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Le féminisme islamique et la condition des femmes en Iran, un état des lieux

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 02/10/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

IRAN, Tehran : Iranian women go up an electric staircase after getting off the subway in Tehran on March 17, 2008.

AFP PHOTO/FRED DUFOUR

Le féminisme islamique et l’Iran

L’invention de la notion de « féminisme islamique » dans les années 1990 a longtemps porté l’espoir d’une évolution de la condition des femmes vers plus d’autonomie et de liberté dans le monde musulman. Né de l’ouvrage fondateur de la théologienne américaine Amina Wadud Qur’an and Woman : Rereading the Sacred Text from a Woman’s Perspective, publié en 1992, le féminisme islamique devait rendre possible la formulation d’une égalité absolue (al-musawa) entre hommes et femmes dans un cadre de pensée coranique. Le point de départ d’Amina Wadud était simple : si Dieu avait confié à tous les êtres humains, sans distinction de sexe, la fonction de le représenter sur terre (khalifa), alors les passages du Coran entérinant la domination masculine et légitimant le patriarcat devaient être considérés comme des éléments dont l’origine n’était pas divine mais sociale, donc contingente. Une telle relecture devait être le support de l’émancipation des femmes au sein des sociétés musulmanes, sans que la revalorisation de leur rôle ne soit assimilable à l’importation pure et simple de principes politiques venus d’Occident.

Ces thèses trouvaient une résonnance particulière en Iran, ceci pour deux raisons. La première est que c’est à partir de l’expérience iranienne que le concept fut élaboré. Après leur participation massive à la Révolution de 1979, les femmes iraniennes aspiraient à une reconnaissance étatique de leurs revendications et cherchaient à intégrer leurs demandes au cadre de pensée islamique de la jeune République. La seconde raison, liée à la première, est que des universitaires iraniennes ou originaires d’Iran, comme Afsaheh Nahmabadi ou Ziba Mir Hosseivi, participèrent activement aux discussions universitaires conduisant à la conceptualisation du féminisme islamique. Elles théorisaient ainsi les demandes de leurs consœurs et leurs donnaient une visibilité dépassant les frontières de l’Iran. Parce qu’elles prenaient actes des fondements idéologiques du régime (le primat de la shari’a et l’acceptation du Coran comme source unique de la loi), les thèses de ces théologiennes devaient, à terme, être assimilables par le système juridique de la République islamique. Le Guide de la Révolution lui-même, Rouhollah Khomeini, s’était d’ailleurs montré favorable à une telle revalorisation de la place des musulmanes dans la société iranienne : « Les femmes comme les hommes contribueront à la construction de la société islamique de demain. […] Dans les mouvements iraniens actuels, les femmes ont une part égale à celle des hommes. Nous accorderons toutes sortes de liberté aux femmes » [1].

Les résultats

Les retombées politiques et juridiques de ce mouvement furent pourtant très en deçà des espérances que les femmes iraniennes avaient placées en lui.
En cause, d’abord, le manque de volonté politique des dirigeants de la République islamique. Revenant sur ses positions passées, Khomeini renforça le modèle de la famille patriarcale mis en cause par les féministes iraniennes. Une série de mesure vint en effet conforter les droits des pères et des époux au sein des familles iraniennes : l’âge minimum des femmes au mariage fut abaissé de 18 à 9 ans, la condamnation à mort de l’adultère fut entérinée, et l’ensemble des articles du Code civil de l’époque des shahs relatifs au statut de la femme furent confirmés [2]. Avec l’arrivée au pouvoir des présidents progressistes Hachemi Rafsandjani (1989-1997) et Mohammed Khatami (1997-2005), un retour sur cette législation parut envisageable et amena les femmes à participer en grand nombre à l’élection présidentielle. Pourtant, aucune avancée notable ne fut possible faute de trouver un terrain d’entente avec le nouveau Guide de la Révolution Ali Khamenei. Rien n’illustre mieux ce blocage institutionnel que la fameuse « affaire Sakineh » qui secoua le pays en 2006. L’inculpation pour adultère de la jeune Sakineh Muhammadi Ashtiani suffit à la faire condamner à la lapidation. En dépit de la mobilisation nationale et internationale pour sa libération, celle-ci n’eut lieu qu’en mars 2014 et n’aboutit à aucune révision générale de la législation en vigueur.
Mais on aurait sans doute tort de ne rejeter la responsabilité de ce blocage que sur les décideurs politiques. Le mouvement du féminisme islamique, bien qu’il ait été accueilli avec enthousiasme par une communauté scientifique internationale sensible aux études postcoloniales et au respect des voies propres à chaque culture vers la modernité, a également fait preuve de certaines limites. D’une part, la demande d’une plus grande reconnaissance des femmes au sein de l’islam n’est jamais allée jusqu’à la revendication d’une véritable autonomie féminine, telle que l’entend le féminisme laïc traditionnel. Ainsi, lors de la Conférence mondiale des femmes de Pékin en 1995, les intellectuelles Jamileh Kadivar et Mir Hosseivi admirent au nom de la délégation iranienne qu’une mise en cause de la législation relative au mariage (adultère, divorce, âge minimal de l’épouse) constituait une ligne rouge qui ne serait pas dépassée par les théologiennes de leur pays [3]. Les théoriciennes du féminisme musulman plaçaient donc la portée de leur mouvement en-deçà des attentes sociales de la jeunesse iranienne. D’autre part, en se proposant de ne fonder leurs exigences que sur l’ijtihad (interprétation) du Coran et de respecter le cadre des institutions de la République islamique, les féministes musulmanes rendaient leurs revendications tributaires de l’acceptation de leur exégèse par les docteurs en loi islamique de l’Etat iranien (notamment de ceux issus du Conseil des gardiens). Or, leur attitude fut bien souvent hostile à toute inflexion de l’interprétation dominante du texte sacré, de sorte que les travaux des intellectuelles iraniennes ne se traduisirent par aucune avancée juridique concrète [4].

Au-delà des discours, des transformations sociales décisives

A défaut d’avoir su faire évoluer le système juridique de la République, c’est en un autre lieu que les femmes iraniennes accédèrent à une nouvelle reconnaissance de leur rôle dans la société : la famille.
La population iranienne a en effet connu une transformation démographique d’une rapidité exceptionnelle, qui a remodelé la forme des familles et donné une nouvelle place aux femmes en leur sein. Le taux de fécondité, qui s’élevait à 7,1 enfants par femme en 1978, est passé à 6,4 enfants par femme en 1986 et a chuté à 2,0 en 2000, soit une baisse de 70% en 15 ans. En parallèle, l’âge moyen des femmes au premier mariage est passé de 19,7 ans en 1976 à 24 ans en 2006 – alors même que l’Etat avait fait évolué sa législation dans une direction inverse en 1979. Cette évolution tient sans doute à la meilleure éducation à laquelle les femmes purent avoir accès après la Révolution. En effet, parmi les rares concessions que l’Etat fit aux femmes en retour de leur forte mobilisation en sa faveur, il leur accorda le droit à une scolarisation gratuite et prolongée jusqu’au niveau secondaire voire universitaire [5]. La mesure fut largement suivie d’effets, puisque le taux d’alphabétisation des femmes âgées de 15 à 49 ans passa de 28 % en 1976 à 87,4 % en 2006, atteignant les 98 % en 2012 pour la jeune génération (15-24 ans).
Le mariage reste la règle, mais il unit à présent deux conjoints de même âge et de même éducation, de sorte qu’il n’est plus le lieu de domination masculine qu’il pouvait être dans les années 1970. Au cours d’une enquête réalisée en 2002, 90 % des femmes interrogées habitant en ville (74% en campagne) déclaraient partager l’autorité parentale avec leur conjoint et déterminer avec lui le nombre de leurs enfants [6]. 75 % d’entre elles déclaraient également prendre avec leur époux les décisions relatives au budget familial. L’impression générale se dégageant de cette enquête est que le dialogue et le respect mutuel se sont imposés comme les nouvelles normes de la famille iranienne. On imagine également que ces transformations, conjuguées à une réduction du nombre d’enfants par couple, ont conduit à une revalorisation des relations affectives au sein du noyau familial.

Un Etat bloqué, une société autonome ?

La révolution sociologique que l’Etat n’a pas voulu soutenir et que les féministes islamiques n’ont pas su imposer a donc eu lieu, de manière autonome, au sein des familles. En dépit des lois ne reconnaissant pas l’égalité des droits entre les deux sexes, un rapport équilibré entre ceux-ci semble s’être imposé dans les faits, à une échelle échappant au contrôle de l’Etat. Un certain divorce s’est ainsi instauré entre la République islamique et la société iranienne.
Combler ce fossé constitue probablement l’un des enjeux majeurs des années à venir pour les autorités iraniennes. En effet, l’immobilisme du Guide quant à la question du droit des femmes a conduit à une radicalisation des revendications féministes, que l’Etat doit maintenant appréhender. A cet égard, l’une des actions les plus spectaculaires fut sans doute la campagne « Un million de signatures pour l’abrogation de toutes les lois discriminatoires envers les femmes en Iran ». Ce mouvement connut un écho très fort dans la société iranienne et concourut à la popularisation des thèses des jeunes féministes [7]. Celles-ci ont majoritairement abandonné le recours à la notion de « féminisme islamique », qui n’a pas été à la hauteur des ambitions de leurs mères, et ont adopté le langage d’un féminisme laïc, universaliste et appuyé sur les conventions internationales ratifiées par l’Iran [8]. En 2009, au cours du Mouvement vert ayant suivi la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République, leurs exigences se sont greffées aux revendications de la jeunesse urbaine toute entière [9].
Placée sous le signe de la réconciliation de la République avec cette jeunesse, la présidence d’Hassan Rohani ne pourra sans doute pas faire l’économie de la question des droits des femmes pour mener à bien sa mission. Un premier signe de détente a déjà été envoyé avec la libération de Sakineh Mohammadi Ashtiani le 18 mars 2014, mais la jeunesse iranienne vit toujours dans l’attente de mesures de plus grande ampleur. A travers cette question, c’est la capacité de la République islamique à se réformer et à légitimer son action aux yeux de la société civile qui se trouve en jeu.

Bibliographie :
 Badran Margot, « Où en est le féminisme islamique ?? », Critique internationale, vol. 46, no 1, Mars 2010, pp. 25 ?44.
 Chafiq Chahla, « Gender jihad ? : les impasses du « ?féminisme islamique ? » », Les Temps Modernes, vol. 661, no 5, Décembre 2010, pp. 178 ?209.
 Ladier-Fouladi Marie, « Familles, je vous adore », Vacarme, vol. 68, no 3, 25 Août 2014, pp. 159 ?170.
 Ladier-Fouladi Marie, « La présidentielle iranienne de juin 2013 : enjeux et décryptages », Confluences Méditerranée, vol. 88, no 1, Mars 2014, pp. 47 ?62.
 Ladier-Fouladi Marie, « Iran ? : mutation sociale et contestation politique », Politique étrangère, Automne, no 3, Septembre 2012, pp. 505 ?517.
 Ladier-Fouladi Marie, « Démographie, femmes et famille ? : relation entre conjoints en Iran post-révolutionnaire », Tiers-Monde, vol. 46, no 182, 2005, pp. 281 ?305.
 Latte Abdallah Stéphanie, « Féminismes islamiques et postcolonialité au début du XXIe siècle », Revue Tiers Monde, vol. 209, no 1, Mars 2012, pp. 53 ?70.

Publié le 02/10/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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