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Les « Princes rouges », aussi connus sous l’appellation des « Princes Libres » ou « Princes libéraux », ont conduit un mouvement politique s’opposant à la monarchie saoudienne. Celui-ci a été fondé par Talal Ben Abdulaziz al-Saoud, résultant des tensions qui opposaient à la gouvernance de l’Arabie saoudite le prince Fayçal et le roi Saoud. Il prônait l’instauration d’une monarchie parlementaire en Arabie saoudite, et a bénéficié du soutien de Nasser et des mouvements panarabes. Il a duré de 1958 à 1964.
Le prince Talal Ben Abdelaziz est le vingt-troisième fils du fondateur de l’Arabie saoudite (1), Abdel Aziz. À la mort de son père en 1953, ses fils Saoud et Fayçal, respectivement les second et troisième fils du fondateur, se déchirent pour obtenir le pouvoir. En 1958, Saoud doit céder à l’ultimatum qui lui est imposé de transférer tous les pouvoirs exécutifs à Fayçal : sa participation à l’organisation d’une tentative d’assassinat du président égyptien Gamal Abdel Nasser en mars 1958 a été démasquée (2). En 1958, Fayçal prend la tête du royaume, et engage une politique d’austérité sévère, afin de redresser les finances publiques.
Ainsi que le présente Stéphane Marchand, « une étrange cohabitation s’installe : Saoud règne, Fayçal gouverne, mais le tandem ne fonctionne pas » (3). La lutte entre les deux fils du fondateur dure six ans, de 1958 à 1964, « six années pendant lesquelles la famille retombe dans des divisions d’antan, celles qui avaient causé au XIXe siècle la fin du premier puis du second État saoudien » (4) ; elle souligne ce que l’historien Georges Jawdat Dwailibi écrivait sur le royaume Saoudien, unifié par le roi Ibn Saoud en 1932, lorsqu’il le présentait comme « immense et dépourvu de toute structure administrative et politique » (5). Cette époque d’instabilité mène à l’émergence de voix contestataires au sein de la famille royale, principalement guidées par le prince Talal Ben Abdelaziz (6).
Talal était, du temps de son père, ministre des Communications. De 1955 à 1957, il est nommé ambassadeur du roi Saoud en France et en Espagne, et rentre ensuite au royaume. Il commence dès lors à promouvoir des notions politiques plus démocratiques, inspirées de son expérience en Occident (7). Entouré par d’autres princes du royaume, surnommés en raison de leurs opinions politiques proches des idéaux socialistes les « princes rouges » (al-umara’al-ahrar) ou « princes libres », Talal Ben Abdelaziz formule à partir de la fin des années 1950 une nouvelle conception de la société saoudienne. Il expose dès 1958 l’idée d’un « Conseil National », que les Princes Libres tentent immédiatement de promouvoir auprès de la population (8). Le mouvement des princes rouge bénéficie du soutien de quelques un de ses frères, ainsi que d’un certain nombre de princes venus d’autres branches de la famille Saoud. Il a également de son côté Abdallah al-Tariqi, qui négociait déjà du temps du roi Abdallah avec les investisseurs américains pour la compagnie pétrolière Aramco. Cette position stratégique lui permit d’élargir son influence politique (9).
Les volontés de réforme du prince Talal Ben Abdelaziz bénéficient d’une audience certaine parmi les classes moyennes. Aux premiers temps du royaume, cette dernière est en effet relativement libérale – mais elle est très peu étendue. Manquant d’une base populaire assez imposante pour être véritablement influente, les idées du mouvement des Princes Libres ne parviennent pas à marquer en profondeur la société saoudienne.
Le mouvement bénéficie toutefois des dissensions familiales qui occupent alors la tête du pays. Écarté en 1958 mais déterminé à regagner son pouvoir, Saoud travaille ses soutiens. Il joue sur l’impopularité de Fayçal, dont les réformes d’austérité économique pèsent lourdement sur la population, et finance avec ses fonds personnels un nouveau projet politique. En décembre 1960, Saoud forme un nouveau Conseil des ministres et exclut Fayçal. Il se proclame Premier ministre et nomme Talal Ben Abdelaziz au ministère des Finances, avec pour objectif de faire obstacle aux planifications de Fayçal (10).
Durant son mandat en tant que ministre des Finances, Talal crée un Commissariat au Plan et des tribunaux administratifs, réclame la nationalisation de larges pans de l’économie, sur l’idée, qu’il défendra ouvertement lors de son exil au Caire, que le socialisme est le principe fondamental de l’Islam (11). Dans les coulisses du pouvoir, Talal Ben Abdelaziz bénéfice de soutiens : Tariqi, surnommé le « Cheikh rouge », était alors en charge des exploitations de pétrole, et bénéficiait également de l’alliance de ses frères, le prince Badr Ben Abdelaziz et le prince Nawwaf Ben Abelaziz, également au gouvernement (12). Ce dernier déclare d’ailleurs en mai 1960 à la presse égyptienne que « l’écriture de la première constitution de l’État saoudien » était en cours, et que le seul problème auquel les partisans de ces réformes libérales se confrontaient désormais était « comment accomplir cette mission » (13).
Talal Ben Abdelaziz profite en effet des tensions qui tiraillent la tête de l’exécutif pour suggérer des réformes et propose à ce moment-là l’adoption d’une Constitution prévoyant un Parlement, qui serait élu aux deux tiers par le peuple. Cette contestation antimonarchique est encouragée de loin par l’Égypte nassérienne : elle entre en effet dans le programme panarabe prôné par le leader égyptien. Talal se rend pourtant rapidement compte que les volontés réformatrices de Saoud sont limitées (14).
Talal s’emploie durant la majeure partie de l’année 1961 à la création d’institutions laïques en Arabie saoudite. Il s’attache également à réduire le chômage en créant de l’emploi dans le secteur public. Le 24 décembre 1961, Radio Mecque annonce que la proposition de constitution rédigée par Talal est soumise au roi. Cette proposition est rejetée, sur le conseil des oulémas auquel fait appel Saoud. Toutefois, cette fin d’année 1961 marque pour Saoud une perte considérable d’influence et de soutiens au sein de la famille royale, qui se tourne vers Fayçal. Saoud devient de plus en plus dépendant des mouvements influencés par le nassérisme représentés dans son Cabinet (15). Pour l’historien Vijay Prashad, les Princes Libres étaient alors en bonne position pour renverser la monarchie au profit d’un gouvernement idéologiquement à gauche, et « pour faire ce que les Officiers libres firent [en Égypte] », sans toutefois user de l’attirail militaire (16). Cependant, la majorité des princes s’oppose à ces réformes, Saoud allant jusqu’à qualifier Talal de « crypto-communiste » selon l’anthropologue Pascal Menoret (17).
Celui qui fut baptisé « prince rouge » est démis de ses fonctions. En 1962, il est contraint de s’exiler et quitte le royaume accompagné de son groupe, pour rejoindre d’abord Beyrouth, puis Le Caire, où il est accueilli par Nasser. C’est à ce moment-là, en 1962 au Caire, qu’est officiellement créé le « Mouvement des Princes libres » (18), en référence au mouvement égyptien des Officiers libres. Il partage par la suite son temps entre Le Caire et Beyrouth, et épouse Mouna as-Solh, la fille du Premier ministre nationaliste libanais (et fondateur de la Ligue arabe), Riad as-Solh (19).
Les partis de gauche, communistes ou favorables au projet nassérien, se multiplient à cette époque dans les monarchies du Golfe. Selon l’historien Vijay Prashad, l’Arabie saoudite finançait depuis les années 1950 la résistance de la monarchie yéménite contre le Sud Yémen républicain, soutenu par Nasser, et celle du gouvernement omanais contre le Front Populaire (20). Comme le souligne par la suite l’auteur, l’Arabie saoudite montrait un soin scrupuleux à affaiblir, jusqu’à leur possible disparition, les mouvements de gauche actifs dans la péninsule (21). Dans ce contexte, Talal Ben Abdelaziz, malgré son ascendance royale, apparaît comme un ennemi du royaume : il se présente ouvertement du côté de Gamal Abdel Nasser, qu’il félicite lors des tests de missiles longue-portées, à la veille de la guerre qui, en 1962 au Nord du Yémen, allait opposer militairement l’Arabie saoudite et l’Égypte (22).
Celui-ci continue de mener sa campagne depuis le Liban et l’Égypte. Il se mobilise notamment pour l’abolition de l’esclavage, et montre l’exemple en libérant les trente-huit esclaves qui étaient à son service (23). Ses déclarations connaissent un véritable retentissement, ce qui pousse Fayçal, de retour dans les affaires du royaume à partir de 1961, à révoquer le passeport du prince rouge (24). Néanmoins, le coup d’État des républicains soutenus par Le Caire au Yémen en 1962, bien qu’il asseoit le pouvoir de Fayçal à la tête du royaume et exclut définitivement Saoud des affaires d’État (25), renforce parmi les contestataires l’influence des Princes Libres et leur projet de réforme démocratique du pouvoir saoudien. Les appels au soulèvement des Saoudiens contre le système monarchique « réactionnaire » et « corrompu » se multiplient sur les radios syriennes, égyptiennes ou yéménites à partir de septembre 1962 (26). Toutefois, l’appel de Radio Yémen, contrôlée par le pouvoir égyptien, à l’assassinat de la famille Saoud – et parmi eux des Princes Libres – provoque le retour de Talal et de son groupe en Arabie saoudite dès 1963 (27). Talal Ben Adbelaziz annonce publiquement s’être trompé en soutenant les nasséristes, et lui et son groupe son graciés par Fayçal, qui a d’ailleurs décidé de reprendre à son compte certaines idées réformatrices de Talal pour assurer son règne et contenter son peuple.
Après un bref retour à Beyrouth au début de l’année 1964, le mouvement des Princes Libres s’éteint – et avec lui disparaissent tous les mouvements de contestation du pouvoir monarchique en Arabie saoudite. Depuis l’opposition du prince Talal en effet, la famille royale n’a plus connu de désaccord public (28). Comme l’analyse Pascal Menoret, « les contestations des années 1950 et 1960 sont donc résorbées par la mise en œuvre d’une double politique, à la fois répressive et redistributrice » (29), ce qu’il explique par « la plasticité des institutions saoudiennes, et de la volonté constante, parmi les dirigeants, d’intégrer et de surmonter les contradictions » (30).
Les idées de réformes n’ont toutefois pas disparu. En 2013, Talal Ben Abdelaziz appelait à réformer les institutions saoudiennes, et à donner aux femmes du pays davantage de droits (31), notamment le droit de conduire. Son combat principal d’un point de vue politique est toujours de réformer le mode de gouvernement, et d’instaurer des élections parlementaires. Il dirige aujourd’hui le Programme de Développement du Golfe Arabe (Arab Gulf Programme for Development, AGFUND), qui promeut l’accès à l’éducation et à la santé dans les pays en développement.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Le premier Etat saoudien (1745-1818)
– Le deuxième Etat saoudien, première partie : l’occupation égyptienne dans le Nedjd (1818-1840)
– Ibn Saoud et la naissance du royaume d’Arabie saoudite – première partie
– Ibn Saoud et la naissance du royaume d’Arabie saoudite – deuxième partie
– L’Arabie saoudite sous les règnes de Saoud et de Fayçal ben Abdelaziz al-Saoud (1953-1975)
– L’Arabie Saoudite sous les rois Khaled et Fadh (1975-2005)
– Roi Abdallah Ibn Abdel Aziz Âl Saoud (1924-2015). L’homme et son siècle
Notes :
(1) Kai Bird, Crossing Mandelbaum Gate : Coming of Age Between the Arabs and Israelis, 1956-1978, New York, Scribner, 2010, p.122.
(2) Simon Henderson, « Saudi Succession - a Desert Legacy », The Cutting Edge, 14 septembre 2009, disponible en ligne, consulté le 17 juin 2017. URL : http://www.thecuttingedgenews.com/index.php?article=11590
(3) Stéphane Marchand, L’Arabie saoudite, la menace, Paris, Fayard, 2003, p.187.
(4) Ibid.
(5) Georges Jawdat Dwailibi, La Rivalité entre le clergé religieux et la famille royale au royaume d’Arabie saoudite, Paris, ÉPU, 2006, p.25.
(6) David Rigoulet-Roze, Géopolitique de l’Arabie saoudite, Paris, Arman Colin, 2005, p.284.
(7) Kai Bird, op. cit., p.122.
(8) Vijay Prashad, The Darker Nations. A Biography of the Short-Lived Third World, Dehli, LeftWord, 2007, p.275.
(9) Kai Bird, op.cit., p.125.
(10) Vijay Prashad, op. cit., p.275.
(11) Pascal Menoret, L’Énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003, Paris, La Découverte, 2003, p.106.
(12) Sabri Sharad, The House of Saud in Commerce : A Study of Royal Entrepreneurship in Saudi Arabia, Delhi, I.S. Publications, 2001, p.137.
(13) Vijay Prashad, op. cit., p.275.
(14) Simon Henderson, op. cit.
(15) Mordechai Abir, Saudi Arabia : Government, Society and the Gulf Crisis, Londres, Routledge, 1993, p.42.
(16) Vijay Prashad, op. cit., p.276.
(17) Pascal Menoret, op. cit., p.115-116.
(18) Mordechai Abir, op. cit., p.42.
(19) Vijay Prashad, op. cit., p.275.
(20) Ibid.
(21) Voir le texte de Vijay Prashad : “They were scrupulous in the extrication of the Left from the peninsula”, op. cit.
(22) Voir sur ce sujet : Ainhoa Tapia, « Guerre civile au Yémen du Nord (1962-1970), Les clés du Moyen-Orient, 05/06/2012, disponible en ligne, consulté le 17 juin 2017. URL : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Guerre-civile-au-Yemen-du-Nord.html
(23) Stéphane Marchand, op. cit., p.190.
(24) Ibid.
(25) Simon Henderson, op. cit.
(26) Mordechai Abir, op. cit., p.44.
(27) Kai Bird, p.126.
(28) Stéphane Marchand, op. cit. p.190.
(29) Pascal Menoret, op. cit. p.209.
(30) Ibid.
(31) AFP, “Saudi ‘Red Prince’ still demanding reform at age 82”, France 24, 10 juillet 2013, disponible en ligne, consulté le 12 juin 2017. URL : http://www.france24.com/en/20130110-saudi-red-prince-still-demanding-reform-age-82
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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