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Le Projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP) : entre chantier économique colossal et outil contre-insurrectionnel inédit (1/2). Le GAP, ou la rationalisation à l’extrême des ressources hydriques turques

Par Emile Bouvier
Publié le 11/05/2020 • modifié le 11/05/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Par ailleurs, la région concernée par le GAP étant habitée essentiellement par des populations kurdes, le projet d’Anatolie du Sud-Est est devenu intimement lié à la « question kurde » en Turquie, notamment dans le cadre de la lutte entre le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et les autorités turques depuis 1984. De fait, les barrages construits dans le cadre du GAP se sont avérés une pierre d’achoppement entre le PKK et Ankara : alors que le gouvernement turc répète [1] l’importance des barrages pour garantir la sécurité hydrique et le bien-être des Kurdes concernés par le projet, le PKK s’est employé à attaquer, sur une base très régulière et depuis maintenant une dizaine d’années, les différents chantiers du GAP, voire les installations hydrauliques déjà construites.

Cet article va donc s’attacher à présenter le projet du GAP (première partie), ainsi que les enjeux sécuritaires dont il s’est vu doté au fil des années, notamment en matière d’outil contre-insurrectionnel à l’encontre du PKK (deuxième partie). Le rôle du GAP comme outil géopolitique et diplomatique par la Turquie à l’endroit de ses voisins méridionaux fera l’objet d’un article à part entière, prochainement, dans Les clés du Moyen-Orient.

1. Historique et contextualisation du projet

Les bases du projet du GAP remontent aux années 1930, durant la présidence de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et premier président de la jeune République turque (née le 29 octobre 1923). Constatant le potentiel majeur des bassins du Tigre et de l’Euphrate, il persuadait ses proches qu’un plus grand contrôle de ces ressources hydriques conduirait à une accélération du développement de la Turquie et un accroissement de sa prospérité. Les années 1960 concrétiseront la pensée d’Atatürk : les premiers plans sont élaborés, et, dans les années 1970, les premières études menées. Finalement, « l’Administration du projet du sud-est anatolien » est mise sur pied le 27 janvier 1988 afin de superviser la réalisation des chantiers.
Initialement, les premiers travaux de faisabilité du GAP se concentraient sur le développement des terres cultivables et de l’accès à l’eau ; puis, en 1970, ces mêmes études consacrèrent le GAP comme un « programme régional de développement socioéconomique multisectoriel » [2]. Ce programme de développement couvrait à la fois des projets d’irrigation, d’hydroélectricité, d’éducation et de sylviculture ; 22 barrages étaient prévus par les autorités turques, qui espéraient ainsi faire du sud-est anatolien le « grenier à blé » du Moyen-Orient et une puissance hydrique majeure. En effet, les études initiales estimaient que le GAP pourrait, à terme, irriguer jusqu’à deux millions d’hectares de terres, faisant ainsi de la Turquie un exportateur majeur de produits agricoles.

Le barrage le plus controversé, actuellement en construction, est celui d’Ilisu : une fois totalement terminé, cet ouvrage hydraulique devrait être en mesure de couvrir plus de 2% des besoins énergétiques de la Turquie, faisant ainsi espérer aux autorités turques la possibilité de réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de l’extérieur et notamment de l’Union européenne, pour qui la Turquie représentait, en 2019, le 6ème plus gros marché énergétique [3].

Comme l’explique la chercheuse canadienne Leila M. Harris [4], une pléiade de raisons a conduit les autorités turques à faire du sud-est anatolien le lieu de ce projet hydrologique majeur. Tout d’abord, le sud-est anatolien représente 19% du potentiel d’irrigation en Turquie et 22% du potentiel hydroélectrique turc. Deuxièmement, près de 28% de l’eau potable en Turquie est apportée par le Tigre et l’Euphrate. Troisièmement enfin, la région, majoritairement peuplée de Kurdes, se caractérise par son niveau de sous-développement latent comparé aux autres provinces turques (alors que les femmes de l’ouest de la Turquie donnaient naissance à 1,4 enfant en moyenne en 2017, ce chiffre grimpe à 6 dans le cas des femmes kurdes du sud-est anatolien, par exemple [5]).

Ainsi, compilées les unes avec les autres, les raisons évoquées ici font du GAP une opportunité toute particulière de résoudre plusieurs problèmes avec une seule et même solution : le projet permet en effet de moderniser la Turquie et, en même temps, d’accroître le niveau de vie des populations vivant dans les régions du sud-est anatolien. Cependant, malgré tous les espoirs de développement portés par ce projet hydraulique, la réalisation progressive du GAP n’a, pour le moment, pas permis de constater de réelle amélioration directe des conditions socio-économiques des populations sud-orientales anatoliennes. Un grand nombre de zones habitées dans la région souffre en effet encore d’un manque d’électrification, par exemple [6] ; les programmes d’irrigation n’ont profité, par ailleurs, qu’à des portions marginales de la population kurde habitant la région.

2. Etat des lieux de l’avancée du projet

Afin de comprendre les tenants et aboutissants du projet, il convient de décrire les caractéristiques géographiques et géophysiques des territoires concernés par le projet du GAP. Ce dernier est délimité à l’ouest et au nord par l’Euphrate et, à l’est, par le Tigre et le lac de Van. Les frontières turco-syriennes et turco-irakiennes délimitent, au sud, la région du GAP.

Cette dernière se caractérise géophysiquement par le relief très accidenté de la chaîne des monts Taurus sur lesquels la végétation ne s’avère que parcellaire ; les cultures y sont très rares en raison de la présence de pelouse calcicole [7], d’un milieu semi-forestier voire, en certains points parmi les plus hauts des monts Taurus, d’un milieu rocheux ou xérique [8]. La plaine de Diyarbakir constitue, en revanche, un terrain particulièrement agricole. Bénéficiant des différents affluents du Tigre ou de l’Euphrate qui agissent comme autant de canaux d’irrigation naturels, cette plaine est la cible principale du GAP, qui ambitionne d’accroître le potentiel et le rendement agricoles de ces terres et d’améliorer ainsi le niveau de vie de leurs habitants, très présents dans le secteur tertiaire. Une vaste plaine au sud de la ville de Şanliurfa, à proximité de la frontière syrienne, a servi à cet égard de zone d’essai en profitant de la présence de nombreux affluents de l’Euphrate ; sa productivité agricole, au sujet de laquelle peu de chiffres fiables existent mais dont l’analyse des images issues de la télédection spatiale (cf. carte ci-dessus) montre la très forte fertilité et exploitation, semble avoir convaincu les autorités turques de poursuivre les efforts investis dans le GAP.

Les chantiers hydrauliques, point d’orgue incontournable du GAP, s’accompagnent également d’une vingtaine d’autres projets mineurs visant à atteindre les objectifs visés par le projet ; des technologies de contrôle et maintenance des systèmes d’irrigation doivent ainsi être installées, des mesures de protection de la flore et de la faune doivent - officiellement du moins - être mises en œuvre, tandis que des politiques en faveur de la jeunesse doivent être implémentées concomitamment à l’érection de nouvelles infrastructures sanitaires et médicales, par exemple. Le GAP ambitionne ainsi le développement généralisé des provinces reculées du sud-est anatolien ; des aéroports sont ainsi construits afin de désenclaver ces régions, à l’instar de l’aéroport de Şanliurfa, ouvert le 17 juin 2007 sous le nom de « aéroport GAP de Şanliurfa » (« Şanliurfa GAP Havalimanı », en turc).

Bien que les autorités turques se targuent régulièrement de l’avancée de ces multiples projets, les populations déplorent le fait qu’elles n’en bénéficient pas, voire dénoncent leur non-réalisation [9]. Les autorités turques privilégient, de fait, la construction des barrages, aux projets sociaux, notamment pour des raisons de géopolitique interne qui seront détaillées en deuxième partie de cet article.

Publié le 11/05/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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