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Le commandant de Gaulle au Levant de 1929 à 1931

Par Isabelle Dasque
Publié le 06/05/2010 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Les fonctions militaires de de Gaulle au Levant

Charles de Gaulle est affecté à l’Etat-Major des Troupes du Levant, à Beyrouth, de novembre 1929 à novembre 1931. Formé à Saint-Cyr puis à l’Ecole de Guerre, il n’a jusque là aucune expérience de l’Orient. S’il possède la culture classique sur le Moyen-Orient et connaît les droits historiques et religieux de la France dans cette région, il a également lu les grands classiques français, Chateaubriand (Itinéraire de Paris à Jérusalem) et Barrès (L’enquête aux pays du Levant et Un jardin sur l’Oronte), ainsi que le récent Pierre Benoit, la Châtelaine du Liban, publié en 1924. Sa culture livresque est également enrichie par ses discussions avec son ancien camarade de captivité, Catroux.

Responsable des 2e et 3e bureaux (renseignement militaire et opérations), de Gaulle a en charge pour le 2e bureau la synthèse et l’analyse des bulletins adressés par les agents du Service du Renseignement en poste au Levant, dans les territoires sous mandats britanniques et les attachés militaires à Ankara ou à Djeddah.
Pour le 3e bureau, de Gaulle organise les grandes manœuvres, ce qui lui permet d’être en contact avec les militaires français, syriens et libanais. Il participe notamment à la pacification de la région du Bec de Canard occupée par des troupes turques et ce malgré les accords d’Angora du 20 octobre 1920. De Gaulle se rend également en 1929 dans les garnisons syriennes de Homs, de Hama et d’Alep, dans les confins syro-turcs, et vers la côte, en passant par Lattaquié et Tripoli. Il poursuit ses inspections en 1930 à Damas, dans le Djebel Druze et à Palmyre, ce qui lui permet de constater que les opérations de pacification sont globalement achevées et que le banditisme a reculé depuis 1924.
De Gaulle se penche également sur la sécurité du territoire, assurée par les Troupes du Levant. Réorganisées par le général de Bigault du Granrut à la suite de la révolte druze de 1925, celles-ci sont constituées en 1931 de 28 000 hommes : 15 000 militaires français et 13 000 militaires constituant les troupes spéciales (troupes composées de soldats libanais et syriens, encadrées par des officiers français). Elles font l’admiration de de Gaulle et le confortent dans l’importance de leur rôle dans l’application du mandat. Il écrit notamment au colonel Mayer le 24 avril 1930 : « Vraiment comment ne pas croire à l’armée quand on la voit achever l’Empire ? Est-ce un bien de devenir un Empire ? Ceci est une autre histoire ». [1]

Outre ses activités professionnelles, de Gaulle poursuit ses réflexions sur l’armée française lors de conférences prononcées au cercle des Officiers de Beyrouth, dans des articles qui composent l’ouvrage Le Fil de l’Epée (« Du prestige » et « Du caractère ») paru en 1932, et dans l’ouvrage l’Histoire des Troupes du Levant, publié avec le commandant Yvon.

La perception du mandat français par de Gaulle

De Gaulle est très conscient des liens entretenus entre la France et le Levant. Il écrit notamment dans l’Avant-propos de l’Histoire des Troupes du Levant : « la France qui a reçu la garde des pays du Levant était particulièrement qualifiée pour cette tâche à cause de son rôle historique dans ces pays », [2] rappelant ainsi la légitimité de la France en Syrie et au Liban depuis les Croisades, les royaumes latins d’Orient et les capitulations qui lui confèrent le rôle de protectrice des Lieux saints et des chrétiens en Orient. Ces liens sont notamment évoqués par de Gaulle en 1963, lors de la visite de Mgr Meouchi, patriarche maronite d’Antioche et de tout l’Orient : « Il est passé beaucoup de siècles depuis que la France et les Chrétiens d’Orient ont établi entre eux des rapports particuliers. Ces rapports ont toujours duré, durent encore et sont aujourd’hui aussi présents que jamais à l’esprit et au cœur de nos compatriotes ». [3] Au quotidien, de Gaulle et sa famille ressentent le dynamisme de la présence française, sur le plan religieux : son fils Philippe est scolarisé chez les jésuites de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, sa fille Elisabeth à Notre Dame de Sion, et lui-même se rend à la messe célébrée par les Capucins le dimanche.

En revanche, de Gaulle émet des doutes sur les capacités de gestion de la France et estime qu’elle est « une puissance mandataire qui n’a pas encore bien vu par quel bout il convenait de prendre son mandat ». [4] Pour lui, la France mène une politique hésitante, oscillant entre le principe d’une administration indirecte et un protectorat de fait. [5] Il se montre sceptique sur le bien-fondé de l’administration indirecte prévue par le mandat : « Il est vrai que, pour agir, nous avons adopté le pire système dans ce pays, à savoir d’inciter les gens à se lever d’eux-mêmes, quitte à les encourager, alors qu’on n’a jamais rien réalisé, ni les canaux du Nil, ni l’aqueduc de Palmyre, ni une route romaine, ni une oliveraie, sans la contrainte ». [6] Pourtant, il fait l’éloge de Catroux qui avait dans un premier temps incarné ce type de politique, en tant que délégué à Damas du haut-commissaire en 1922, en préconisant la création de l’Etat de Syrie, avant de dénoncer, après le soulèvement nationaliste de 1925, les mesures libérales de Jouvenel, et d’encourager la dissolution du premier gouvernement nationaliste en juin 1926. [7]

Même si l’article I de la charte du mandat prévoit que la puissance mandataire doit élaborer « un statut organique pour la Syrie et le Liban », de Gaulle estime qu’« il est vain de prétendre appliquer au monde du Levant les principes libéraux et démocratiques dont l’Occident a pu s’accommoder ». [8] Son analyse s’appuie sur la promulgation de la constitution libanaise en 1926, calquée sur celle de la République française, mais dans laquelle est spécifié le principe égalitaire et la reconnaissance d’un régime confessionnel garantissant les privilèges du groupe. Or de Gaulle est le témoin des premières heures de la jeune république parlementaire et des difficultés rencontrées, en raison essentiellement des rivalités entre les différents pouvoirs, du clientélisme, de l’impuissance du gouvernement et de son président, Charles Debbas réélu en 1929, et ce, malgré les révisions de la Constitution en 1927 et en 1929. Les luttes politiques marquent également cette époque, notamment entre les partisans d’Emile Eddé, chef du gouvernement en 1930 et favorable au mandat et ceux du nationaliste Becharra el-Khoury. [9]
En Syrie, la situation est également difficile sur le plan de la politique intérieure et des relations avec la puissance mandataire : suspension sine die de l’Assemblée constituante en février 1929, contacts difficiles avec les nationalistes qui se renouent néanmoins en 1933 afin de redéfinir les termes du traité franco-syrien. Dans ce contexte, de Gaulle s’interroge sur l’action du haut-commissaire Henri Ponsot, coupé, d’après lui, de la réalité syro-libanaise et peu soutenu par le gouvernement français, [10] le Quai d’Orsay dont dépendent les mandats menant en effet une politique d’abstention. La politique française au Levant pâtit de cette absence de collaboration entre les autorités mandataires et Paris. [11]
De l’analyse de de Gaulle sur l’administration française découle la question de l’avenir du Levant.

L’avenir du Levant et la question de l’indépendance

De Gaulle se sent concerné par l’avenir du Levant. En ce sens, il se montre très attentif au grand nombre des communautés du Liban. Parmi elles, les Druzes ne cessent de l’intriguer. Livrant ses impressions sur cette communauté, il écrit sur « leur esprit d’indépendance (…). Leurs mœurs particulières, leur mystérieuse religion les tiennent jalousement séparés des populations voisines ; ils habitent une région propice aux embuscades et aux surprises de la guerre des partisans ». [12] Pour lui, la révolte des druzes, à laquelle il consacre plusieurs chapitres de son Histoire des Troupes du Levant a véritablement marqué l’institution militaire.
Son intérêt s’étend également aux Kurdes auxquels il a, semble-t-il, consacré une brochure, intitulée « La question Kurde » publiée en 1930 par l’Imprimerie du Bureau topographique du Levant. La rébellion kurde en Irak est en effet abondamment traitée par le 2e bureau de l’Etat-Major dans les années 1930-1931. [13] Les Kurdes seraient soutenus dans leur rébellion par les Britanniques, soucieux de maintenir leur influence sur le gouvernement de Bagdad et de surveiller les ressources pétrolières de la région. Même si les intrigues britanniques sont une constante des préoccupations mandataires françaises, ces dernières suivent aussi la question kurde en raison des actions organisées sur le territoire mandataire : plusieurs réunions sont organisées à Beyrouth par les responsables du comité arménien Tachnag et du comité kurde Hayboun afin de faire front contre la Turquie.
S’il s’intéresse davantage pendant son premier séjour aux minorités, de Gaulle est conscient de la problématique de l’unité arabe et de la force du nationalisme, comme il le montrera en 1945 à propos de la Syrie et du Liban. [14] Pour lui, le nationalisme, en plein essor, n’est pas encore perçu par le personnel administratif et militaire du Levant. [15]
De Gaulle exprime l’importance de cette force montante dans son ouvrage Vers l’armée de métier paru trois ans après son séjour, dans lequel il évoque « les sourdes secousses de l’Islam » [16] et plus tard, dans ses Mémoires de Guerre, il rappelle : « Je savais qu’entre Tripoli et Bagdad en passant par Le Caire, Jérusalem, Damas, comme entre Alexandrie et Nairobi en passant par Djeddah, Kartoum, Djibouti, les passions et ambitions politiques, racistes, religieuses s’aiguisaient et se tendaient sous l’excitation de la guerre, que les positions de la France y étaient minées et convoitées ». [17] De Gaulle perçoit très précocement les forces agissantes qui ébranleront la présence française.

Lors de son séjour de 1929-1931, de Gaulle évoque l’indépendance prochaine de la Syrie et du Liban, prévue par la SDN. Dans son discours prononcé à la distribution des prix de l’Université de Saint-Joseph à Beyrouth, le 3 juillet 1930, il parle des « lourds devoirs de la liberté », ainsi que de l’implication de la jeunesse : « Et justement, pour vous, jeunesse libanaise, ce grand devoir prend un sens immédiat et impérieux ». Mais en 1931, il estime que l’indépendance n’est pas d’actualité en raison principalement de la puissance des particularismes. [18] Aussi, devant la jeunesse libanaise, il ne cesse de faire appel au sens du dévouement, du bien commun, de l’abnégation : « Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c’est à dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général, condition sine qua non de l’autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l’ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. Point d’Etat sans sacrifices ».
Or le clientélisme est favorisé par l’état social de la population comme de Gaulle le constate : « Dans les campagnes, les paysans ou fellahs, véritables serfs, ne possèdent rien en général et travaillent le sol pour le compte de propriétaires qui les tiennent à leur merci. Dans les villes, flotte une plèbe misérable et livrée à qui la paye. Chaque notable dispose ainsi d’une clientèle qu’il lui est aisé de mettre sur pied sans s’exposer lui-même ». [19] Avec l’arrivée de réfugiés arméniens et kurdes chassés de Turquie ou d’Irak, et de maronites ruinés par l’effondrement de la sériciculture, des bidonvilles se développent. Beyrouth offre notamment le spectacle « d’un grouillement incroyable. Une plèbe innombrable et calamiteuse remplit tout et court de tous côtés. La préoccupation de tout ce monde est de gagner au plus tôt et par n’importe quel moyen les quelques sous nécessaires et suffisants pour acheter une galette, des olives et une tasse de café. » [20]

De Gaulle garde de son séjour au Levant un attachement pour une région riche en histoire, et dont les liens entretenus avec la puissance mandataire lui permettent de faire rayonner la culture française. Pour lui, l’indépendance qui sera donnée dans un avenir proche ne marquera pas pour autant la fin des relations avec la France, avec laquelle il invitait déjà les jeunes libanais de l’Université Saint-Joseph à rester liés « par toutes les voies de l’esprit et du cœur ».

Publié le 06/05/2010


Isabelle Dasque est Maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Dans le cadre de la Sorbonne d’Abu Dhabi, elle a effectué plusieurs missions aux Emirats arabes unis.


 


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