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La guerre se terminera par un débarquement des Marines américains. Restés jusque-là volontairement en retrait par rapport aux événements du Liban, les Etats-Unis prennent la décision d’intervenir au lendemain du 14 juillet irakien au cours duquel la famille régnante hachémite est décimée par une équipe de putschistes. Camille Chamoun devra quitter le pouvoir et laisser la place au général Fouad Chéhab, commandant en chef de l’armée, élu président de la République à la faveur d’un assentiment nassérien et occidental. Son aura personnelle rétablit le calme au Liban sous le slogan « ni vainqueurs, ni vaincus ». Kamal Joumblatt sera ministre dans plusieurs des gouvernements formés au cours de son mandat et de celui de son successeur et dauphin Charles Hélou, mais il vivra l’expérience amère du plafond de verre confessionnel qui l’empêche d’accéder à une fonction supérieure à celle d’un ministre. Ainsi, Nassim Majdalani, son adjoint à la tête du PSP, est nommé vice-Premier ministre, car il est grec-orthodoxe, et lui-même, druze, ne peut être que simple ministre.
A partir de 1965, Kamal Joumblatt semble avoir trouvé la parade à l’impuissance à laquelle il est condamné dans le champ politique officiel. Il constitue un Front des partis et personnalités nationalistes et progressistes qui va s’ériger en force d’opposition sous le mandat de Charles Hélou. Le rapprochement de Nasser avec l’URSS et la liberté retrouvée pour les communistes en Egypte lui facilitent grandement la tâche. Le Front des partis nationalistes et progressistes se fissure au lendemain de la guerre des Six Jours après la défaite retentissante de Nasser.
Cette défaite a des conséquences directes sur le Liban avec l’affaiblissement des chéhabistes et la montée en puissance des dirigeants des grands partis chrétiens, Camille Chamoun, Raymond Eddé et Pierre Gemayel, qui, en 1968, sous la houlette de l’Alliance Tripartite, remportent une courte majorité à l’élection législative. Voyant le navire chéhabiste prendre l’eau, Kamal Joumblatt n’hésite pas à mettre en accusation son agent principal, le Deuxième bureau, qu’il rend responsable de tous les maux, dont celui d’avoir poussé par son excès de zèle inquisiteur certaines personnalités comme Saëb Salam et le patriarche Méouchy, réputés hostiles aux dirigeants de l’Alliance tripartite, dans les bras de cette dernière. Pour lui, depuis l’extinction de l’astre Nasser, c’est la révolution palestinienne émergente qui semble être le nouveau ciment unificateur pour les partis de la gauche. De même, et c’est désormais une réalité bien établie à travers le monde arabe, l’OLP qui se libère de la lourde tutelle des pays arabes en 1969 en plaçant à sa tête le Fatah de Yasser Arafat, devient la source de fierté et d’espoir pour les populations arabes déçues par leurs dirigeants et humiliées par Israël.
Au Liban, l’activisme palestinien se retrouvé scellé à la sempiternelle ligne de clivage qui, depuis que l’Etat du Liban existe, sépare ceux qui se veulent solidaires des causes du monde arabe de ceux qui veulent s’en prémunir. Entre les deux camps, les échauffourées deviennent de plus en plus fréquentes, au rythme des coups d’éclats des Fedayins et des représailles israéliennes contre le Liban qui les héberge. Ainsi, dans la soirée du 28 décembre 1968, une trentaine de commandos israéliens héliportés détruisent de nombreux appareils de la flotte commerciale libanaise.
En 1969, de nouvelles tensions entre les deux camps entraînent une paralysie gouvernementale de plusieurs mois qui prend fin au mois de novembre avec la signature de l’Accord du Caire qui règlemente l’activisme palestinien tout en accordant aux Palestiniens une marge de manœuvre bien large sur le territoire libanais. Kamal Joumblatt approuve le texte – comme par ailleurs Camille Chamoun et Pierre Gemayel ; seul Raymond Eddé le rejette dès le départ – et, en tant que ministre de l’Intérieur, il contribue à faire respecter ses clauses qui restreignent la présence et les manifestations de la révolution palestinienne dans les zones éloignées de la frontière.
En août 1970, avant de quitter son ministère à l’orée du mandat présidentiel de Sleiman Frangié, il légalise des partis qui étaient interdits de militantisme sur le sol libanais : le Parti Communiste Libanais, le Baath pro-irakien et pro-syrien et le Parti Nationaliste Syrien et Social (PNSS). Il autorise un nouveau parti, le Mouvement du 24 octobre dirigé par Farouk Moukaddam, le rival de Rachid Karamé à Tripoli. Cinq ans plus tard, quand la guerre prend ses quartiers au Liban, ces partis seront à ses côtés au sein du Mouvement National Libanais. Le combat qu’ils mènent contre les partis chrétiens unis en 1976 sous le nom de Front libanais est motivé par un projet politique qu’ils rendent public le 12 août 1975. Ce projet revendique principalement l’abolition du confessionnalisme politique, ce qui serait de nature à ouvrir la voie à une redistribution des postes-clés à la tête de l’Etat, et pour les chrétiens du Liban détenteurs d’une grande partie de ces postes-clés, pourrait augurer de la fin de privilèges qu’ils considèrent comme des garanties leur assurant une visibilité politique dans un monde arabe plus que majoritairement musulman. Le blocage est de ce fait total, et la révolution palestinienne semble elle-même prise en étau entre deux camps libanais aux positions irréductibles.
L’envenimement rapide du conflit fait du Liban le point de mire des puissances internationales et régionales. Le camp chrétien trouve un grand intérêt à cela et appelle de ses vœux une intervention onusienne, américaine ou française. Les appels qu’il lance dans cette direction restent sans réponse et c’est un allié très inattendu qui propose ses services. Mue par la volonté d’empêcher le conflit libanais de déborder chez elle, la Syrie de Hafez el-Assad fait le choix de se porter au secours des chrétiens du Liban qui se présentent comme gravement menacés dans leur existence. Ce faisant, le président syrien espère atteindre plusieurs objectifs à la fois : mettre la révolution palestinienne sous sa coupe et l’empêcher d’entraîner la Syrie dans une confrontation directe avec Israël ; s’assurer un leadership régional face à son rival égyptien Anouar el-Sadate qui donne des signes inquiétants de ralliement à l’Occident et de conciliation à l’égard de l’ennemi israélien ; et démontrer aux chrétiens que leur salut pouvait venir d’un pays arabe frère plutôt que d’Israël avec lequel ils se rapprochaient dangereusement. Faute d’autre issue, les chrétiens du Front libanais se saisissent de la perche tendue par Damas.
Pour Joumblatt, la déception est à la hauteur des espoirs qu’il avait mis dans cette guerre. Au printemps 1976, il lance une vaste offensive contre les positions chrétiennes à partir de la montagne. Avec les combattants palestiniens et les régiments musulmans qui ont fait défection de l’armée libanaise, il constitue les Forces communes qui menacent de prendre le contrôle des régions chrétiennes et de renverser l’équilibre des pouvoirs au Liban. Mais Assad l’en empêche et somme les Palestiniens de s’arrêter. Le 27 mars 1976, Kamal Joumblatt a avec lui un entretien d’une durée de neuf heures à Damas sans parvenir à le dissuader d’apporter son aide aux « isolationnistes ». Dès lors, il assistera impuissant au resserrement des liens entre le Front libanais et Damas et à l’entrée des troupes syriennes au Liban le 1er juin 1976.
Quelques jours auparavant, le 27 mai 1976, Kamal Joumblatt a la douleur de perdre sa sœur. Remariée à l’émir Hassan el-Atrache après le décès de son premier époux Hikmat Joumblatt, Linda Joumblatt est tuée à son domicile du quartier chrétien de Badaro par des miliciens qui font incursion chez elle. Destiné apparemment à faire tourner court un projet de rencontre entre Kamal Joumblatt et Béchir Gemayel, cet assassinat a pour effet de précipiter la rencontre qui a lieu le 2 juin 1976 au domicile de Mohsen Dalloul sous la forme d’une visite de condoléances. L’armée syrienne est entrée au Liban la veille. Les deux hommes en sont réduits à faire le constat de leur opposition commune à cette ingérence militaire en territoire libanais. Mais Béchir Gemayel n’a pas encore les moyens de faire fléchir le Front libanais dans le sens de l’abandon de l’alliance syrienne ni dans celui d’une acceptation du programme politique du Mouvement national libanais à l’égard duquel il se dit favorable. De son côté, séduit par la personnalité de son interlocuteur, Kamal Joumblatt fait annuler ses rendez-vous de la journée car « on n’a pas tous les jours d’occasion de rencontrer un tel jeune homme ».
Après ce moment d’harmonie si fugace, la descente aux enfers se poursuit. Les Forces communes sont contraintes à la reculade sur tous les fronts par les efforts conjugués des troupes syriennes et des milices chrétiennes désormais réunies sous le commandement unifié des Forces libanaises. Dans un effort désespéré de sauver la situation, Kamal Joumblatt entreprend un périple du 27 septembre au 9 octobre 1976, qui le conduit d’abord au Caire. Après s’être entretenu avec le président Sadate, il met le cap sur Taëf où il est reçu par le prince Abdallah Ben Abdel Aziz, puis le roi Khaled. De là, il se dirigea vers Bagdad où il rencontre Saddam Hussein, vice-président irakien. Puis c’est au tour de Louis de Guiringaud, ministre français des Affaires étrangères, de le recevoir à Paris. Son homologue algérien Abdel Aziz Bouteflika et le président Boumediene lui accordent chacun audience à Alger et lui conseillent de se rendre en Libye. Après avoir rencontré Mouammar Kadhafi à Benghazi, il retourne au Caire d’où, après avoir espéré en vain un entretien avec Sadate, il rentre à Beyrouth. Si Sadate refuse de le recevoir, c’est parce qu’entre ses deux passages au Caire, les Etats arabes impliqués dans la guerre du Liban avaient vu aboutir leur concertation diplomatique dans le sens d’une pacification de façade. Ni retour au statu quo ante, ni avènement d’un ordre nouveau, leur plan se bornait à interdire la victoire d’un camp sur l’autre. Les sommets arabes de Riyad et du Caire instaurent une trêve qu’ils placent sous la surveillance d’une Force arabe de dissuasion. Sur les 30.000 hommes que devait compter cette force, 25.000 se retrouvèrent être Syriens. Devenue maîtresse du Liban, la Syrie interdit au président nouvellement intronisé Elias Sarkis d’inclure Kamal Joumblatt dans son gouvernement et décrète un ostracisme à son égard.
Dans cette phase ultime de sa vie, Kamal Joumblatt nourrit une amertume générée par ce qu’il considère alors comme l’usurpation de sa victoire. Il s’en confie longuement au journaliste Philippe Lapousterle, correspondant du Matin et de Radio Monte Carlo à Beyrouth. Kamal Joumblatt commence à enregistrer des entretiens avec lui à l’automne 1976. Le livre devait avoir pour titre J’avais raison. Cinq ans après la mort de Kamal Joumblatt, il paraît sous le titre Pour le Liban, choisi par l’éditeur français. Sa traduction arabe, paraîtra sous le titre Mon testament. Dans son recueil de souvenirs déjà cité, Camille Aboussouan, ami d’enfance de Kamal Joumblatt, révèle que ce dernier lui a demandé, une semaine avant son assassinat, de revoir la retranscription dactylographiée des enregistrements effectués avec Philippe Lapousterle à Moukhtara, et ce en vue d’une publication. Aboussouan, qui n’a jamais reçu le texte, se voit confirmer l’intention de Kamal Joumblatt de revoir certains passages particulièrement virulents à l’égard du camp chrétien par un courrier d’Yvonne Sterk, la secrétaire de ce dernier, daté du 21 février 2006, qu’il reproduit dans son ouvrage. Selon Mme Sterk, Kamal Joumblatt tenait à ce que son ami lui fasse part de ses observations, tout comme il souhaitait que le livre d’entretiens ait pour titre Le comploté. Camille Aboussouan, tout comme le père Youakim Moubarac, avec qui il avait pu s’entretenir à ce sujet au moment de la publication de la Pentalogie maronite en 1984, estimèrent que le livre publié n’avait aucune valeur, car son auteur n’avait pu le revoir.
Le 16 mars 1977, Kamal Joumblatt se rend à Aley où il doit assister à la réunion d’une association sociale. Au rond-point de Baakline, une voiture surgit et le poursuit jusqu’à l’entrée de Deir Dourit où des hommes en treillis en sortent et tirent sur lui. Suite aux représailles qui ont lieu contre des villages chrétiens, 4.000 soldats syriens pénètrent dans le Chouf.
Au lendemain de sa mort, son fils, Walid Joumblatt, est revêtu solennellement de l’abaya, symbole du pouvoir ancestral de la famille. Quarante ans plus tard, le 16 mars 2017, devant la tombe de Kamal Joumblatt, il revêt son propre fils Taymour de cette abaya. Toutefois, il lui transmet un héritage beaucoup plus proche de celui de Sitt Nazira que de celui de Kamal Joumblatt, une realpolitik soucieuse de savants équilibres générateurs de paix et des aspirations modestes pour une représentativité conforme aux dimensions réelles de la petite communauté druze. Mais ceci n’est pas de nature à assurer à l’héritier la ferveur de son peuple. Walid Joumblatt sait qu’il faut à la foule du rêve et de grands idéaux, et il sait que c’est la figure quasi-mystique du Maître Kamal Joumblatt qui continue de faire rêver les druzes. Il reviendra à Taymour de fusionner en un savant alliage la sagacité de son arrière-grand-mère Sitt Nazira et de son père Walid et la part de rêve de son grand-père Kamal pour perpétuer l’héritage des Joumblatt.
– Le camarade Kamal Bey Joumblatt, seigneur de Moukhtara (1/3)
– Le camarade Kamal Bey Joumblatt, seigneur de Moukhtara (2/3)
Bibliographie indicative :
ABOUSSOUAN Camille, De la montagne du Liban à la Bastide royale de Fleurance, Mémoires et souvenirs, Les Cahiers de l’Est, Beyrouth, 2008.
AMMOUN Denise, Histoire du Liban contemporain, Tome II, 1943-1990, Fayard, Paris, 2004.
CHAMUSSY René, Chronique d’une guerre, Liban 1975-1977, Desclée, Paris, 1978.
EL KHAZEN Farid, The Breakdown of the State in Lebanon, 1967-1976, I.B. Tauris, in association with The Centre for Lebanese Studies, London, New York, 2000.
JOUMBLATT Kamal, LAPOUSTERLE Philippe, Pour le Liban, Ed. Stock, Paris, 1978.
KASSIR Samir, La guerre du Liban. De la dissension nationale au conflit régional (1975-1982), Karthala-CERMOC, Paris, 1994.
TIMOFEEV Igor, Kamal Joumblatt et le destin tragique du Liban, Traduit du russe par Tamima Dahdah, Albin Michel, Dar an-Nahar, 2003.
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.
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