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Le barrage Renaissance : accord du 23 mars 2015

Par Wahel Rashid
Publié le 08/05/2015 • modifié le 29/12/2021 • Durée de lecture : 16 minutes

SUDAN, Khartoum : Egyptian President Abdel-Fattah al-Sisi (L), Sudanese President Omar al-Bashir © and Ethiopian Prime Minister Hailemariam Desalegn shake hands during a meeting in the Sudanese capital Khartoum on March 23, 2015, to sign the agreement of principles on Ethiopia’s Grand Renaissance dam project. Egypt agreed to a preliminary deal with Ethiopia on a new dam project that Cairo feared would hamper the flow of the Nile, the river on which it depends.

AFP PHOTO / ASHRAF SHAZLY

Il est donc important de s’interroger sur les éléments qui font que l’accord du 23 mars 2015 constitue une étape importante dans le changement d’une gouvernance des eaux du Nil qui datait de 1959.
En effet, ce moment charnière rappelle un autre épisode de tensions sur le Nil. Après le second conflit mondial, l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan, qui accèdent rapidement à leur indépendance, se heurtent une première fois sur le partage des eaux du Nil. Ce dernier est déjà perçu comme un élément de développement économique essentiel pour ces pays du Tiers-Monde. Cette controverse sur le Nil s’achève à la fin des années 1950 par une affirmation des prétentions égyptiennes. L’Egypte parvient à évincer l’Ethiopie des discussions avec le Soudan et obtient de ce dernier la signature d’un traité sur le partage des eaux du Nil en 1959. Ce traité ne peut pas être dissocié de la construction du Haut barrage d’Assouan puisqu’il accorde à l’Egypte la quantité d’eau nécessaire au remplissage du réservoir. Cet épisode confirme la suprématie de l’Egypte dans la gestion des eaux du Nil.

Un retour sur les discussions qui précèdent la signature du traité de 1959 peut donc être éclairant sur les stratégies de négociations que l’on retrouve aujourd’hui à propos du barrage Renaissance. Deux aspects des événements qui se déroulent dans les années 1950 seront développés avant d’analyser la situation actuelle. En effet, avant la signature du traité de 1959, l’Ethiopie cherchait à se servir d’études scientifiques pour obtenir des concessions de l’Egypte. De son côté, le Soudan était un acteur qui jouait de sa position géographique pour « marchander » son partenariat. On constate aujourd’hui que l’Egypte, en l’absence de pouvoir de contrainte réelle sur l’Ethiopie, met en avant la nécessité de prendre en compte les résultats de rapports d’impact du barrage éthiopien pour défendre sa situation précaire. Cela s’explique par le fait que le Caire a perdu le soutien de Khartoum face à Addis-Abeba.

La production de rapports et d’études : l’arme de l’impuissance

Après la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation des eaux du Nil est règlementée par un premier accord de partage des eaux du Nil datant de 1929. Cet accord donnait à l’Egypte et au Soudan une quantité d’eau respective, appelée quote-part, et un droit de veto sur tout projet hydraulique susceptible d’affecter les eaux du Nil. Néanmoins, tout le débit du fleuve n’avait pas été attribué, laissant une partie non négligeable d’eaux dites « perdues » ou « inutilisées ». Après la Seconde Guerre mondiale, ces conditions ont poussé différents acteurs régionaux à souhaiter un nouveau partage des eaux du Nil pour utiliser les eaux restantes à des fins de développement. L’Ethiopie, libérée de la domination italienne, fut toutefois mise à l’écart de ces tractations par l’Egypte qui, pour construire le Haut barrage d’Assouan, prétendait à de très grosses quantités d’eau. L’Ethiopie, dans l’incapacité de pouvoir affirmer ses intérêts, a donc, comme ultime tentative, produit des rapports démontrant ses besoins en eaux.

Dans les années 1950, malgré les efforts de modernisation entrepris, l’Ethiopie demeurait un pays extrêmement pauvre et sa capacité à investir dans d’importantes infrastructures hydrauliques, pour faire concurrence au projet du Haut barrage d’Assouan, n’était pas possible [1]. C’est grâce à l’assistance étrangère que le gouvernement éthiopien entreprit d’obliger l’Egypte à tenir compte de sa position. En effet, à la même époque, les Etats-Unis, pour endiguer la progression du communisme, avaient mis en place un programme de développement, appelé le Point IV, à destination des pays du Tiers-Monde. L’Ethiopie put donc obtenir des Etats-Unis qu’ils fassent des études « approfondies » sur les ressources en eau du bassin du Nil bleu et sur son potentiel économique. Néanmoins il ne s’agit pas pour les Etats-Unis de construire en Ethiopie des projets de développement mais seulement de permettre à l’Ethiopie d’avoir des études de faisabilité qui pourront lui servir à développer elle-même ses infrastructures [2]. Toutefois, l’Ethiopie va se servir de ces études pour faire pression sur l’Egypte afin qu’elle accepte sa participation aux discussions sur le nouveau partage des eaux du Nil.
Cette stratégie porte quelques résultats puisqu’en 1957 le vice-président américain soutient dans un rapport que son pays doit prendre en compte les intérêts de tous les Etats riverains avant de soutenir tout projet sur le Nil [3]. Cette déclaration est particulièrement encourageante pour les dirigeants éthiopiens puisqu’ils savent que seules des grandes puissances ou la Banque mondiale peuvent financer les projets de barrages en Egypte et au Soudan. Les études approfondies du Nil bleu ont donc plus d’importance « sur le plan politique que sur le plan économique » car l’Ethiopie n’est pas en mesure de mettre en place des infrastructures susceptibles de détourner une partie importante des eaux du Nil bleu comme autre moyen de pression [4]. L’Ethiopie qui espère donc, in fine, participer aux négociations avec l’Egypte, et le Soudan va dans l’urgence commander de nouvelles études. En effet, malgré ses bonnes relations avec le Soudan, les négociations, qui avaient été interrompues, ont été rouvertes sans elle [5].
En septembre 1957, Addis-Abeba va donc demander à la France de lui présenter des experts hydrologues pour qu’ils élaborent un second rapport sur le potentiel économique du bassin du Nil bleu dans des délais très courts : deux ans tout au plus [6]. Les Ethiopiens, qui comptent toujours participer aux négociations, souhaitent en effet disposer d’un rapport qui justifie leurs prétentions en précisant leurs possibilités de développement. Les conclusions de cette future étude doivent, précisent les autorités éthiopiennes, proposer un « programme prioritaire de constructions » hydrauliques et en préciser les quantités d’eau nécessaires. L’urgence qui a conduit l’Ethiopie à demander cette seconde étude ne fait toutefois pas double emploi avec la première étude effectuée par les Etats-Unis, beaucoup plus longue et globale. Il est probable que celle-ci devait, à moyen terme, contester les revendications égyptiennes et permettre sur un temps plus long de construire des ouvrages hydrauliques dans le pays. Les deux études ne doivent donc pas déboucher sur des réalisations concrètes, mais, en présentant les possibilités de développement en Ethiopie, limiter, de manière assez faible, les ambitions égyptiennes.

L’Egypte, grâce aux financements soviétiques, ne va pas attendre la fin des négociations pour commencer à construire le Haut barrage d’Assouan. Cette situation met les autres pays devant un fait accompli, puisque l’Egypte hypothèque la quantité d’eau nécessaire à ce barrage. Par la suite, l’Egypte va réussir à signer avec le Soudan le traité de partage des eaux du Nil de 1959, sans l’Ethiopie. Le contenu des différentes études commandées par l’Ethiopie ne sera donc ni pris en compte ni même consulté par les deux autres protagonistes.

Le Soudan est un acteur incontournable

Dans le cas du Soudan, il convient particulièrement de souligner les effets de sa position intermédiaire, entre l’Egypte en aval du Nil bleu et l’Ethiopie en amont. A cet égard, l’analyse du cas ougandais par le géographe norvégien Terje Tvedt peut être éclairante. Celui-ci parle de position « duale » pour décrire la condition de l’Ouganda [7]. En effet, c’est un pays dont les intérêts peuvent à la fois coïncider avec ceux des autres pays d’amont (Kenya, Tanzanie, etc..) et ceux des pays d’aval (Soudan et l’Egypte). Terje Tvedt explique que cette position ambivalente peut être parfois une condition difficile pour obtenir une part d’eau équitable mais, dans le même temps, elle offre plus « d’options de négociation et donc potentiellement une plus grande influence dans le bassin ». Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le Soudan a progressivement acquis son indépendance, il s’est retrouvé dans cette situation qu’on peut donc appeler « duale ». Il considère à chaque fois ce que son appui à l’un ou l’autre de ses deux voisins peut lui rapporter en terme de gain. A l’issue des négociations avec l’Egypte, le Soudan, en signant le traité sur le partage des eaux du Nil de 1959, devient le solide partenaire de l’Egypte contre tous les autres Etats riverains.

Avant l’indépendance du Soudan, en 1956, le Caire négociait déjà avec le gouvernement autonome de Khartoum sur une redéfinition du partage des eaux du Nil. Le choix des Soudanais d’une indépendance complète plutôt qu’une union ou une fédération avec l’Egypte trouve certaines de ses motivations dans les différences de vue qui opposent les dirigeants des deux pays sur la question des eaux du Nil. Cela éloigne donc assez nettement les possibilités d’un partenariat des deux pays sur cette question là. Chacun requiert plus d’eau pour subvenir aux besoins de son développement, or le traité du partage des eaux du Nil de 1929 alloue 48 milliards de mètres cubes d’eau à l’Egypte et 4 milliards au Soudan. Le Soudan s’oppose donc à ce que l’Egypte, qui dispose déjà de 56,5% du débit total du Nil, augmente sa quote-part. Face à l’intransigeance des dirigeants égyptiens, le Soudan va opérer un rapprochement avec l’Ethiopie qui recherche cette alliance pour, elle aussi, affirmer ses prétentions face à l’Egypte. C’est le Premier ministre soudanais Abdullah Khalil, membre d’un parti anti-égyptien de l’Umma, qui prend l’initiative de ce rapprochement avec l’Ethiopie en 1957 [8]. Celui-ci, au cours d’un voyage en Ethiopie, se montre favorable aux revendications éthiopiennes qui, associées à celles du Soudan, pourraient faire plier l’Egypte. En effet, les dirigeants soudanais savent que négocier en tête-à-tête avec l’Egypte n’est pas à leur avantage. Toutefois, à l’été 1957, lorsque les négociations reprennent entre Le Caire et Khartoum, l’Ethiopie n’est pas conviée [9]. L’ambassadeur soudanais en Ethiopie est alors convoqué par le gouvernement éthiopien car ce dernier ne comprend pas pourquoi il n’a pas été consulté par son voisin. Le 12 novembre 1957, le chef du gouvernement soudanais déclare pourtant qu’aucune discussion sur un nouveau partage des eaux du Nil ne pourra se tenir sans la participation de l’Ethiopie. De leur côté, les responsables égyptiens sont conscients que, dans une discussion tripartite, l’Egypte pourrait se retrouver seule face au Soudan et à l’Ethiopie. Le Caire souhaite donc d’abord conclure un accord bilatéral avec le Soudan pour forcer par la suite sa solidarité face aux autres pays du bassin du Nil. Les autorités égyptiennes font donc savoir, le 18 décembre 1957, que l’Ethiopie ne sera conviée aux discussions sur un nouveau partage des eaux du Nil qu’une fois que l’Egypte et le Soudan auront conclu un accord bilatéral [10]. Cette affirmation est aussitôt démentie par l’ambassade soudanaise à Addis-Abeba. Toutefois, on peut penser que le gouvernement soudanais ne comptait pas réellement s’associer avec l’Ethiopie mais qu’il se servait juste de l’Ethiopie pour faire pression sur Le Caire au moment des négociations. En effet, pour financer ses projets de barrages, le pays a besoin de financements extérieurs, or aucun pays ou organisme international n’était prêt à l’aider sans qu’il trouve un accord avec l’Egypte. C’est donc avec cette dernière qu’un accord doit être trouvé en priorité et le front commun avec l’Ethiopie est d’avantage une menace. Le 7 novembre 1958, au cours d’une conférence de presse, Abdullah Khalil réanime une dernière fois cette menace en suggérant que tous les Etats riverains devraient se réunir pour ce nouveau partage des eaux du Nil [11]. C’est finalement le financement par l’URSS du projet égyptien qui débloquer la situation. L’Egypte va donc pouvoir débuter le chantier sans avoir encore réussi à s’entendre avec le Soudan. Ce dernier va donc accepter par la suite ce partenariat pour ainsi dire de manière forcée.

Il est raisonnable de penser que l’Egypte a pu bénéficier de cette aide, sans avoir obtenu encore du Soudan les concessions qu’elle espérait, en raison de son poids politique, en particulier dans le monde arabe, et donc de l’intérêt qu’elle représentait pour les deux blocs de la Guerre froide. Par ailleurs, le Soudan, qui n’avait pas ce genre de soutien, devait toujours trouver un accord pour obtenir des financements extérieurs, ce que l’Ethiopie ne pouvait pas lui fournir.

La crise autour du barrage Renaissance

Plus de cinquante plus tard, la situation s’est inversée. Addis-Abeba, en construisant le barrage Renaissance, est en passe de retenir d’importantes quantités d’eau du plus important affluent du Nil. Néanmoins, l’Ethiopie ne peut pas se permettre d’ignorer l’Egypte et doit donner l’image d’un pays soucieux de ses voisins. De son côté, Le Caire, pour limiter les ambitions éthiopiennes, a repris à son compte ce que Addis-Abeba avait fait durant les années 1950 : soumettre à son interlocuteur des études pour défendre ses intérêts. Par ailleurs, l’Egypte a une nouvelle fois sollicité le Soudan afin d’isoler l’Ethiopie. Cependant, c’est le gouvernement éthiopien qui parvient à convaincre le gouvernement soudanais de se ranger de son côté. Ce revirement, important, du Soudan, affaiblit la position déjà fragile de l’Egypte. L’accord de « principe » du 23 mars 2015 semble montrer, en raison de ces nouvelles conditions, que l’Egypte a pris conscience qu’elle ne pourrait influencer sensiblement la construction du barrage éthiopien.

C’est très naturellement que la conception du barrage Renaissance se base sur l’étude approfondie constituée par l’assistance américaine dans les années 1950. Le chantier débute le 4 avril 2011 alors que l’Egypte fait face à un processus révolutionnaire. La fin des travaux est prévue pour 2017. A cette date, la production hydroélectrique du barrage, 6000 Mégawatts, doit mettre fin aux pénuries d’énergie qui ralentissent le développement économique du pays et faire de l’Ethiopie un exportateur d’électricité. L’Egypte, qui perçoit le barrage comme dangereux pour son approvisionnement en eau, s’était immédiatement opposée au projet. Par une vaste campagne diplomatique, elle s’est assurée que les acteurs internationaux, comme au cours des années 1950, demandent à ce qu’un accord soit trouvé entre les pays riverains. Néanmoins, à la différence des années 1950 et contrairement à l’Egypte et au Soudan, l’Ethiopie a pu se passer d’une aide financière extérieure. De fait, le coût des travaux, entre 4,2 et 4,5 milliards d’euros, est entièrement financé par l’Ethiopie. L’Egypte est donc contrainte d’entamer des discussions avec le Soudan et l’Ethiopie.
De la même façon que l’Ethiopie auparavant, l’Egypte fonde la défense de ses intérêts sur des études qui pourraient, le cas échéant, alerter les acteurs internationaux pour qu’ils fassent pression sur l’Ethiopie. Le rapport qui doit servir de base de travail pour les négociations doit estimer l’impact écologique, économique et social du barrage Renaissance sur les pays en aval. Dès avril 2011, un comité international nommé « comité des dix » regroupant des experts français, allemands, soudanais et éthiopiens avait été formé à cet effet. Son rapport, rendu le 31 mai 2013, pointait les risques potentiels du barrage pour l’Egypte et le Soudan mais l’Ethiopie rejeta ses conclusions. Malgré les déclarations de bonne volonté de la part de l’Ethiopie, les discussions n’ont donc débouché sur rien de concret et le refus de l’Ethiopie de suspendre les travaux (deux turbines doivent être mises en marche courant 2015) a entrainé une dégradation supplémentaire de ses relations avec l’Egypte. En effet, cette situation a amené un certain nombre de responsables et d’experts égyptiens à la conviction que l’Ethiopie cherchait à gagner du temps pour imposer, elle aussi, un fait accompli. L’aggravation de ces tensions a donc conduit en juin 2013 à des déclarations bellicistes de la part de certains conseillers de l’ex-président égyptien, Mohamed Morsi. La rencontre entre l’actuel président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, et le Premier ministre éthiopien, Hailemaraim Desalegn, en marge du sommet africain de janvier 2014 en Guinée équatoriale, a relancé les discussions entre les deux pays. En août de la même année, la reprise de ces discussions a débouché sur la décision commune de choisir un cabinet de conseil qui fera de nouvelles études sur les effets possibles du barrage Renaissance sur les pays d’aval.

Actuellement, l’Egypte n’a rien de concret à offrir au Soudan pour continuer à bénéficier de son soutien. Ce dernier a construit des barrages dans les années 1960 et a, en grande partie, exploité son potentiel de développement en matière d’infrastructures hydrauliques et hydroélectriques. Malgré les efforts du Caire, le partenariat stratégique qui unissait les deux pays les plus en aval du Nil s’est donc rompu. Abbas Chéraki, chercheur au centre des recherches et des études africaines de l’Université du Caire, rappelle, qu’avant la révolution égyptienne du 25 janvier 2011, le Soudan défendait encore les accords de 1959 mais son attitude a évolué progressivement jusqu’à défendre entièrement la position éthiopienne [12]. Cette direction nouvelle de politique hydraulique du Soudan à conduit le ministre de l’Irrigation à déclarer en novembre 2014, ce qu’il faut particulièrement souligner, que l’accord de 1959 est « injuste puisqu’il donne au Soudan 18,5 milliards de mètres cubes » et à estimer que « le barrage éthiopien sera dans l’intérêt du Soudan » [13]. Cette remise en cause, officielle, du traité de 1959 par le Soudan mérite d’être particulièrement soulignée puisque c’est sur la base de cet accord que l’Egypte peut légalement remplir le Haut barrage d’Assouan. Il paraît peu probable que cette déclaration ait échappé aux responsables égyptiens.
Pour Ayman Chabana, spécialiste des études soudanaises à l’Université du Caire, le basculement du gouvernement soudanais en faveur d’Addis-Abeba s’explique en raison d’une plus forte présence politique de l’Ethiopie au Soudan, tandis que celle de l’Egypte reculait [14]. Par ailleurs, des raisons d’ordre économique auraient définitivement convaincu Khartoum qu’il pouvait retirer quelques bénéfices de la construction du barrage Renaissance. En effet, son édification devrait, d’une part, interrompre le phénomène de crue au Soudan ce qui lui permettrait d’accroitre sa production agricole sans redouter d’inondations et, d’autre part, retenir le limon en Ethiopie. En effet, ce limon, en freinant les turbines des barrages soudanais, serait à l’origine d’un déficit de production hydroélectrique de 40% dans les barrages du Soudan. Enfin, le Soudan escompte importer le surplus d’énergie dégagé par le barrage Renaissance. Le revirement de Khartoum est durement éprouvé au Caire et Ayman Chabana n’hésite pas à déclarer que « ce détachement du Soudan du camp de l’Egypte va affaiblir la position égyptienne. Aujourd’hui, l’Egypte est seule pour protéger sa sécurité hydraulique » [15]. Lorsque le Soudan avait signé les accords de 1959, il avait besoin de s’entendre avec l’Egypte, qui d’ailleurs avait financé une partie de ses barrages, pour réaliser ses projets, mais actuellement c’est Addis-Abeba qui, par son influence, semble s’imposer face au Caire. Les dirigeants ont du, une nouvelle fois, comparer ce qu’ils pouvaient gagner d’un côté comme de l’autre et il est raisonnable de penser qu’ils avaient plus d’intérêts à soutenir leur voisin du sud plutôt que celui du nord.

Ces derniers événements interrogent sur la capacité de l’Egypte à défendre sa « sécurité nationale » pour reprendre une terminologie employée par les responsables égyptiens. En effet, l’accord du 23 mars 2015, signé à Khartoum, largement salué par la presse internationale, est particulièrement imprécis. Aucun des dix principes énoncés ne donne un début d’élément chiffré ou daté et la première lecture permet, tout de suite, de constater que les termes de ces principes sont susceptibles d’être interprétés de diverses manières. Le dernier de ces principes est d’ailleurs éloquent puisqu’il affirme que « les trois pays s’engagent à régler tout différend résultant de l’interprétation ou de l’application de la déclaration de principes par des entretiens et des négociations basés sur le principe de bonne volonté » [16]. Cet accord de principe, selon certains responsables diplomates et juristes égyptiens, doit être le préambule à un accord plus précis et technique [17]. L’accord prévoit que les trois pays, pour arriver à cet accord, devront prendre en compte les recommandations d’un comité d’experts international. Lorsque les trois pays se sont réunis à Khartoum pour signer cet accord, les experts éthiopiens et égyptiens, après huit mois de tractations, n’avaient toujours pas réussi à s’entendre pour désigner un cabinet d’études. En effet, les conclusions seront importantes pour les futures négociations. Néanmoins, si l’Ethiopie a déclaré qu’elle prendrait en compte les résultats de ces prochaines études, celles-ci, en revanche n’auront aucune valeur contraignante. Il semble donc bien que l’insistance de l’Egypte sur ces études, avant toute finalisation du projet, soit le corollaire d’un aveu d’impuissance. Comme pour l’Ethiopie avant la signature du traité de 1959, ces rapports d’études apparaissent comme la dernière option possible pour contenir les prétentions de celui qui construit un barrage. De son côté, l’allocution d’Abdel Fattah al-Sissi au Parlement éthiopien n’a pas donné d’éléments supplémentaires permettant de préciser les modalités d’une résolution du dossier éthiopien. Pourtant, dans les jours qui suivirent la signature de l’accord, la presse égyptienne avait annoncé que le président égyptien comptait demander aux parlementaires éthiopiens une reconnaissance officielle des droits égyptiens [18]. Il n’en a rien été puisque le chef d’Etat égyptien s’est contenté, au milieu de considérations très générales sur la région, de rappeler l’importance du Nil pour l’Egypte et la volonté de cette dernière d’entretenir de meilleures relations avec l’Ethiopie [19].

Conclusion

Jusqu’à encore très récemment, on parlait de situation paradoxale à propos du Nil car il s’agissait du seul cas où un Etat en aval imposait une « hydro-hégémonie » aux Etats en amont. En effet, l’Egypte n’avait pas besoin d’utiliser la force pour faire primer ses intérêts nationaux. Ce fut vrai pendant très longtemps, mais le processus qui a mené à l’accord du 23 mars 2015 montre que ce n’est plus le cas : les situations de l’Egypte et de l’Ethiopie se sont inversées. Cet accord marque l’échec du Caire à maintenir ses acquis. Il est permis de penser que le prochain accord, « technique », révèlera l’ampleur des pertes de l’Egypte dans cette affaire.

L’Egypte a recourt aux mêmes moyens, dérisoires, qu’utilisait l’Ethiopie dans les années 1950, pour limiter ses pertes, autant que faire se peut, en mettant en évidence l’impact du barrage éthiopien sur les pays d’aval. Toutefois, à la différence des années 1950, l’Ethiopie n’a pas évincé complètement l’Egypte du dossier du barrage Renaissance. En 1959, l’Egypte avait non seulement su écarter l’Ethiopie du règlement du partage des eaux du Nil mais avait réussi à forger un partenariat avec le Soudan qui aura duré plus de cinquante ans. Ce dernier suivait ce que lui dictaient ses intérêts, il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui il poursuive dans la même voie et se soit rangé du côté de l’Ethiopie. Au point que la presse soudanaise à décrit avec emphase le barrage Renaissance comme le « haut barrage soudanais ».

L’analogie est pertinente car les deux barrages partagent plusieurs traits communs. Ils ont chacun marqué une nouvelle étape dans l’histoire des relations des Etats nilotiques. Ces deux projets ont tous deux été conçus pour avoir une forte portée symbolique et, au terme d’efforts colossaux, ils devaient permettre, grâce au développement qu’ils procureraient, la régénérescence nationale de leur pays respectif. L’accord du 23 mars 2015 semble montrer ici que l’Egypte entérine le fait qu’elle ne peut pas s’opposer à la construction du barrage Renaissance.

Publié le 08/05/2015


Wahel Rashid est diplômé de master d’Histoire des relations internationales de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne en 2014. Il est actuellement étudiant au Département d’Etudes Arabes Contemporaines (DEAC) au Caire. Il continue en parallèle ses recherches sur les enjeux liés au Nil.


 


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