’hui.
Episode le plus célèbre : son rire pendant son discours en 1956 dans lequel il annonce la nationalisation du Canal de Suez. Aujourd’hui, ce rire ne peut plus être entendu sur Internet : les autorités égyptiennes l’ont fait disparaître. En 1958, autre discours dans lequel il tourne en ridicule le chef des Frères musulmans, pendant plus d’une heure. Autres personnes qui sont souvent la cible de ses moqueries : le roi Fayçal (« je lui arracherai la barbe poil par poil ! » déclare-t-il), ou encore le président américain Johnson. En 1965, lorsqu’il croit que les Américains vont poser des conditions à l’aide humanitaire, Nasser déclare à son sujet : « il peut boire toute la mer Méditerranée, et la mer Rouge avec ! », reprenant un proverbe populaire. Ce rire est également mis au service de ses vues politiques et sociales : se moquant du discours des riches sur les pauvres, il dit : « on nous dit que les pauvres iront au Paradis pour justifier le fait qu’ils n’ont pas de place sur terre. Je réponds : si vous leur laissez une plus grande place sur terre, ils vous feront une plus grande place au paradis… ». Une boutade qui d’ailleurs déclencha une polémique parmi les milieux religieux.
Nasser a un physique imposant : personne n’osait regarder ses yeux, véritable aura. Son sténodactylo, que j’ai pu interviewer, disait qu’il avait failli s’évanouir lors de sa première rencontre avec Nasser. Tous ces éléments relèvent d’un véritable charisme, au sens que I. Kershaw donne à ce concept.
Il faut réinscrire le rire de Nasser dans l’importance de la culture orale et de la culture des cafés en Egypte. Tout ce qui est dit dans les cafés n’est pas toujours important, mais le café est un espace social très stimulant, où se construit une sociabilité mi-affectueuse, mi-conflictuelle. Nasser transforme l’amphithéâtre où il parle en café où on parle avec lui, et où on rit avec lui. Cela renvoie aussi à une culture orale, dans laquelle le savoir est partagé sur le mode de la conversation, où l’humour occupe une place clé. Le dialogue – pas platonicien mais presque – occupe une place clé dans la circulation de l’information ou du savoir, alors que l’écrit est considéré comme dangereux.
Le rapport de Nasser au rire s’explique aussi par sa personnalité et par sa vie. Nasser, très jeune, a des rapports très conflictuels avec son père. Lorsqu’il a 6 ans, sa mère meurt, et il vit très durement ce drame : il cesse de rire. Sa nourrice, qui va s’occuper de lui pendant des années, dit qu’il n’a pas rit une seule fois avant son mariage (en 1944, à l’âge de 26 ans). Nasser est ainsi un petit garçon, puis un jeune homme sérieux et même triste. A l’académie militaire, ses professeurs notent que c’est un « bon élève, qui ne sourit jamais ». Ses camarades de promotion ont tous retenu cette caractéristique. Sadate dit de lui : « il n’avait pas de penchant pour le rire et la plaisanterie […] il dressait un mur entre lui et les autres ». Il a d’ailleurs détesté Nasser pendant plusieurs mois après un premier contact très désagréable, et les relations entre les deux hommes ont toujours été ombrageuses au mieux. Son mariage marque un changement radical : il se met à rire, et est même très drôle. C’est fascinant : souvent, les tribuns deviennent des hommes d’Etat : Nasser, c’est l’inverse, un homme d’Etat – renfrogné et sérieux – qui devient un tribun, voire, en 1956, au moment de la nationalisation du Canal, un prophète. Même quand il rappelle les souffrances et les humiliations de l’Egypte et de son peuple, il fait rire. Avant le coup d’Etat de juillet 1952, organisé par le mouvement des Officiers libres, qui va faire de lui l’homme fort de l’Egypte en chassant le roi Farouk Ier, ses officiers ont dit qu’il riait souvent – peut-être pour se décharger de la tension, alors que ce coup d’Etat avait peu de chances de fonctionner ? Lui-même, quand il racontait cet événement, préférait raconter des histoires drôles – telle celle de ce jeune officier artilleur empêché de participer au coup d’Etat par sa mère. C’était aussi pour lui une façon de dire que c’est grâce à Dieu que ce coup d’Etat improbable a fonctionné, alors même que les conjurés avaient très bien préparé leur action. Face aux menaces, aux ultimatums, il éclate de rire. La Guerre des Six Jours, en 1967, marque à cet égard une vraie rupture : à partir de là, Nasser va beaucoup moins rire, et il va peu à peu se tuer à la tâche.
Son confident, Mohammad Hassanen Haykel, relate l’épisode suivant : en 1967, Nasser demande à un comédien dramatique de faire une tournée en provinces pour distraire la foule : à Damiette, il est violemment pris à parti par la foule qui réclame un acteur comique. Nasser éclate de rire en l’apprenant. Et Haykel, journaliste, est devenu le confident (le samir) de Nasser parce que celui-ci trouvait ses articles drôles. Nasser aimait regarder les caricatures de lui-même, riait des blagues qui circulaient sur lui dans la rue, et avait de terribles fous rires. On le décrit comme « féroce mais affectueux ». Nasser lui-même est pourtant un ascète, assoiffé seulement de pouvoirs – et de livres. Ses principaux amis sont au contraire des épicuriens, qui aiment bien vivre et bien rire – notamment la célèbre chanteuse Oum Kalthoum. Ce rire n’est-il qu’un rire public ? On ne sait pas : Nasser a été un très bon mari et un très bon père. Les gens qui l’ont connu dans l’intimité disent qu’il est devenu beaucoup plus détendu et aimable après son mariage, sans jamais se départir d’un certain contrôle.
Quel sens donner au rire de Nasser ? Le rire est un acte à la fois individuel et collectif : Nasser rit et fait rire. Le rire est aussi un mode de socialisation. Le rire est démocratique : Nasser réintroduit le dialectal. C’est d’autant plus remarquable qu’il n’employait pas de gros mots, ni en public ni en privé (à la différence de Sadate par exemple ou de la majorité des officiers de l’armée). Cela permet d’être compris, d’associer les gens (d’où leurs réponses lors de ses discours). A cette époque, il y a des caricatures politiques, mais pas de cabarets politiques ni de chansons critiquant Nasser.
Le rire exprime aussi une colère, une tension, une violence : c’est clair en 1956, le rire est alors une revanche face à l’arrogance des Français et des Anglais qui ont refusé de financer le barrage d’Assouan. Nasser est décrit comme quelqu’un de très violent, mais qui se contrôle tout le temps. Un proverbe égyptien dira à sa mort : « le fauve est mort, l’âne est venu » - ce qui est très injuste pour Sadate. Mais c’est aussi la colère d’un peuple, entretenue, voire créée, par Nasser, qui se dit dans ce rire. Il se sert du rire pour détendre l’atmosphère, notamment lorsqu’il aborde des sujets graves. Le nassérisme est un phénomène messianique. Nasser est très croyant, mais c’est un athée méthodologique : il n’attend pas de miracles. C’est très paradoxal : il devient le Messie, l’Oint du Seigneur, en 1956, incarnant le monde arabe et le panarabisme, alors même qu’il fait une grave erreur de calcul (il pense que la France et la Grande-Bretagne n’interviendront pas en Egypte) : il transforme cette erreur en triomphe. C’est à ce moment là qu’il se pose comme l’un des porte-parole des pays non-alignés [4]. Le nassérisme est un hubris [5], un défi à l’ordre du monde, une volonté de transformer toute la société égyptienne. Le rire exprime aussi ce défi, cet hubris. C’est aussi un instrument pédagogique, pour faire passer un message d’une façon efficace. Le rire sur le voile porte par exemple un message simple : le politique s’arrête à la porte des maisons, Nasser lui-même n’a pas à dicter la vie domestique des Egyptiens. C’est aussi ce que dit son rire tonitruant : le refus du totalitarisme.
Le rire fait partie de son charisme. Nasser a une grande capacité à manier les symboles : son rire devient un symbole de lui-même. Sa capacité à dire et à incarner les émotions populaires passe par son rire. Son rire est atomiseur : quand on l’entend, on se sent égyptien. Le rire est le ciment d’un discours assembleur, unificateur. Le rire participe de la production d’un peuple qui se définit au singulier. Nasser, avec Sadate, a su donner à l’Egypte un poids et une audience dépassant de loin le statut réel de l’Egypte : son rire participe aussi à la technique de la joute oratoire, très présente dans le monde arabe (certains ont pu définir la langue arabe comme une langue « polémogène », agonistique). Faire rire, c’est gagner dans ce choc de géants qu’est la diplomatie. Sadate aura un rire plus contrôlé, moins sauvage. Par exemple, il utilise abusivement le mot « révolution », pour le rendre ridicule, et lui faire perdre son poids symbolique, sa force de séduction. Moubarak quant à lui riait très peu et faisait beaucoup moins rire.
L’Egypte, à ce moment, est dirigée par de vieux messieurs : la révolution est faite par des jeunes (Nasser lui-même n’a que 38 ans en 1952). Son rire est un symbole de la jeunesse, marque la volonté de se moquer des vieux briscards. Nasser aimait se poser comme disant la vérité, allant parfois même contre sa propre propagande : son rire est aussi le signe de ce « dire vrai », renvoyant à une franchise naturelle dont il joue avec talent. Le rire adoucit la réalité. Riait-il de tout ? Non : il peut rire des hommes de religion (« tu achètes n’importe quel ouléma avec un poulet : tu lui donnes une cuisse, il te donne une fatwa »), mais n’apprécie pas qu’on se moque de l’adultère. Qui a le droit de rire ? C’est lui qui décidait qui pouvait rire de quoi, et c’était très variable. Nasser savait aussi faire des blagues cruelles : il nommait par exemple un athée, souvent même un communiste, à la tête du pèlerinage à La Mecque, obligeant le roi Fayçal à le rencontrer. Il obligeait les Frères musulmans emprisonnés à chanter une chanson à sa gloire composée par Oum Kalthoum : pointe de sadisme. Les autres dirigeants du monde étaient surpris par son rire, mais, loin d’être considéré comme un trublion, Nasser passait pour un très fin politique, qui parlait peu et écoutait beaucoup et se montrait un redoutable négociateur. Son humour n’épargne pas ses homologues : le roi Hussein de Jordanie lui rend un jour une visite, et lui dit qu’elle est secrète, que personne ne sait qu’il est en Egypte : Nasser lui répond alors « donc si je te mets en prison, tu disparais à jamais ? ». On imagine la réaction de son interlocuteur. D’ailleurs, Nasser a arrêté le Premier ministre yéménite après l’avoir surpris en flagrant délit de mensonge, et l’a fait jeter en prison, alors même que le Yémen était un pays allié. Le rire est aussi une façon de se moquer des autres chefs d’Etat : Nasser appelait Kadhafi « le gâcheur de plaisir ».
Ce régime est décrit, y compris par ses défenseurs, comme une ubucratie, un régime ubuesque. Tous les témoins ont en mémoire un épisode loufoque, voire grotesque. Cela cache-t-il le désespoir de ces acteurs qui savaient que l’expérience tentée par Nasser ne pouvait pas marcher ?
Pour aller plus loin :
– R. Sidaoui, Dialogues nassériens, Tunis, 1992.
– R.H. Stephens, Nasser : a political biography, New York, 1972.
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
Notes
[1] L’expression est de Benedict Anderson.
[4] Ce mouvement rassemble plusieurs pays qui refusent de prendre parti pour l’un des deux blocs de la guerre froide. L’Egypte de Nasser, la Yougoslavie de Tito, l’Indonésie de Sukarno et l’Inde de Nehru en sont les principaux piliers.
[5] Notion grecque qui renvoie à une démesure, à un orgueil, s’opposant à la tempérance, à la modération.
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