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Moubarak al-Sabah, cheik du Koweït de 1896 à 1915, arrive au pouvoir à l’âge de cinquante ans dans des circonstances assez troubles après l’assassinat de deux de ses frères. Homme de pouvoir et habitué au jeu diplomatique, il cherche à obtenir l’indépendance de sa province vis-à-vis de l’Empire ottoman. Pour cela, il s’appuie sur les Britanniques contre les envoyés de la sublime Porte, mais évite également que le Koweït ne se transforme en protectorat britannique comme tant d’autres pays du Golfe. En outre, Moubarak al-Sabah utilise les conflits de frontière avec les cheiks avoisinants de manière à influencer les décisions des grandes puissances décidant du sort de sa province. Ainsi, durant tout son règne, il s’attelle à obtenir les deux principaux traits d’un Etat moderne : des frontières stables et un gouvernement autonome.
Sous le règne de son frère aîné, le cheik Mohammad al-Sabah, au pouvoir depuis 1892, Moubarak al-Sabah est chargé des relations avec les tribus de l’arrière-pays désertique. Il s’agit là d’un poste essentiel puisque les frontières alors vagues du Koweït dépendent des loyautés changeantes des tribus nomades du désert. Cependant, la véritable « grande diplomatie » est gérée par son frère Mohammad, qui se rapproche des Britanniques. On en sait néanmoins peu sur sa politique car lui et son frère Jarrah, chargé des finances de la province, sont assassinés en mai 1896.
Nombreux sont ceux qui accusent Moubarak al-Sabah d’avoir fomenté ce double assassinat, mais les preuves manquent. Moubarak al-Sabah exile ensuite ses neveux et s’installe sur le trône, sans rivaux dangereux. Cette prise de pouvoir inquiète cependant le gouverneur ottoman Hamdi Pacha de Basra (ville ottomane sur la côte nord du Golfe arabo-persique, située à la frontière nord du Koweït ), qui craint une intervention militaire britannique pour rétablir l’ordre. Il demande donc au sultan l’envoi d’une force de 300 hommes, qui selon lui seraient accueillis comme les « libérateurs » ottomans par la population. Il n’est cependant pas écouté et est même remplacé en septembre. La position de Moubarak al-Sabah semble donc assurée car les puissances occidentales le considèrent moins dangereux qu’une intervention armée ottomane.
Cependant, si les Occidentaux semblent avoir accepté sa prise de pouvoir, il n’en est pas de même pour les Ottomans. Et, en mars 1897, le nouveau wali de Basra, Arif Pacha, engage une politique hostile à Moubarak al-Sabah, exigeant de la Porte l’envoi de troupes militaires pour lui faire quitter le pouvoir. Le gouvernement ottoman accède à sa requête et lui accorde le 25 juillet une force de 2 000 hommes qui, pour des raisons administratives, ne peut arriver sur place. Moubarak al-Sabah est également menacé par Youssouf al-Ibrahim, puissant marchand de Bombay et apparenté à sa famille par mariage. En effet, le 26 avril 1897, il propose aux Britanniques de les aider à mettre fin à la piraterie dans le Golfe en échange du trône de Koweït. Les Britanniques ne répondant pas à sa sollicitation, Youssouf al-Ibrahim envahit le Koweït. Sa tentative échoue. De façon concomitante, les Ottomans envisagent une nouvelle invasion de la province. Moubarak al-Sabah se voit alors contraint de demander la protection des Britanniques, qui réservent leur réponse. A l’été 1897, les Ottomans décident de reconnaître l’autorité de Moubarak al-Sabah sur le Koweït, à plusieurs conditions : qu’il ait le titre d’officier payé par le gouvernement ottoman, qu’il accepte l’envoi d’un juge de l’ouléma de Basra pour régler les conflits internes ainsi que la création d’un corps de gendarmes ottomans, les zapti, qui auraient pour mission de maintenir l’ordre dans la province. Moubarak refusa ces conditions et se tourne à nouveau vers les Britanniques. Pendant ce temps, Youssouf al-Ibrahim s’allie à Qasim al-Thani, le cheik de Qatar. La Porte envoie alors le 5 décembre des troupes à Basra pour décourager Qasim al-Thani de se joindre au conflit.
Devant la montée des intérêts allemands et russes pour le Koweït (voies ferrées notamment), les Britanniques décident d’aider Moubarak al-Sabah. En janvier 1899, un premier accord bilatéral est signé. Cet accord est secret car illégal du point de vue de la législation ottomane, mais il s’agit néanmoins d’un premier pas vers cette indépendance si désirée par Moubarak.
La signature de cet accord ne signifie pas pour autant la fin des liens du Koweït avec l’Empire ottoman. Moubarak al-Sabah démontre à de nombreuses occasions sa fidélité au sultan, montrant ainsi aux Britanniques qu’il n’est pas dépendant de leur protection. En outre, un nouveau wali est nommé en 1900 à Basra, Mushin Pacha, plus accommodant avec Moubarak al-Sabah que ses prédécesseurs. Cette nomination permet ainsi à Moubarak al-Sabah de se concentrer sur la menace représentée par la dynastie des al-Rashid de la ville de Haïl, dans la région de Jabal Shammar, région de la péninsule arabique au sud-ouest du Koweït. En effet, les al-Rashid tentent de gagner à leur cause les tribus nomades de l’arrière-pays koweïtien pour agrandir leur territoire, aux dépens de celui contrôlé par Moubarak. Ainsi, à la fin de l’été 1900, la guerre éclate. Au début, Moubarak s’avance rapidement en territoire de l’émir mais le 17 mars 1901, il subit une défaite à Sarif. Il décide alors de rentrer chez lui sous prétexte que les Ottomans le lui ont demandé, mais il refuse une garnison ottomane à Koweït. Par précaution, il se rapproche des Britanniques.
La situation empire à nouveau lorsque le 25 août 1901, un navire de guerre ottoman entre dans le port de Koweït City sur décision personnelle de son capitaine pour tenter de ramener Moubarak dans le giron ottoman. Les Britanniques interviennent alors selon les termes de l’accord de 1899. La situation se complique davantage avec l’intervention des Allemands qui, souhaitant construire une voie ferrée à travers l’Empire ottoman jusqu’au Koweït, veulent que la Porte contrôle Koweït. Le conflit se règle par la voie diplomatique et, le 5 octobre 1901, un échange de notes entre les Ottomans et Moubarak instaure le « Status Quo Understanding ». Ce statu quo ne dure pas longtemps. Alors que Moubarak combat à nouveau les al-Rashid dans le désert, les Ottomans envisagent d’envahir Koweït en mars 1902. Les Britanniques interviennent. Une confrontation directe avec Moubarak soutenu par les Britanniques étant trop risquée pour la Porte, les Ottomans décident d’arrêter en représailles le représentant de Moubarak auprès du wali de Basra.
En janvier 1911, Moubarak propose que la voie ferrée ait pour terminus Koweït City au lieu de Basra en échange de la nationalité ottomane pour ses fils et de l’indépendance du Koweït garantie par firman impérial, ce qui la rendrait officielle. Mais les Ottomans refusent, n’acceptant de reconnaître l’indépendance du Koweït que si Moubarak leur verse un tribut annuel. Quant à la possibilité que la voie ferrée aille jusqu’à Koweït City, ils ne l’acceptent qu’à la condition de diriger le Koweït, sans quoi Basra sera maintenu comme terminus. Ils souhaitent en effet contrôler le territoire traversé par la voie ferrée. Les négociations se poursuivent jusqu’à ce que, le 6 mai 1913, une convention anglo-ottomane règle définitivement le statut du Koweït qui sera une province de l’Empire mais sur le plan seulement formel, la Porte reconnaissant la pleine autonomie du gouvernement de Moubarak et à sa mort, l’autorité du successeur choisi par Moubarak lui-même.
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale permet au Koweït d’obtenir sa réelle indépendance. Au début du conflit, le sultan lance le jihad contre les puissances opposées à l’allié allemand. Moubarak choisit alors d’aider les Britanniques en obtenant d’autres cheiks de ne pas répondre au jihad lancé par le sultan. Par cette décision, il se sépare définitivement de l’Empire. Sur le plan militaire, Moubarak ne participe que ponctuellement, soutenant en janvier 1915 les Saoudiens armés par les Britanniques contre une attaque des al-Rashid.
Lorsque Moubarak meurt le 18 novembre 1915, il laisse à son successeur, son fils aîné Jahir, un pays indépendant.
Bibliographie :
– Article « Koweït » de l’Encyclopedia Universalis
– B. J. Slot, Mubarak Al-Sabah : founder of Modern Kuwait (1896-1915), Londres, 2005
Ainhoa Tapia
Ainhoa Tapia est étudiante en master d’histoire contemporaine à l’Ecole doctorale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Elle s’intéresse à l’histoire des Etats du Moyen-Orient au vingtième siècle, en particulier à la création des systèmes étatiques et aux relations diplomatiques que ces Etats entretiennent entre eux.
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