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Lire la partie 1 : Le conflit sunnite-chiite au Moyen-Orient, une rivalité millénaire ? (1/2)
Nous nous focaliserons ici sur les changements intellectuels et politiques qui se sont produits au sein des fragments de l’oumma au XXème siècle, et plus précisément sur le développement de l’islamisme du côté sunnite puis chiite, et la manière dont s’est structurée l’ambivalence chiite-sunnite au travers du plus important conflit du siècle dernier au Moyen-Orient : la guerre Iran-Irak.
Ce corps privé de tête qu’est le sunnisme doit sa politisation à la question du sultanat-califat ottoman (1517-1924), d’abord comme réaction à un pouvoir considéré comme illégitime car apostat, ensuite comme tentative de combler un centre de pouvoir disparu.
Le premier mouvement de politisation contestataire du sunnisme est issu du wahhabisme, mouvement de réforme religieuse (1) prenant acte des formes de religiosité développées au Proche et Moyen-Orient au XVIIIème et XIXème siècle et considérées comme impures. Sans faire un historique complexe du wahhabisme, il est pourtant intéressant de noter que sa conversion politique, grâce à l’alliance avec la famille Saoud, en fait la première doctrine politico-religieuse sunnite de résistance contre l’ordre établi. Cependant, dans le jeu des puissances qui se déploie en Méditerranée contre « l’homme malade de l’Europe » (2), le wahhabisme saoudite doit son développement aux pratiques « diplomatique du début du XIXème siècle, (le wahhabisme étant considéré comme) l’une de ces sectes qui, convenablement manipulée, pouvait servir d’appui à la politique de conquête des puissances européennes » (3). Le wahhabisme, en tant que doctrine de la radicalité, condamne les pratiques qui se déploient hors du respect des salef, des ancêtres. Il s’agit donc d’une doctrine matricielle du salafisme moderne, et plus précisément du salafisme politique (4), d’une théologie du combat et de l’affrontement.
Cependant, en ce creuset de l’histoire que représente la fin du XIXème siècle, le mouvement de la Nahda, la renaissance arabe, voit l’apparition d’un discours qui se construit en réaction et en résistance aux visées colonialistes développées par les Britanniques et les Français dans la région. C’est ainsi que la figure de Muhammad Abduh revêt une importance immense, en tant qu’il est, dans le sillage d’al-Afghani, l’un des premiers théologiens sunnites à penser la politisation du religieux via la réforme du croyant, qui ne doit plus être passif face au monde, et peut donc devenir sujet en exerçant pleinement son libre-arbitre : à ce titre, « le rejet du taqlîd (reproduction servile de la jurisprudence des Anciens, de la coutume, des modes étrangères) accompagne la promotion de la "réouverture des portes de l’ijtihâd " (le travail d’interprétation de la loi religieuse guidé par la raison) et de la liberté de pensée. » (5)
Le second mouvement se déploie dans l’immédiate après-disparition du califat, actée par Mustafa Kemal Atatürk en 1924. Hassan al-Banna, influencé par la pensée d’Abduh, voit en l’islam un salut et une doctrine de résistance face aux avancées occidentales dans la région, ainsi qu’un projet de société. Il crée en 1928 les Frères musulmans, qui deviendront en 1946 l’équivalent d’un parti de masse : un million d’Egyptiens y sont encartés cette année-là. Cette doctrine contrevenant au projet socialiste de Nasser, le raïs orchestre alors une répression féroce, et arrête le propagandiste de l’organisation Sayyid Qutb, qui développe en prison une idéologie radicale. Si, jusque là, le mouvement était largement intégrateur, Sayyid Qutb préconise dès lors une stratégie du clivage, excluante et violente (6), ce qui tendra d’une part à favoriser le développement des mouvances terroristes d’inspiration djihadiste, dont les Frères musulmans sont considérés comme la matrice ; et d’autre part à développer des thèses qualifiant de « non musulmans » les pouvoirs établis en terre d’islam et ceux qui ne suivent pas leur voie radicale - d’où l’appellation de « takfiristes ». Elle dénonce comme kouffar (mécréants) même des musulmans (7).
Ainsi, le wahhabisme politique et les Frères musulmans portent-ils en leur sein la politisation du religieux et la confessionnalisation des rapports sociaux, bientôt commués en rapport de forces.
Dans la première moitié du XXème siècle, l’islam chiite répond à cette même logique de recherche d’émancipation vis-à-vis des puissances occidentales en effectuant une révolution intellectuelle favorisée par une praxis religieuse conférant à cette population un potentiel contestataire. Cette révolution, c’est le fait de faire de la religion une base politique, et de se défaire de la posture quiétiste historique du chiisme. Cela représentera donc un terreau idéologique fertile pour la révolution constitutionnelle persane de 1905-1911 (8), ainsi que pour la révolte de 1917 en Irak à l’encontre de la tutelle britannique.
La plus grande révolution intellectuelle du XXème siècle pour le chiisme est néanmoins celle décrite par l’Ayatollah Khomeiny dans son « petit livre vert » (9). Il y théorise le Velayat e-fadiq, la théorie du gouvernement des clercs, qui offre la base théorique d’une émancipation de l’islam chiite de la sphère spirituelle en conférant aux oulémas une prépondérance sur la sphère politique. Il y encourage le renversement d’un régime « monarchique pour lui substituer un Etat islamique régi par la charia et dirigé par un religieux éclairé, juste et maîtrisant les rouages de la Loi islamique. […] Le Guide suprême (incarne) l’esprit révolutionnaire du nouveau régime » (10). Ainsi, cette théorie prend acte des expériences irakiennes des années 1950 et notamment du mouvement shiraziste (11), en ajoutant à ce ferment révolutionnaire irakien un projet politique d’envergure, une véritable transcendance spirituelle.
Allié à un véritable sens de la politique, le Velayat e-fadiq en Iran aura la destinée que l’on sait, et tentera de s’exporter notamment au Liban avec la création du Hezbollah (12), bras armé de l’Iran et seul véritable levier de la République islamique en dehors de ses terres. Cependant, le père spirituel du Hezbollah, Mohammad Fadlallah, soutien à la République islamique, se déclarait mal à l’aise quand au concept de Velayat e-fadiq et l’estimait en tout cas non-opératoire au Liban (« Aucun leader religieux chiite, même pas Khomeiny, n’a le monopole de la vérité » avait-il dit (13)). La politique extérieure de l’Iran, plutôt que de jouer à tout va la carte du « Chiistan », s’est plutôt focalisé sur un certain pragmatisme (rapprochement avec l’Arménie chrétienne, avec le régime de Damas pour des motifs plus stratégique que confessionnel – notamment la nécessité de se trouver un allié dans le cadre de la guerre contre l’Irak). Ainsi, comme le souligne Jean-Paul Burdy, « l’argument chiite n’a, en tout cas, pas réussi à exporter la révolution islamique persane, et à renverser des régimes sunnites » (14).
C’est à partir du double substrat forgé par le sunnisme et le chiisme politiques que se déploieront donc les rivalités sunnites-chiites dans la seconde moitié du XXème siècle.
Dans le chaos que représente le Moyen-Orient au tournant des années 1980, la guerre Iran-Irak, qui dure huit ans et coûte la vie à un million de personnes, surgit comme l’événement matriciel qui redéfinit durablement les rapports de force dans la région. Cette guerre met en avant les fractures profondes au sein de ce que nous pourrions qualifier de « communautés » en présence : l’Irak arabe majoritairement chiite, mais dominée par un régime baasiste – laïc mais aux mains de la minorité sunnite représentée par Saddam Hussein – attaque l’Iran chiite, théocratique perse (bien que multiculturel), profitant du phénomène révolutionnaire pour tenter de mettre la main sur les puits de pétrole du Khûzistan iranien. Cette région est majoritairement peuplée par des populations arabes sunnites, et avec son attaque-surprise, Saddam Hussein pariait sur un accueil positif de ces populations historiquement spoliées et méprisées par le pouvoir de Téhéran. Cependant, et contre toute attente, les Arabes d’Iran font immédiatement montre d’un extraordinaire patriotisme et parent le premier coup d’épée de ce duel meurtrier – qui eut pu être fatal à la nouvelle République islamique d’Iran (15).
Tout l’enjeu de ce conflit sera de créer un antagonisme systématique entre les communautés (Arabes contre Perses, sunnites contre chiites, etc.), ce qui tend à faire de la guerre irako-iranienne un moment-clé dans la confessionnalisation des relations de conflictualités au Moyen-Orient au XXème siècle. Selon Jean-Paul Burdy, la révolution iranienne désengage le chiisme de l’occultation historique dont elle a fait l’objet, et en fait un sujet en mouvement. De fait, la guerre contre l’Irak est l’occasion de fédérer les chiismes de la région – et de faire perdre à Saddam Hussein le soutien de sa population, très largement chiite. C’est en confessionnalisant le conflit, en en faisant la guerre de survie du chiisme révolutionnaire contre la synthèse sunnito-baasiste, que l’Iran radicalise la position des nations arabes, et particulièrement des monarchies sunnites du Golfe qui s’affichent en soutiens de l’Irak. C’est ainsi qu’en réaction à la renaissance chiite, des pays comme l’Arabie saoudite ont pu engager une « radicalisation sunnite néo-salafiste, dont le dijhadisme est (aujourd’hui) la forme exacerbée », scindant la région Moyen-Orient en une dialectique conflictuelle sunnite-chiite a priori indépassable et occultant un ensemble de facteurs politiques et sociaux (16). Cette double radicalisation, développée à l’ombre de la guerre Iran-Irak, est à l’origine de l’antagonisme sunnisme-chiisme au Moyen-Orient à la fin du XXème et au XXIème siècle, et s’exprime à travers de nombreux théâtres.
A travers une série d’exemples plus récents, cette dernière partie vise à interroger la réalité d’un bloc sunnite opposé sur tous les fronts au supposé arc chiite décrit par Michel Seurat dans son ouvrage posthume, L’Etat de barbarie, dès 1989 (17).
L’assassinat par les Israéliens, sur le plateau du Golan, de membres du Hezbollah libanais et de Gardiens de la révolution iraniens le 18 janvier 2015 (18) a été l’opportunité, pour le Hamas (19) palestinien, d’adresser ses condoléances à Hassan Nasrallah, chef du parti libanais, et surtout de réaffirmer la convergence stratégique entre les deux mouvements concernant la cause palestinienne. Ainsi, ces deux mouvements a priori antagonistes au point de vue religieux (sunnite palestinien, chiite libanais) ont-ils su, depuis le début des années 1990, dépasser leur rivalité essentielle pour collaborer officiellement. Les objectifs que les fedayin libanais et palestiniens partagent – à savoir la remise en cause de l’existence de l’Etat d’Israël, conjugué à la lutte pro-palestinienne – demeurent un fort vecteur de coopération entre les deux mouvements. Et cela en dépit de leurs relations houleuses depuis le début du conflit syrien : le Hamas en effet s’est vite rangé du côté de la rébellion syrienne, alors que le Hezbollah soutient le régime de Damas (20).
Comme le soulignent Nicolas Dot-Pouillard et Wissam Alhaj (21), les dissensions récentes sur le théâtre syrien entre Hamas et Hezbollah, dont l’acmé politique aura été le départ de la direction du Hamas de Damas en 2012, ou encore le rapprochement stratégique effectué envers les bailleurs de fonds du « sunnisme de combat » (Qatar et Turquie, au détriment de Téhéran et Damas) par le parti palestinien ne peut pas vraiment enrayer une alliance vieille d’un quart de siècle, forgée par un substrat idéologique commun islamo-nationaliste (22), construit dans l’opposition à Israël.
Au-delà de la dimension idéologique et historique, la relation entre les deux mouvements sunnite et chiite relève d’un pragmatisme commun en matière stratégique : à l’issue du conflit Gaza-Israël de 2014, les dirigeants du Hamas remercièrent l’Iran et le Hezbollah pour leur soutien stratégique ; lors du conflit Israël-Liban de 2005, les fedayin du Hamas vinrent grossirent les rangs du Hezbollah… Du côté du Hamas, il s’agit aussi d’une stratégie de survie : les printemps arabes se sont soldés par la répression des Frères musulmans en Egypte, matrice du mouvement palestinien sunnite. L’effet domino, paradoxalement, a fait de l’organisation Hezbollah, et du grand frère iranien, les meilleurs soutiens du Hamas : comme on le voit dans ce cas relativement exceptionnel – qui ne tend pas à invalider la thèse d’une rivalité sunnite-chiite mais qui permet au moins de mitiger cette lecture – les acteurs au Moyen-Orient détiennent des principes dictés avant tout par la nécessité et cristallisés autour de l’ennemi commun - dans ce cas, Israël. A ce titre, il est donc possible de dire que la question palestinienne est peut-être l’unique trait d’union qui demeure au sein de l’oumma moyen-orientale, et qu’elle représente tout autant un vecteur de coopération et de mobilisation qu’un facteur d’instrumentalisation et de manipulation.
A rebours de ces analyses, le roi Abdallah de Jordanie, au lendemain de l’arrivée du président al-Maliki au pouvoir en Irak (2004), s’inquiétait du développement d’un « croissant chiite » (23) (Yémen-Doha-Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth Sud (24)), envisageant ainsi le monde chiite comme un bloc, questionnant son hétérogénéité et l’impact finalement limité de Téhéran en termes de mobilisation, ainsi que le positionnement réaliste de la République islamique en termes de stratégie internationale.
La situation actuelle en Syrie, conjuguée à l’état de guerre civile en Irak, serait donc la bataille suprême que se livreraient sunnites et chiites pour briser leurs blocs respectifs. Dans le cas syrien, le régime alaouite pro-iranien et assimilé chiite s’oppose donc à un front révolutionnaire largement sunnite, soutenu par les monarchies du Golfe, la Turquie et pour certains groupes, tel l’Armée Syrienne Libre (ASL) ou Jabhat al-Nosra, l’Occident. Parallèlement, la situation en Irak a pourri d’une manière similaire, avec un régime chiite autoritaire et un conflit sunnite-chiite larvé au sein de la société irakienne.
Cependant, il a fallu un certain temps pour que l’Iran elle-même intervienne militairement dans la région, et ce n’est qu’à partir du moment où les troupes de Damas ont commencé à enchaîner quelques victoires militaires que Téhéran a apporté un soutien plein et entier à Bachar al-Assad, considérant, au début du conflit, que trop s’impliquer risquait d’être chèrement payé en cas de disparition du baasisme syrien. De même le Hezbollah libanais a-t-il souffert, au début du conflit, de dissensions internes quant à sa légitimité à intervenir : sa caractéristique populaire et révolutionnaire lui a, un temps, posé la question de la nature des organisations de la rébellion, de leur légitimé (25). C’est uniquement au moment où Bachar al-Assad a lancé sa stratégie de contre-insurrection, visant à confessionnaliser le conflit et à radicaliser l’opposition (26) que le Hezbollah a pu se poser en soutien crédible au régime.
Les acteurs de la guerre en Syrie ont donc été largement conditionnés par une stratégie de radicalisation et de confessionnalisation : la dimension religieuse se surajoute à une stratégie plus profonde qui répond aux objectifs de chacun des acteurs. Il est ainsi difficile de parler d’une coalition chiite pour sauver et/ou soutenir le régime de Damas, comme il est difficile de lire la stratégie arabe sunnite dans la région : le Qatar bombarde autant qu’il soutient l’OEI (27), et, dans un autre conflit sunnite-chiite, au Yémen, participe à la coalition du bloc sunnite qui frappe la rébellion houti en soutenant AQPA (al-Qaeda dans la péninsule arabe).
Pour complexifier encore la lecture du conflit sunnites-chiites au XXIème siècle, les groupes djihadistes d’obédience sunnite (OEI et al-Qaeda/al-Nosra pour n’en citer que deux) commettent régulièrement des attentats en Arabie saoudite contre des mosquées chiites, mais font aussi des victimes sunnites (voir infra.). De même en Syrie, où l’avancée de l’OEI a frappé indistinctement chiites, chrétiens, Yazidis, druzes… et sunnites.
Dans ce qu’on pourrait appeler la « guerre froide irano-saoudienne », commencée en même temps que la guerre Iran-Irak (voir supra.), l’ambivalence sunnites-chiites est-elle encore une grille de lecture performante ? Tout semble permis dans ce conflit (28), ravivé par l’accord sur le nucléaire iranien. L’Arabie saoudite voit réduire son influence dans la région au profit de Téhéran, qui pour l’instant sort renforcée sur la scène syrienne et vis-à-vis de la communauté internationale.
En outre, depuis le début des printemps arabes, l’Arabie saoudite a aussi joué à la realpolitik en soutenant l’armée égyptienne pour le renversement de Mohammed Morsi, pourtant issu de l’avatar égyptien du wahhabisme, les Frères musulmans. La sphère d’influence sunnite sur laquelle elle s’appuyait s’est ainsi étiolée d’elle-même : le Bahreïn majoritairement chiite mais dirigé par une famille sunnite, le Qatar wahhabite tournent petit à petit leur dos à l’Arabie saoudite… sans pour autant que l’Iran en soit responsable, ne pouvant que très marginalement tirer sur les ficelles confessionnelles. Cela explique donc la stratégie déployée par l’Arabie saoudite depuis 2015 : la création d’une coalition arabe au Yémen pousse ses alliés du Golfe à s’engager à ses côtés, et la crise diplomatique de 2016 avec l’Iran permet de réaffirmer la prépondérance du « grand frère » saoudien dans la région, tout en forçant les Etats-Unis à faire un choix impossible.
Comme la guerre froide qui opposait bloc occidental au bloc communiste faisait du monde un terrain de jeu ou tous les coups étaient permis, pourvu que l’autre soit perdant, la carte du Moyen-Orient contemporain répond à ces dynamiques. Le substrat idéologique et religieux compte, mais seul le réalisme dicte le comportement des acteurs.
De fait, chiisme et sunnisme ne sont pas essentiellement opposés ; mais autour du facteur religieux se structure et se cristallise une dialectique, un rapport de force, où les rôles s’interchangent au cours de l’histoire : dominant contre dominé, résistant contre oppresseur, riche contre pauvre sont des points de rupture exacerbée et qui sont envisagés comme le recoupement parfait de l’appartenance religieuse (29). Autrement dit, si la rivalité « islam contre islam » est un fait récurrent dans les relations de conflictualités au Moyen-Orient, il semble nécessaire de dépasser cette grille de lecture et d’analyser en quoi cette opposition sunnite/chiite, souvent qualifiée comme un élément essentiel, se déploie à l’ombre de faits géopolitiques, politiques et sociaux particuliers. Par ailleurs, l’islam contre l’islam est une réalité, mais qui s’illustre aussi dans les conflits sunnites contre sunnites et chiites contre chiites – et nous n’évoquons même pas, ici, les conflits intégrant chrétiens (Liban, Syrie, Egypte), Yazidis (Irak), Druzes (Liban, Syrie), etc. Ainsi, le danger serait, qu’en ayant une analyse systématique portée sur ce mode, d’occulter la multiplicité des acteurs et de simplifier la lecture des rapports de force.
L’émergence de l’OEI dans la guerre syrienne et le chaos irakien est à ce titre une illustration de cette réalité : structurée comme mouvement salafiste, se réclamant d’une pratique rigoriste de la sunna, il s’avère, lorsqu’on analyse l’organigramme de Daech qu’il trouve son terreau dans le baasisme irakien (30). Les têtes de l’organisation terroriste sont en effet d’anciens officiers baasistes du régime de Saddam Hussein : le baasisme, dans sa définition historique, est pensé comme un mouvement qui permettra l’essor des nations arabes par le biais du panarabisme, du socialisme et … de la laïcité (31). Ainsi, qu’est-ce que le conflit sunnite-chiite si ce n’est un cache-sexe sous lequel sont dissimulées les problématiques d’ingénierie politique développées depuis la chute de l’empire ottoman ? Il s’agit ainsi, pour mieux comprendre les enjeux régionaux, d’aller au-delà de ces apparences, et d’envisager la confessionnalisation des conflits au Moyen-Orient comme la seule surface des choses.
Un dernier élément, essentiel pour comprendre cette modalité systématique de la conflictualité régionale, consiste à cerner cette dialectique comme une génération non-spontanée, un effet collatéral de la « grande guerre pour la civilisation » - selon le titre amer de l’ouvrage du grand journaliste anglais Robert Fisk - menée par l’Occident au Moyen-Orient : la confessionnalisation des rapports de force dans la région intervient ainsi comme la conséquence d’interventions extérieures ayant empêché l’épanouissement de modèles fondés sur des aspirations progressistes, tels que le nationalisme arabe ou le socialisme prêché par le premier ministre iranien Mossadegh au début des années 1950. Ce « Moyen-Orient éclaté » que nous connaissons aujourd’hui cherche aujourd’hui à se réinventer par ce qui le rassemble et l’identifie : non son arabité, non son iranité, non son passé ottoman, califale, mais bien l’unique dénominateur commun demeurant, au lendemain des printemps arabes : la religion, au risque de l’exclusion des éléments d’altérité et de la radicalisation des sociétés.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient
– Le « croissant chiite » : un discours récurrent sur la « menace iranienne » à l’épreuve de la realpolitik, par Jean-Paul Burdy
– Entretien avec Pierre-Jean Luizard – Des racines historiques à la faillite des Etats : comment l’Etat islamique (EI) est monté en puissance
– La situation de l’« Etat islamique » ou Daesh entre la proclamation du Califat en juin 2014 et après le début des frappes de la coalition anti-terroriste : bilan d’étape et perspectives stratégiques, par David Rigoulet-Roze
– Entretien avec Aurélie Daher – Le point sur le Hezbollah
– Le Hezbollah, de la défense du territoire libanais à la défense de ses intérêts régionaux
– Le Hezbollah dans ses relations avec l’Iran et la Syrie
– Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique
– Kemal : de Mustafa à Atatürk (première partie)
– Kemal : de Kemal Pacha à Kemal Atatürk (deuxième partie)
Notes :
(1) Le premier mouvement de réforme au sein du sunnisme depuis le IXe siècle, selon Pascal Menoret in L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003, La Découverte, 2003, 264 p.
(2) Cette expression, forgée par le Tsar Nicolas II, désigne alors l’Empire ottoman, en pleine décomposition.
(3) Pascal Menoret, “Le wahhabisme, arme fatale du néo-orientalisme”, Revue Mouvements, 2004/6 n°36, p. 54-60. L’illustration la plus célèbre de cette utilisation de la secte wahhabite se trouve dans la destinée de Lawrence d’Arabie, qui fut mandaté par les Anglais pour pactiser avec les arabes saoudites contre l’Empire ottoman au cours de la première guerre mondiale.
(4) Par opposition au salafisme quiétiste, qui demeure non-politique.
(5) Anne-Laure Dupont, « Nahda, la renaissance arabe », Manière de voir, n° 106, 2009, p. 28-30.
(6) Voir Olivier Carre, Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, Collection Mystique et politique, 1984, 248 p.
(7) La Rédaction, “Les Frères musulmans : genèse et idéologie d’un mouvement”, Orient XXI, 21 octobre 2014.
(8) Mangol Bayat, Iran’s first revolution : Sh’ism and the Constitutional Revolution of 1905-1909, Studies in Middle Eastern History, Oxford University Press, 1991.
(9) Rouhollah Khomeiny, Principes politiques, philosophiques, sociaux & religieux de l’Ayatollah Khomeiny, Editions Libres Hallier, 1979, consulté en ligne sur : <http://www.fnb.to/FNB/Article/Khome...>
. Avertissement : le site publie le livre afin de « montrer ce qu’est l’islam », amalgamant et dénonçant une réalité plurielle, religion de plus d’un milliard de personnes. Il s’agit donc de prendre cette référence avec beaucoup de précautions.
(10) Anne-Clémentine Larroque, Géopolitique des islamismes, Presses Universitaires de France, Que-sais-je ?, 2014,128 p.
(11) Le shirazisme, mouvement politico-religieux créé en 1960 par Mohammed al-Shirazi en Irak, est la véritable matrice de la doctrine khomeiniste : proposant un gouvernement des clercs via la prépondérance d’un "conseil des oulémas", il s’agit de la première véritable tentative de politisation de la confession duodécimaine.
(12) Le Hezbollah, dont le nom signifie “Le Parti de Dieu”, a été créé en 1982 au Liban dans le cadre de l’invasion du pays du Cèdre par Israël. Mouvement politique, formation militaire, il se distingue par son appartenance religieuse, chiite duodécimaine, et est soutenu par le régime de la République Islamique d’Iran.
(13) Vali Nasr, The Shia Revival : How Conflicts Within Islam will Shape the Future, Norton, 2006.
(14) Jean-Paul Burdy, « Le croissant chiite : un discours récurrent sur la menace iranienne à l’épreuve de la realpolitik », www.questionsdorient.fr, 2012.
(15) Jean-Paul Burdy, « Les minorités en Iran », www.questionsdorient.fr, 2012.
(16) Jean-Paul Burdy, « Sunnites, chiites, wahhabistes, salafistes, djihadistes… Avec la confessionnalisation des conflits, le Moyen-Orient est il entré dans une « guerre de 30 ans » ? », Grotius International, 2 juin 2015.
(17) Michel Seurat, L’Etat de barbarie, Le Seuil, 1989, 329 p.
(18) OLJ, « Nasrallah : Le mélange du sang libanais et iranien versé en terre syrienne est la preuve de notre unité contre Israël », L’Orient-Le Jour, 30 janvier 2015.
(19) Le harakat al-muqâwama al-’islâmiya, signifiant “le Mouvement de Résistance Islamique”, est l’héritier de la mouvance Frères musulmans qui s’implanta à la fin des années 1960 à Gaza. Fondé en 1987, le Hamas a d’abord pour objectif d’être le bras armé de la mouvance (voir Article II de la charte du Hamas publiée en 1988 - traduction de Jean-François Legrain, chercheur au CNRS), avant de se convertir en parti de masse. Il devient une alternative au Fatah (OLP - Organisation de Libération de la Palestine – laïc) à partir de 2004 avant de ravir le gouvernement de Gaza en 2006.
(20) Qassem Qassem, « The Hamas-Hezbollah Split on the Syrian War », Al Akhbar, 21 juin 2013.
(21) Nicolas Dot-Pouillard & Wissam Alhaj, « Pourquoi le Hamas et le Hezbollah restent quand même alliés. Au-delà de la crise syrienne et du clivage entre sunnites et chiites », Orient XXI, 9 mars 2015.
(22) Frédéric Domont & Walid Charara, Le Hezbollah : un mouvement islamo-nationaliste, Fayard, 2004. Voir le résumé d’Olivier Pironet pour Le Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/12/PIRONET/11769
(23) Michel Seurat, op. cit. Le chercheur y considérait que Téhéran cherchait à construire un « axe stratégique chiite qui coupe le Moyen-Orient d’ouest en est : Liban, Syrie, Irak, Iran enfin », p. 46.
(24) Et plus largement, la quasi-totalité du Sud-Liban, Saïda mis à part.
(25) Jean-Pierre Perrin, « Le Hezbollah dans le piège de la révolte syrienne », Libération, 19 novembre 2011.
(26) Fabrice Balanche, « Insurrection et Contre-Insurrection en Syrie », Geostrategic Maritime Review, n°2, Printemps/été 2014, p.36-57.
(27) Andrew Gilligan, « Qatar, le club Med des terroristes », The Daily Telegraph, 15 août 2015, repris dans Courrier international.
(28) Des propos d’un professeur de l’université de Riyad rapportés par Alain Gresh dans un article du Monde diplomatique de Mai 2014, « La grande peur de l’Arabie saoudite » souligne que : « en 2003 (année à partir de laquelle le royaume a subi une série d’attentats par Al-Qaeda), le feu vert donné aux attaques d’Al-Qaida contre le royaume est venu de Téhéran. » Si l’analyse est discutable et qu’aucune preuve n’étaye celle-ci, cette anecdote est néanmoins révélatrice du niveau de tension et de paranoïa palpable entre les deux puissances.
(29) Fabrice Balanche, « Insurrection et Contre-Insurrection en Syrie », op. cit.. Dans ce travail, le chercheur souligne la correspondance des fractures (sociales notamment) avec celle des appartenances ethno-religieuses en Syrie : sunnite ruraux pauvres, sunnite de classes moyennes opposés au régime, alaouites et chrétiens bourgeois pro-régimes, etc.
(30) Le Monde, « L’Etat islamique est aussi la créature du baasisme », Lemonde.fr, 17 novembre 2015.
(31) Anne-Lucie Chaigne-Oudin, « Parti Baas », Les clés du Moyen-Orient, 9 mars 2010.
Pierre Emmery
Pierre Emmery est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble en sciences politiques et en relations internationales, et prépare actuellement un diplôme à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Travaillant au Ministère de la Défense, au sein du CDEF, il réalise actuellement un rapport sur les enjeux du changement climatique dans le rôle des forces armées.
Il a séjourné à Istanbul (Turquie) et à Beyrouth (Liban), et a travaillé au sein de journaux, d’un centre de recherche et d’une organisation non-gouvernementale. Il s’est plus particulièrement intéressé aux questions relatives aux minorités ethniques et religieuses, aux formes de politisation de la jeunesse, et à l’impact socio-économique de la mondialisation dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.
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