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Le concept de despotisme oriental au sein de l’Europe des Lumières

Par Gabriel Malek
Publié le 11/04/2018 • modifié le 09/02/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Portrait of Sultan Mustafa III (1717-1774) (Moustafa, Moustapha) par Anonymous, 1815.

Private Collection ©FineArtImages/Leemage / AFP

Le concept de despotisme oriental a ainsi des origines anciennes qui remontent à la Grèce Antique. Mais il s’agit d’un concept mouvant qui continue d’évoluer au sein de la pensée occidentale jusqu’au XVIIIème siècle. On note cependant dans cette évolution théorique du concept des temporalités historiques plus ou moins fructueuses qui traduisent l’évolution des relations entre Orient et Occident. Dans son ouvrage cardinal pour la pensée des Lumières, Montesquieu distingue trois types de gouvernements : « le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes & établies : au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi & sans règle, entraîne tout par sa volonté & par ses caprices » (2).

Les exemples les plus prégnants de l’époque sont ceux des trois empires musulmans : le Grand Seigneur de la Sublime Porte, le Shah de Perse et le Grand Khan en Hindoustan. Dans cet article, nous allons tenter d’analyser l’évolution de ce concept en Occident ainsi que sa théorisation politique au siècle des Lumières.
Comment définir le concept de despotisme oriental dans l’Europe du XVIIIème siècle au regard de son cheminement historique et de son statut théorique controversé au temps des Lumières ?

L’évolution du concept de despotisme oriental depuis l’Antiquité grecque

La figure du despotisme oriental est au centre des critiques du XVIIIème siècle portants sur les gouvernants orientaux dans l’Empire ottoman ou en Perse par exemple. Cependant cette réactivation du débat ne doit pas cacher une notion ancienne et instable. La notion de despotisme oriental trouve en effet son origine dans un passage de la Politique (III,9) où Aristote définit le despotisme oriental comme « une seconde espèce de royauté qu’on trouve établie chez les peuples barbares, a les mêmes pouvoirs à peu près que la tyrannie, bien qu’elle soit légitime et héréditaire » (3). Selon lui, le monde oriental est propre au despotisme car les Asiatiques tels les Perses auraient une prédisposition naturelle à la servitude : « les Barbares sont de mœurs plus serviles par nature que les Grecs » (4) . Le souverain oriental se voit donc le dépositaire d’un pouvoir sans limite puisque la population n’offre aucune résistance. Dans l’esprit d’Aristote, il faut bien sûr opposer ce mode de gouvernement à celui qui régie le peuple libre des Athéniens qui ne pourrait souffrir le despotisme. En effet, l’auteur d’Ethique à Nicomaque insiste sur l’appartenance du despotisme à une culture étrangère : ce serait chez les barbares ce que la tyrannie est chez les Grecs, une perversion de la monarchie. L’œuvre politique d’Aristote tombe ensuite en désuétude pendant plusieurs siècles au sein de la chrétienté.

Vers 1260, Guillaume de Moerbeke (1215-1286), prêtre dominicain érudit, se distingue par la première traduction en latin de l’ouvrage La Politique d’Aristote. Cette typologie aristotélicienne des gouvernements des hommes sert ensuite de base au commentaire In octo libros Politicorum Aristotelis expositio de Thomas d’Aquin qui fonde pendant plusieurs siècles la pensée dominante dans l’Europe chrétienne. La prise de Constantinople par les Turcs le 29 mai 1453 réveille les craintes occidentales de l’Orient, notamment au sein des puissances méditerranéennes. En dépit de la victoire de Lépante (1571), la République de Venise reste très exposée à l’Empire ottoman et ses historiens renouvellent bientôt le débat concernant le despotisme oriental (5). Outre une simple critique du gouvernement de la Sublime Porte, le concept de despotisme oriental permet de constituer une norme occidentale de ce que ne doit pas être un gouvernement au moment où les tentatives de centraliser les Etats européens se multiplient. La figure du Grand Seigneur ou du Roi comme despote est une satire efficace. Cependant, le despotisme est un avatar oriental de la tyrannie qui ne peut donc pas se produire chez des peuples non prompts à la servitude comme en Europe occidentale, mais c’est un bon moyen détourné de critiquer les pouvoirs autoritaires.

Une réactivation du débat sur le despotisme oriental au temps des Lumières

Au XVIIIème siècle, le centre de gravité du débat se déplace logiquement au sein des sociétés de gens de Lettres parisiennes, notamment chez les adversaires de la monarchie absolue comme les jansénistes, les réformés ou encore la réaction aristocratique. L’Encyclopédie entérine en 1751 la définition de despotisme oriental de Montesquieu : « dans le [gouvernement] despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (6). Montesquieu attribue ainsi une identité spécifique à ce concept politique qui devient une catégorie à part et non plus un simple avatar oriental de la tyrannie. La question n’est plus l’identité du détenteur du pouvoir mais bien la manière dont il est exercé. Le despotisme se caractérise par une absence totale de lois, que remplace le caprice arbitraire du souverain. Ce monarque ne possède donc aucune légitimité, sinon celle de la force militaire. Il s’agit du contraire du despotisme éclairé guidé par la Raison, puisque le despote oriental base ses décisions sur des raisons égoïstes. Cependant, Montesquieu tout en opérant ce changement de définition, ne remet pas en cause l’axiome aristotélicien de l’orientalisme du despotisme. Selon Alain Grosrichard, Montesquieu ne fait que « théoriser un fantasme » (7), un mythe qui ne peut exister que dans le lointain Orient. Mais en Occident, le concept de despotisme incarne plutôt une dérive possible de tout gouvernement, soit l’appropriation arbitraire et totale du pouvoir. Montesquieu donne ainsi aux esprits éclairés une plateforme de critique de la monarchie pour entraver une dystopie qui se traduirait par un despotisme. A travers les Lettres Persanes, roman épistolaire mettant en scène deux voyageurs persans, Montesquieu de fait critique la société française (8). A la rencontre entre littérature de fiction et la Perse réelle, la folie persane devient donc « un monstre de vice » (9). Dans cet ouvrage, Montesquieu dresse un portrait du monde persan, monde dominé par une religion fataliste, avec un gouvernement de despote et une population sans courage. Ce renouvellement philosophique trouve un écho chez certains auteurs pour conforter leur vision orientaliste et manichéenne de la fracture entre Occident et Orient. Nicolas-Antoine Boulanger en profite pour stigmatiser l’Asie : « plongée en tout temps dans l’indolence et la servitude » pour lui opposer « l’Europe toujours brave, toujours jalouse de sa liberté » (9). Mais dans le même temps, l’axiome aristotélicien de la nature orientale du despotisme que conserve Montesquieu perturbe certains auteurs et nourrit le débat des Lumières.

Tout d’abord, Voltaire montre qu’il n’est pas dupe de l’illusion du despotisme oriental esquissée par Montesquieu qu’il appelle « une chimère ». Le philosophe favori de la bourgeoisie libérale reste un partisan de la monarchie absolutiste qui en dépit de ses excès reste, pour lui, le moyen le plus efficace de rationnaliser la société. Ainsi, dans ses écrits comme son Essai sur les mœurs (11) ou dans le Supplément au Siècle de Louis XIV (12). Voltaire critique les erreurs de raisonnement de Montesquieu pour définir le despotisme oriental. Il l’accuse de se servir de ce concept pour mettre à bas la monarchie absolue française à laquelle il est attaché. Le grand orientaliste Anquetil-Duperron, spécialiste de l’Inde entreprend de répondre à Montesquieu plus de trois décennies après la publication de l’Esprit des lois. Dans son ouvrage nommé Législation orientale (13), Anquetil-Duperron reprend la définition de Montesquieu : « dans le [gouvernement] despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » pour mieux en réfuter les prétendues bases juridiques. Le titre complet de cet ouvrage est d’ailleurs : « Législation orientale, ouvrage dans lequel, en montrant quels sont en Turquie, en Perse et dans l’Indoustan, les Principes fondamentaux du gouvernement on prouve : I. Que la manière dont jusqu’ici on a représenté le Despotisme, qui passe pour être absolu dans ces trois Etats, ne peut en donner qu’une idée absolument fausse ; II. Qu’en Turquie, en Perse et dans l’Indoustan, il y a un Code de Loix écrites, qui obligent le Prince ainsi que les sujets ; III. Que dans ces trois Etats, les particuliers ont des propriétés en biens meubles et immeubles, dont ils jouissent librement ». Le titre se suffit presque à lui même et montre bien comment, point par point, Anquetil-Duperron par l’étude de trois grands empires orientaux invalide la thèse de Montesquieu. Les bases coraniques de la législation en Perse par exemple seuls suffisent à réfuter la thèse d’un type de tyrannie propre à l’Orient nommé despotisme.

Quelle grille de lecture du despotisme oriental au XVIIIème siècle ?

Dans notre explication du despotisme oriental, nous allons maintenant tenter de définir une grille de lecture de ce concept au XVIIIème siècle. Au regard de la définition de Montesquieu, le principe qui régit le gouvernement despotique est donc la crainte, la vertu est celui des Républiques et enfin l’honneur celui des monarchies. Le gouvernement despotique se définit ensuite par le pouvoir total du souverain auquel on ne peut pas opposer une aristocratie. En effet, selon Montesquieu « le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l’héritier de tous ses sujets », ce qui signifie que la propriété privée n’existe pas (14). Même si cette opinion est majoritaire, elle est critiquée de nouveau par Voltaire : « Je crois devoir ici combattre un préjugé, que le gouvernement turc est un gouvernement absurde qu’on appelle despotique, que les peuples sont tous esclaves du sultan, qu’ils n’ont rien en propre, que leur vie et leurs biens appartiennent à leur maître » (15). Enfin, un gouvernement despotique détient son pouvoir grâce à la maîtrise de l’armée pour mater les révoltes internes ou mener des campagnes extérieures. En effet, l’historien Paul Rycaut (1629-1700) tente de justifier la longévité du gouvernement de la Sublime Porte grâce à sa puissance militaire. En effet, il indique : « je n’attribue sa fermeté inébranlable au dedans, & l’heureux succès de ses armes au dehors, plutôt à une cause surnaturelle, qu’à la sagesse de ceux qui le gouvernent ; comme si Dieu qui fait toutes choses pour le mieux » (16). Enfin, Constantin-François de Volney prévoit pour le gouvernement despotique de la Sublime Porte une défaite soudaine dans son ouvrage Considérations sur les guerres des Turcs (17). Pour lui, sa « ruine prochaine » entrainera la création d’une nouvelle puissance à Constantinople. Ainsi, un gouvernement despotique semble être inéluctablement voué à la ruine.

Ainsi le gouvernement despotique dans la pensée européenne majoritaire du XVIIIème siècle est une tyrannie dont le principe est la crainte, à laquelle ne s’oppose aucune aristocratie terrienne, qui s’appuie sur sa puissance militaire pour faire régner l’ordre et dont la ruine par la guerre est inéluctable. Cependant, cette grille de lecture est loin d’être unique puisque de nombreuses critiques comme celle de Voltaire ou d’Anquetil-Duperron la remettent en cause. Ainsi, il faut reconnaître l’existence d’un débat sur le despotisme oriental au XVIIIème siècle qui induit une certaine pluralité de sa définition.

Notes :
(1) Eschyle, Les Perses, tragédie jouée au théâtre de Dionysos, Athènes, 472 avant Jésus Christ. (Traduction René Biberfeld)
(2) Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois, Chez Barillot et fils, Genève, 1748, Livre II, Chapitre premier.
(3) Pierre Pellegrin, Aristote. Les Politiques : Traduction inédite, introduction, bibliographie, notes et index, Flammarion, Paris, 1990.
(4) Idem.
(5) Jean-Claude Berchet, « Chateaubriand et le despotisme oriental », Dix-huitième Siècle, n°26, Persée, Paris, 1994.
(6) Charles Louis de Secondat, op. cit.
(7) Alain Grosrichard, Structure du serial. La fiction du despotisme oriental, Paris, Le Seuil, 1979.
(8) Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, Lettres Persanes : Tome I, Cologne, Chez Pierre Marteau, 1754.
(9) Charles Louis de Secondat, Idem.
(10) Nicolas-Antoine Boulanger, Recherche sur l’origine du despotisme oriental (1761), in Œuvres, Amsterdam, 1794, pages 11-12.
(11) François-Marie Arouet, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Edition Cramer, Genève, 1756.
(12) François-Marie Arouet, Supplément au Siècle de Louis XIV, Edition Garnier, Paris, 1754.
(13) Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron, Legislation Orientale, Edition Marc Michel Rey, Amsterdam, 1778.
(14) Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, Livre V, chapitre 14, p. 69
(15) François-Marie Arouet, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Edition Cramer, Genève, 1756
(16) Paul Rycaut, The Present state of the Ottoman Empire, containing the maxims of the Turkish politie, the most material points of the Mahometan religion, their sects and heresies, their convents and religious votaries, their military discipline, with an exact computation of their forces both by land and sea, illustrated with divers pieces of sculpture, representing the variety of habits among the Turks, Londres, J. Starkey & H. Brome, 1668.
(17) Constantin-François Volney, Considérations sur les guerres des Turcs, Londres, 1788.

Publié le 11/04/2018


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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