Accueil / Repères historiques / Analyses historiques
A la suite des accords de San Remo signés en avril 1920, la France est officiellement investie par la Société des Nations de mandats sur la zone qui lui avait été attribuée par les accords Sykes-Picot, c’est-à-dire en Syrie et au Liban. Le Levant est stratégique pour les intérêts économiques et financiers de la France, puissance mandataire, mais également pour ceux des puissances européennes, en raison de sa situation géographique, carrefour commercial et voie de communication. A l’époque mandataire, les activités commerciales des puissances occidentales progressent, grace aux efforts de leurs sociétés commerciales et à l’appui de leurs gouvernements (notamment allemand et italien). Ces activités commerciales sont également liées aux atouts détenus dans le secteur des transports, notamment dans le domaine maritime : les flottes occidentales sont très dynamiques, faisant ressortir d’autant la faiblesse de la France dans ce secteur.
Ainsi, les compagnies françaises, italiennes et allemandes se rendent dans les ports libanais et syriens ; les compagnies britanniques également, mais les archives françaises en font paradoxalement peu état, alors que les compagnies de navigation britanniques sont très dynamiques du fait de la proximité des ports de Palestine, sous mandat britannique, des ports égyptiens et du canal de Suez. Le port de Beyrouth, achevé en 1894, est remis en état par la France ; le port de Tripoli devient le deuxième port du Liban, point d’arrivée du pipe-line venant de Mossoul ainsi que des chargements provenant de Syrie du nord [1]. Les travaux du port de Lattaquié commencent en 1928 et ceux du port d’Alexandrette en 1921 [2].
La compagnie de navigation française pour le commerce et le transport des passagers est la compagnie des Messageries Maritimes [3]. Au Levant, elle possède des agences à Beyrouth, à Tripoli et à Alexandrette. Le 21 janvier 1919, les Messageries Maritimes envoient leur premier navire à Beyrouth, l’Orenoque. Il s’agit en effet de la reprise du commerce entre la France et le Levant, à l’issue de la Première Guerre mondiale. En mars et mai 1919, la compagnie des Messageries Maritimes met en place de nouveaux itinéraires pour ses bateaux. Trois navires desservent trois lignes en Méditerranée. Le Bosphore dessert la Méditerranée du Nord. Le Guardiana les ports égyptiens (Alexandrie, Port-Saïd) ; palestiniens (Jaffa) ; libanais (Beyrouth, Tripoli) ; syriens (Alexandrette, Lattaquié) ; chypriote (Larnaca) ; turc (Mersine). Le Lotus fait escale à Alexandrie, Port Saïd, Jaffa et Beyrouth [4]. Cependant, ces nouvelles rotations ne sont pas satisfaisantes pour l’administration française du Levant qui déplore la rareté des communications avec l’Europe, et dont les répercussions se font sentir sur la reprise des affaires en Syrie et au Liban [5].
Ainsi en 1920, au début du mandat, le constat est fait que la France est dépassée par les flottes européennes, dont les bâtiments se rendent dans les ports de Syrie et du Liban et dont les agents commerciaux s’emploient à leur trouver du fret. Ceci est expliqué par le fait, qu’en dehors des navires hôpitaux, des navires de guerre et des navires des transports maritimes dont beaucoup portent le pavillon interallié, les seuls bâtiments battant pavillon français à se rendre au Levant sont ceux des Messageries Maritimes, ce qui laisse la place libre au commerce étranger [6]. L’insuffisance des communications maritimes entre le Levant et la France ne permet pas d’approvisionner suffisamment les marchés syrien et libanais, qui se tournent alors vers les produits occidentaux, notamment britanniques et italiens [7].
Fin 1920, la France connaît donc des difficultés à mettre en place un réseau de communications commerciales entre la métropole et le Levant, et craint que cette pénurie de transports commerciaux nuise à son intégration comme puissance mandataire. Cette pénurie engendre également une perte financière, car le nouveau marché du Levant n’est pas exploité de façon optimale par la France. Par ailleurs, elle craint les effets pervers de la concurrence étrangère, plus précisément de l’Italie et de la Grande-Bretagne, dont les réseaux de communications maritimes sont performants et efficaces. Ce retard n’est toujours pas rattrapé en 1930.
A l’inverse, l’Italie se distingue par l’importance de son trafic maritime dans les ports syriens et libanais, signe d’un commerce prospère et d’une organisation efficace des lignes de navigation maritimes italiennes. L’Italie possède trois compagnies : la Maritima Italiana (non active au Levant), le Llyod Triestino et la Société Italiana di Servizzi Maritimi (SITMAR), ces deux dernières se rendant dans les ports de Beyrouth, d’Alexandrette et de Tripoli.
Le Llyod Triestino relie Trieste et Venise à Beyrouth. De Beyrouth, ces navires se rendent à Alexandrie en Egypte et rentrent par Trieste. D’autres font escale à Alexandrette. Aménagés pour les passagers de première, deuxième et troisième classe, ils concurrencent les Messageries Maritimes pour le transport des personnes et acheminent vers les ports du Moyen-Orient les marchandises italiennes à des conditions très appréciées des commerçants. Les navires de la SITMAR relient Gênes à Beyrouth et à Alexandrie par le Pirée et Istanbul. Ces deux sociétés de navigation, subventionnées par l’Etat italien, trouvent leurs profits sur leurs lignes de Syrie et d’Egypte. Les directeurs et les principaux employés de leurs agences de Beyrouth et de la côte sont italiens [8]. Ces deux compagnies maritimes italiennes sont représentées la famille Levante qui possède des bureaux à Alexandrette et à Mersine. La maison Levante représente également l’Assicurazioni Generali di Trieste (Generali) pour l’assurance du transport.
A Tripoli, port peu utilisé par les lignes de navigation françaises, le pavillon italien tient le premier rang, toujours avec la SITMAR et le Llyod Triestino. L’Italie met en place une intense propagande pour favoriser ses lignes de navigation : les hôtels et les bureaux sont inondés de publicités et de prospectus illustrés. A titre indicatif, et d’après les statistiques établies pour ce port, le mouvement des navires en 1928 est de 380 bateaux et 483 915 tonnes. L’Italie représente 128 bateaux et 294 489 tonnes ; la France 32 bateaux et 72 934 tonnes [9].
En dehors du trafic commercial italien, Beyrouth reçoit en juillet et en septembre 1930 la visite de deux grands paquebots italiens de luxe, le Christophe Colomb et l’Ansonia. Le consul d’Italie à Beyrouth s’efforce d’exploiter ces occasions pour rehausser le prestige italien. Des réceptions sont ainsi données à bord où les Italiens du Liban et les notabilités libanaises sont invités.
S’agissant du trafic maritime allemand, les autorités britanniques autorisent en 1921 la reprise du service de la compagnie de navigation Deutsche Levante Linie de Hambourg sur les côtes de Palestine ainsi que le libre débarquement des marchandises transportées à bord de ces bateaux, qu’elles proviennent ou non des Empires centraux. Pour la France, la question est posée de savoir si les marchandises allemandes embarquées à Hambourg sur les navires de la Deutsche Levante Linie pourraient être débarquées en Syrie. Le haut-commissariat français s’y montre d’abord opposé [10]. Néanmoins, par dérogation à l’article 23 de la convention d’armistice avec la Turquie, les bateaux de commerce battant pavillon allemand peuvent faire escale dans les ports du Liban et de Syrie [11]. L’article 23 interdit en effet l’entrée dans l’ex Empire ottoman des navires de l’Alliance, mais cette dérogation permet aux navires de commerce allemand d’entrer dans les ports du Levant.
La Deutsche Levante Linie reprend donc son activité au Levant sous mandat français. En 1922, elle a 25 bateaux en construction, répartis dans différents chantiers. La plupart de ces nouveaux bâtiments sont destinés à intensifier, à raison de cinq navires par mois, les rotations vers la Palestine (ports de Jaffa et Haïfa), vers le Liban (Beyrouth et Tripoli) et vers la Syrie (Alexandrette), et à répondre au vigoureux effort que le commerce allemand espère réaliser, à la faveur du bas prix de ses produits, sur les principaux marchés de Palestine et du Levant [12]. En 1924, une nouvelle ligne de navigation allemande dessert la Méditerranée, la Levantdienst, dont le port d’attache est Hambourg. Les cargos font escale à Rotterdam, Alexandrie, Port-Saïd, Jaffa, Haïfa, Beyrouth, Istanbul et Burgas [13]. A partir de 1927, la ligne de navigation allemande Woermann-Linie organise une escale de ses paquebots venant d’Extrême-Orient à Beyrouth. Ils se rendent ensuite à destination de Gênes et de Marseille, ou de Marseille directement, pour continuer sur Lisbonne, Liverpool et Hambourg. Même s’ils emportent peu de passagers et de fret, ils constituent, en raison de leurs tarifs réduits et de leur traversée directe sur Marseille, une concurrence pour les lignes de navigation française [14].
Pendant les premières années du mandat (jusqu’en 1930), les hauts-commissaires et les ministres français des Affaires étrangères s’élèvent contre l’insuffisante présence des compagnies de navigation françaises assurant la liaison entre l’Europe et le Levant, et redoutent le dynamisme des compagnies italiennes et allemandes, qui se positionnent par leur dynamisme sur le marché du Levant. Cependant, il convient de rester prudent sur ce constat, car s’il est vérifié jusqu’en 1930, rien ne permet d’affirmer que cette tendance est confirmée par la suite, aucun chiffre n’étant disponible dans les archives pour la période 1930-1939.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Notes
[1] J. EDDE, Géographie Liban Syrie, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1941, p. 80-81.
[2] Dix ans de mandat, l’œuvre française en Syrie et au Liban, CGP éditions, Paris, 1931, 63 p., p.28-29.
[3] Fondée en 1851, elle est la plus ancienne des compagnies de navigation. Présente pendant le Second Empire en Méditerranée et en Indochine, elle bâtit un réseau mondial sur la côte orientale d’Afrique, l’Asie du Sud-Est, le Japon et l’Amérique du sud. Durement éprouvée pendant la Première Guerre mondiale, la compagnie reprend son essor dès la fin des hostilités et inaugure en 1923 la ligne de Tahiti et de la Nouvelle-Calédonie par le canal de Panama.
[4] Ministère des Affaires étrangères, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 92, fol. 109, La compagnie des Messageries Maritimes au ministre des Affaires étrangères, le 24 mars 1919.
[5] MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 92, fol. 168, Georges-Picot, Beyrouth, le 11 juin 1919.
[6] MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 93, fol. 40-44, Gouraud à Millerand, Beyrouth, le 31 janvier 1920.
[7] MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 93, fol. 62, Note sur la nécessité d’améliorer les communications maritimes entre la France et la Syrie, août 1920.
[8] Nantes, Beyrouth, cart. 1060, Les compagnies italiennes de navigation, p. 10 et 11, non daté.
[9] Nantes, Beyrouth, cart. 1060, L’activité économique de l’Italie, p.1, le 17 décembre 1929.
[10] MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 93, fol. 114, Robert de Caix à Briand, Beyrouth, le 19 janvier 1921.
[11] Nantes, Beyrouth, cart. 2501, Le haut-commissaire au consul général des Pays-Bas, Aley, le 28 juin 1921.
[12] Nantes, Beyrouth, cart. 2501, Le consul général de France à Hambourg au président du Conseil, Hambourg, le 29 janvier 1922.
[13] MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 368, fol. 58, Le consul de France à Haïfa au président du Conseil, Haïfa, le 27 septembre 1924.
[14] MAE, E-Levant, Syrie-Liban, vol. 368, fol. 97, Ponsot au ministre, Beyrouth, le 12 décembre 1927.
Autres articles sur le même sujet
Début octobre, des troupes, tant syriennes qu’égyptiennes, se concentrent aux frontières avec Israël. Ces mouvements sont considérés comme des exercices par les autorités israéliennes, qui ne peuvent envisager une opération arabe contre eux, compte tenu de la supériorité des forces israéliennes. (...)
par Analyses historiques,
Économie, Relations Internationales, Histoire •
09/03/2010 • 4 min
,
dans
Le « choc mongol » est l’un des moments les plus importants de l’histoire de l’Orient médiéval : l’irruption au Moyen-Orient de ces guerriers venus de l’est, conquérants de la Chine et de l’Asie centrale qui mettent à bas le califat abbasside et menacent aussi bien les Arabes que les États latins d’Orient, (...)
par Analyses historiques,
Histoire •
15/03/2012 • 5 min
,
dans
Avec les attentats du 11 septembre 2001, qui ont fait environ 3 000 victimes sur son sol, les Etats-Unis se considèrent en guerre contre le terrorisme et posent le problème de la sécurité de leur territoire face à la menace des islamistes radicaux. Toute leur politique doit alors être repensée. En (...)
par Analyses historiques,
Politique, Société, Pétrole, Diplomatie •
22/04/2011 • 4 min
,
dans
Le sunnisme et le chiisme sont les deux grandes confessions de l’islam. Les sunnites sont majoritaires : ils représentent 90% des musulmans, et se trouvent en Afrique du Nord, en Lybie, au Pakistan, en Indonésie et en Afrique noire. Au Moyen-Orient, les sunnites sont présents en Arabie saoudite (...)
par Analyses historiques,
Politique, Histoire, Religion •
24/06/2010 • 4 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Histoire
Egypte
Économie
Entité « au corps romain, à l’esprit grec et à l’âme orientale » , l’Empire byzantin s’est caractérisé tant par sa longévité - quelque onze siècles - que par son activité culturelle foisonnante, dont une large partie nous est parvenue aujourd’hui. Qu’il s’agisse de prouesses architecturales comme la basilique (...)
par Analyses historiques,
Histoire •
12/07/2024 • 8 min
,
dans
par Portraits historiques,
Histoire •
24/05/2024 • 10 min
,
dans
19/02/2018 • 1 min
20/01/2012 • 4 min
22/04/2022 • 3 min
30/11/2020 • 4 min