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Le Projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP) : entre chantier économique colossal et outil contre-insurrectionnel inédit (2/2). Le GAP, un instrument sécuritaire majeur

Par Emile Bouvier
Publié le 14/05/2020 • modifié le 14/05/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Lire la partie 1

1. Le potentiel contre-insurrectionnel du GAP : le PKK en ligne de mire

Bien qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus quant aux raisons exactes du déclenchement des hostilités entre le PKK et l’Etat turc en 1984, il est généralement admis que leurs origines remontent à la répression culturelle, politique et économique des populations kurdes par l’Etat turc depuis la création de la République en 1923. Le conflit, qui a coûté la vie à plus de 40 000 personnes en près de 40 ans, a mobilisé une part substantielle de la population kurde en Turquie : les chercheurs et spécialistes estiment qu’au fil des années, le PKK s’est imposé comme une véritable force militaire constituée de près de 15 000 combattants et 50 000 « miliciens civils » [1], soutenus par une large partie de la population kurde, tant en Turquie qu’au Moyen-Orient ou en Europe.

La première fois que le conflit entre les autorités turques et le PKK a été directement relié à la problématique hydrique remonte au 6 février 1987, lors de la signature du Protocole de coopération économique par les Etats turc et syrien. Moyennant l’accès à 500 mètres cubes d’eau de l’Euphrate par seconde en provenance de Turquie, le gouvernement syrien s’engageait à cesser son soutien au PKK. L’utilisation des flux hydriques transfrontaliers dans la lutte contre le PKK ne constituait, toutefois, qu’une partie de la politique hydrique employée par la Turquie ; c’était en effet directement sur le sol turc que le projet du GAP pouvait être employé comme nouvelle méthode contre-insurrectionnelle dans la guerre contre le mouvement révolutionnaire kurde. La guerre socio-économique allait ici se superposer, ou plutôt s’adjoindre, à la guerre militaire.

Le simple fait que les régions concernées par le GAP soient essentiellement des zones habitées par les populations kurdes de Turquie a inévitablement corrélé le projet à la question kurde, dès le début de la guérilla du PKK en 1984 contre l’Etat turc ; c’est ainsi au début des années 1990 que le GAP est progressivement considéré comme un instrument direct de « lutte contre le terrorisme » [2]. Dès lors, le développement de la région kurde prévue par le GAP ne visait plus seulement l’amélioration des conditions de vie des populations locales, mais également à accélérer leur intégration à la nation turque et réduire ainsi le soutien des habitants du sud-est anatolien à l’indépendantisme défendu à l’époque par le PKK [3]. Autrement dit, le GAP est devenu graduellement un volet de la stratégie sécuritaire des autorités turques dont le but était, d’une part, de faire des Kurdes des citoyens loyaux à l’Etat turc et, d’autre part, de s’assurer du « contrôle de l’Etat sur les populations grâce à sa maîtrise des flux hydriques, des subventions et de l’éducation » [4].

Ce lien entre la sécurité et un programme initialement concentré sur l’accroissement des conditions de vie grâce au développement hydraulique signifie, de fait, que les autorités turques espéraient en contrepartie des investissements économiques dans le GAP, une loyauté accrue de la population vis-à-vis d’Ankara. Ainsi, alors que le discours étatique officiel présentait les ouvrages hydrauliques comme un véritable bienfait pour les populations kurdes, les barrages du GAP ne s’avéraient pas avoir comme seule fonction celui d’améliorer le quotidien des habitants. Ce constat s’est en particulier révélé à travers les résultats décevants du GAP en matière d’amélioration des conditions de vie des populations locales, qui n’ont, au final, que très peu bénéficié des nouvelles installations hydrauliques [5].

Les discours entourant la réalisation du GAP et ses utilisations futures se sont en effet progressivement, et rapidement, teintés d’un aspect éminemment sécuritaire [6] ; le GAP est ainsi devenu, malgré lui, un instrument officiel de contre-insurrection à l’encontre du PKK et des sympathisants. L’usage du GAP comme arme contre-insurrectionnelle s’est articulé autour de trois grands axes : les déplacements de populations, la transformation géographique et les destructions culturelles.

En premier lieu, la construction des barrages du GAP a déplacé (et continuera certainement à déplacer) plusieurs milliers de personnes, dont le nombre exact est indéterminable. L’érection du seul barrage d’Ilisu aurait provoqué le départ forcé d’environ 78 000 personnes ; en tout, le projet du GAP aurait, selon les estimations, causé le déplacement d’environ 350 000 habitants de la région [7]. La plupart des préjudiciés est kurde et, bien que le gouvernement ait mis en place des systèmes de compensation, une substantielle portion de Kurdes forcés de partir n’en ont pas bénéficié ou ont appris que leur demande avait été jugé irrecevable, sans davantage d’explication [8]. Le déplacement de ces habitants du sud-est anatolien a mené à la dispersion de larges communautés kurdes et coïncide avec les dynamiques territoriales de la guerre entre le PKK et les autorités turques.

Certains chercheurs ont ainsi affirmé que le gouvernement turc utilisait le GAP comme un moyen d’implémenter ses politiques répressives et d’assimilation forcée. Les stratégies de déplacement de populations en réponse aux revendications kurdes ne sont, de fait, pas étrangères à la Turquie ; dans les premières années de la République, le gouvernement turc avait initié de vastes programmes de relocalisation afin de disperser les populations kurdes – les communautés kurdes vivant actuellement en Anatolie centrale, autour d’Ankara et Konya, et qu’Atatürk appelait les « Kurdes du désert », en sont une illustration. Disperser les populations kurdes du sud-est anatolien en implémentant les projets hydrauliques du GAP permet ainsi de saper la base militante du PKK dans la région et de forcer l’assimilation des populations kurdes relocalisées qui le sont, bien souvent, dans des régions à majorité turque.

Deuxièmement, le GAP est également devenu un outil militaire lorsque la construction et le positionnement des barrages prévus par le projet se sont centrés autour de la création de ce que certains chercheurs comme Josst Jongerden [9] appellent des « murs d’eau ». En effet, dans la mesure où les barrages inondent de vastes surfaces de terrain, ces derniers peuvent servir à entraver la mobilité des combattants du PKK ; plusieurs barrages construits ainsi le long de la frontière entre la Turquie et l’Irak/Syrie ont arrêté les flux transfrontaliers de combattants du PKK revenant vers le territoire turc de leur camp d’entraînement situé sur le sol syrien ou irakien. Cette utilisation « militaire » des barrages s’est d’autant plus confirmée lorsque les autorités turques, invoquant la nécessité de protéger les chantiers, se sont employées à déployer de vastes contingents de soldats en des points stratégiques. Une lettre du Président turc Turgut Özal en date de 1993 et à destination de son Premier ministre Süleyman Demiral expose explicitement cette stratégie : « avec l’évacuation des villages dans les montagnes, l’organisation terroriste [le PKK] sera isolée. Les forces de sécurité devront immédiatement et complètement s’emparer de ces zones. Afin d’empêcher le retour des populations locales dans la région, la construction d’un grand nombre de barrages aux endroits adéquats est une alternative intéressante » [10].

Enfin, troisièmement, la stratégie sécuritaire portée par le GAP met en œuvre une véritable politique de destruction culturelle, qui affecte essentiellement le patrimoine historique des populations kurdes. Ces destructions culturelles sont notamment provoquées par l’inondation de vallées accompagnant la construction de barrages ; l’érection du barrage d’Ilisu a ainsi commencé à inonder une très large partie de la ville de Hasankeyf, célèbre pour son patrimoine historique unique. Cette cité, située à proximité de la vile de Batman, est en effet vieille de plus de 12 000 ans. Si de nombreuses grottes troglodytes attirent chaque année un grand nombre de visiteurs (un million en 2009), Hasankeyf brille notamment par son statut d’ancienne capitale de la dynastie des Ayyoubides de Saladin le Kurde (XIIème siècle), permettant aux touristes d’y visiter la citadelle, des palais ou encore des mosquées médiévales. L’annonce de l’engloutissement prochain de la ville a créé un vent de mobilisation au sein du PKK, qui en a fait l’un de ses chevaux de bataille dans sa lutte contre l’Etat turc [11].

La destruction culturelle est une stratégie guerrière bien connue. L’atteinte au patrimoine historique kurde lors de la construction des barrages est considérée par un grand nombre d’habitants du sud-est anatolien comme un acte à l’encontre directe de leur culture, voire comme un acte de répression vis-à-vis de l’opposition politique et militaire menée par la communauté kurde en Turquie.

2. Le GAP : une méthode pacifique de contre-insurrection, ou une arme et cause de conflit ?

Comme présenté précédemment, l’eau est utilisée ici par les autorités turques comme une arme, ou en tous cas une méthode contre-insurrectionnelle, contre le PKK. Toutefois, le fait que le GAP ait pu servir d’alternative aux modes d’actions militaires classiques (affrontements armés, bombardements, etc.), a été avancé par certains [12] comme une preuve que des projets comme celui du GAP sont en réalité un outil de paix, plutôt que de guerre. Cette approche considère ainsi l’eau comme un outil politique pouvant être utilisé afin d’exercer une pression sur des pays ou des ennemis internes afin de les forcer à stopper leurs actions belliqueuses, et cela sans utiliser les méthodes coercitives et sécuritaires traditionnelles.

Bien qu’il soit indéniable que des projets comme celui du GAP puissent servir de vecteur pacifique de résolution d’un conflit, les partisans de la théorie édictée ci-dessus ne prennent pas assez en compte la relation existant entre l’eau et la guerre. Le cas du GAP montre bien que les ressources hydriques et les politiques publiques qui leur sont liées constituent un projet politique en soi ; leurs conséquences devraient donc être pensées selon ce même projet politique. L’emploi stratégique de l’eau dans le combat contre le PKK par les autorités turques, qui ne s’intègre certes pas au paradigme militaire classique, a toutefois posé une menace sécuritaire pour les populations locales. De fait, étudier la situation sociale, économique et politique des populations du sud-est anatolien à travers le prisme de la sécurité humaine montre que la différence n’est pas si grande entre l’utilisation d’armes conventionnelles et celle de l’eau comme technique contre-insurrectionnelle.

En effet, le concept de sécurité humaine, qui ne se concentre pas uniquement sur l’aspect militaro-policier de la sécurité mais d’abord sur celui de « la vie humaine et de sa dignité » [13], montre combien l’usage sécuritaire des barrages du GAP dans la lutte contre le PKK s’est avéré une menace pour les populations affectées. Au lieu de considérer l’eau comme un vecteur de paix ou de guerre à lui seul, il convient de l’envisager comme un outil pouvant être employé dans le cadre d’un conflit, provoquant par là même des répercussions sur la sécurité humaine des habitants.

De plus, l’utilisation des barrages du GAP dans la lutte contre le PKK peut s’avérer créateur de conflits sociaux de long terme. Comme la chercheuse Leila Harris le montre [14], les différents groupes ethniques sud-orientaux anatoliens ont bénéficié à des degrés divers du GAP, exacerbant les disparités socio-économiques et politiques dans la région, causant des tensions intercommunales. La sociologue va même jusqu’à affirmer que « les évacuations forcées de populations et les conflits qui s’en sont suivis ont fait du GAP le point central du conflit entre la Turquie et les Kurdes ». Ce constat montre combien l’utilisation politique de l’eau peut avoir de réelles conséquences sécuritaires au niveau local, renforçant davantage encore la corrélation entre politique, hydrologie et conflit.

Enfin, l’utilisation stratégique des barrages contre le PKK a conduit ce dernier à accroître ses attaques contre ces ouvrages hydrauliques ; l’utilisation de l’eau à des fins militaires a ainsi amené les barrages à devenir parmi les principaux objets du conflit. L’accroissement des activités insurrectionnelles du PKK à leur encontre a par ailleurs conduit Ankara à déployer un nombre croissant de troupes dans la région afin de sécuriser les barrages, renforçant toujours plus le volet sécuritaire du projet du GAP.

Ainsi, bien que la problématique de l’eau ne soit pas, à elle seule, un casus belli, l’utilisation politique qui en est faite peut conduire à la « militarisation » de cette ressource, faisant d’elle, de fait, l’un des vecteurs du conflit. Cela ne signifie pas qu’une guerre généralisée entre le PKK et la Turquie pourrait éclater autour des barrages du GAP, ni que l’eau déterminera complètement les dynamiques du conflit entre les deux protagonistes. Toutefois, cela montre combien l’usage politique de la problématique hydrique par la Turquie a pu renforcer davantage encore le conflit entre le PKK et les autorités turques, et faire ainsi du GAP un outil éminemment géopolitique.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 L’eau au Moyen-Orient
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 La crise de l’eau en Irak : contexte et perspectives (3/3) : quel rôle pour la Turquie face à la crise hydrique régionale ?
 Du séparatisme au « confédéralisme démocratique » : évolution des revendications du PKK de 1978 à nos jours
 Les Kurdes, d’un statut de peuple marginalisé à celui d’acteurs stratégiques incontournables. Un peuple concentré dans les montagnes mais disséminé à travers le Moyen-Orient (1/2)

Bibliographie :
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 NESTOR, Carl E. Dimensions of Turkey’s Kurdish Question and the Potential Impact of the Southeast Anatolian Project (GAP) : Part II. The International Journal of Kurdish Studies, 1996, vol. 9, no 1/2, p. 35.
 JONGERDEN, Joost. Dams and politics in Turkey : utilizing water, developing conflict. Middle East Policy, 2010, vol. 17, no 1, p. 137-143.
 WHITE, Paul J. Economic marginalization of Turkey’s Kurds : the failed promise of modernization and reform. Journal of Muslim Minority Affairs, 1998, vol. 18, no 1, p. 139-158.
 OLSON, Robert. The impact of the Southeast Anatolian Project (GAP) on Kurdish nationalism in Turkey. The International Journal of Kurdish Studies, 1996, vol. 9, no 1/2, p. 95.
 BILGEN, Arda. A project of destruction, peace, or techno-science ? Untangling the relationship between the Southeastern Anatolia Project (GAP) and the Kurdish question in Turkey. Middle Eastern Studies, 2018, vol. 54, no 1, p. 94-113.
 HARRIS, Leila M. Modernizing the nation : Postcolonialism, postdevelopmentalism, and ambivalent spaces of difference in southeastern Turkey. Geoforum, 2008, vol. 39, no 5, p. 1698-1708.
 ÇARKOGLU, Ali et EDER, Mine. Developmentalism Alla Turca : the southeastern Anatolia development project (GAP). Environmentalism in Turkey : between democracy and development, 2005, p. 167-183.
 HILL, Julia Elizabeth. The GAP and human rights : Turkey’s successes and conflicts with sustainable development in the Kurdish region of Southeast Anatolia. 2006. Thèse de doctorat. University of Oregon.
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 RONAYNE, Maggie. The cultural and environmental impact of large dams in southeast Turkey. National University of Ireland, Galway and Kurdish Human Rights Project, 2005.
 KAYGUSUZ, Kamil. Energy and water potential of the Southeastern Anatolia Project (GAP). Energy Sources, 1999, vol. 21, no 10, p. 913-922.
 YUKSEL, Ibrahim. South-eastern Anatolia Project (GAP) factor and energy management in Turkey. Energy Reports, 2015, vol. 1, p. 151-155.

Sitographie :
 La cité turque d’Hasankeyf, vieille de 12.000 ans, condamnée à disparaître sous un lac artificiel, Le Figaro, 22/09/2019
https://www.lefigaro.fr/culture/la-cite-turque-d-hasankeyf-vieille-de-12-000-ans-condamnee-a-disparaitre-sous-un-lac-artificiel-20190922
 Quels sont les intérêts pour la Turquie d’inonder Hasankeyf, une ville au patrimoine historique de 12.000 ans ?, RTBF, 09/06/2019
https://www.rtbf.be/info/monde/detail_quels-sont-les-interets-pour-la-turquie-d-inonder-hasankeyf-une-ville-au-patrimoine-historique-de-12-000-ans?id=10242129
 Turkey’s Other Weapon Against the Kurds : Water, The Nation, 11/11/2019
https://www.thenation.com/article/turkey-syria-iraq-kurds/
 Turkey is about to wipe hundreds of historic Kurdish villages off the map, The Canary, 06/06/2019
https://www.thecanary.co/global/world-analysis/2019/06/06/turkey-is-about-to-wipe-hundreds-of-historic-kurdish-villages-off-the-map/

Publié le 14/05/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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