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Le Hezbollah est souvent présenté, par les media occidentaux, comme le symbole de l’intégrisme musulman et de l’obscurantisme menaçant les principes démocratiques du monde occidental. Cette couverture médiatique est dénoncée par le « Parti de Dieu », mais également par une partie des Libanais, au-delà de la communauté chiite et notamment parmi la communauté chrétienne, qui soutient l’action de cet acteur controversé mais incontournable, et désormais officiel, de la scène politique libanaise et régionale.
Quel est le contexte, à la fois géographique et temporel, de la création du Hezbollah en 1982 ? Quels sont ses fondements et sa pensée théologique et politique ? Nous tenterons de répondre à ces questions à partir notamment de l’ouvrage de Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, écrit en 2007. Le Hezbollah s’inscrit dans un territoire précis, le Sud-Liban, et est créé en 1982 à la suite de l’invasion du Liban par Israël : la première partie décrira le contexte spatial et temporel de la création du Hezbollah. Dans une deuxième partie, nous exposerons les principales dynamiques qui expliquent l’apparition d’un mouvement chiite libanais armé de résistance tel que le Hezbollah : la Révolution islamique d’Iran en 1979 à l’échelle moyen-orientale, la résistance palestinienne à l’échelle régionale et le réveil du chiisme libanais à l’échelle locale. Enfin, une troisième partie proposera des éléments d’explication des fondements théologiques et politiques du Hezbollah, « combinaison d’une composante islamique chiite et d’une composante tiers-mondiste » [1].
Un territoire : le Sud-Liban
La terre d’origine du Hezbollah est le Sud-Liban. Territoire profondément agricole, il est la terre de refuge des chiites aux XVIe et XVIIIe siècles lors des persécutions des mamelouks et des chehabs. Région montagneuse surplombant le Liban et la Syrie et contrôlant une grande partie du réseau hydraulique libanais, le Sud-Liban est un territoire stratégique. Il est occupé en 1948 lors de la première guerre israélo-arabe et régulièrement attaqué par Israël à partir de cette date en raison de son caractère frontalier qui en fait, après la défaite arabe de 1967, le champ de bataille entre la résistance palestinienne et Israël, mais également en raison de sa situation stratégique pour l’Etat hébreu. En 1978, Israël envahit le Sud-Liban au cours d’une intervention militaire d’envergure (l’opération Paix en Galilée) ayant pour objectif de détruire l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et de créer une zone tampon protégeant le nord de l’Etat hébreu. Une zone de 700 km2 est alors occupée au Sud-Liban. C’est dans cette région marginalisée que s’inscrivent les dynamiques menant à la création d’une résistance armée.
Une date et un événement fondateur : 1982 et l’invasion israélienne
Dans le contexte de l’opération Paix en Galilée, l’arrivée au pouvoir de Bachir Gemayel et du parti des phalangistes chrétiens, alors alliés de l’Etat hébreu, est vue comme une consécration de la victoire d’Israël au Liban et provoque une forte opposition des mouvements de gauche. L’assassinat de Bachir Gemayel le 14 septembre 1982 est suivi des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, décrits par Walid Charara et Frédéric Domont comme une vengeance offerte par l’armée israélienne aux phalangistes chrétiens. Ces massacres sont un moment fondateur d’un nouvel ordre libanais ignorant la « traditionnelle singularité libanaise et le respect des équilibres intra-communautaires » [2]. Selon les auteurs, Amine Gemayel qui succède à son frère assassiné à la tête des Kataeb, et les conservateurs chrétiens, souhaitent alors utiliser leur victoire, obtenue grâce à Israël, pour renverser les équilibres qui prévalaient dans le pays. L’Etat est ainsi pris en otage par une logique communautariste. Cette atmosphère exacerbe les clivages et les tensions intercommunautaires et affaiblit les partis transcommunautaires.
C’est dans ce contexte que le 16 septembre 1982, deux jours après l’arrivée de l’armée israélienne dans Beyrouth et l’assassinat de Bachir Gemayel, trois organisations de gauche (le Parti communiste libanais, l’Organisation d’action communiste au Liban et le Parti d’action socialiste arabe), créent le Front de la Résistance nationale libanaise. Déjà doté d’une inscription locale, le nouveau mouvement lance une guérilla contre Israël. La mouvance islamiste, jusque-là limitée à un mouvement intellectuel et à des associations sociales locales, commence à se structurer sur les plans politiques et militaires pour se battre contre la présence israélienne au Liban.
L’invasion israélienne est l’élément déclencheur et accélérateur de la fédération des divers courants islamiques résistants ainsi que leur structuration en un mouvement militaro-politique. Mais la création du Hezbollah est également le résultat de la rencontre de plusieurs dynamiques, présentes à l’échelle locale, régionale et moyen-orientale.
A l’échelle moyen-orientale : l’Iran et la Révolution islamique
La Révolution islamique d’Iran en 1979 est le point de départ de l’ascension de différents mouvements s’en réclamant. Le Shah est renversé par une révolution populaire, la première du Moyen-Orient, qui modifie le paysage intellectuel et politique de la région. Elle replace l’Islam au cœur des débats et recueille l’adhésion de plusieurs militants qui y voient un moyen de bouleverser l’ordre régional prévalant depuis les accords Sykes-Picot. Elle est également considérée comme un moyen de mobiliser les énergies populaires contre Israël. Ainsi, au Liban, le discours de la résistance palestinienne s’islamise. Le Fatah, qui regroupe des Libanais et des Palestiniens, est en quête d’une théorie révolutionnaire adaptée au contexte civilisationnel arabo-musulman, il est donc amené à redécouvrir l’Islam. La révolution iranienne est également un grand tournant dans l’histoire contemporaine du chiisme libanais puisqu’elle marque son réveil. En effet, depuis sa création, le chiisme a été une religion de minorités et de persécutés qui développe une vision prophétique et révolutionnaire. Le retour du chiisme porté par la révolution iranienne est donc « forcément détonnant » [3]. Au sein des chiites libanais, deux attitudes prévalent face à la Révolution islamique iranienne. La première est celle d’Amal [4] qui désire mettre l’éveil communautaire issu de la Révolution iranienne au service de sa stratégie de réforme de l’Etat libanais promouvant une plus grande intégration des chiites. Une autre position, partagée par certains membres de Amal, le mouvement Dawaa [5] et plusieurs associations, consiste à adopter la thèse théologico-politique de l’imam Khomeyni. C’est notamment l’approche que suivra le Hezbollah à sa création en 1982. Les liens du Hezbollah avec la Révolution islamique et l’Iran sont profonds, organiques, ils sont à la base de sa création [6].
A l’échelle régionale : la question palestinienne
Dans un contexte régional marqué par l’humiliation face à Israël en 1967, qui sonne le glas du nationalisme arabe étatique, et par l’impuissance de l’Etat libanais face aux attaques israéliennes au sud du pays, la résistance palestinienne au sud du Liban cristallise les espoirs en relevant le défi face à Israël et en impulsant une dynamique révolutionnaire de transformation sociale. Ainsi, le Fatah et les organisations de résistance palestinienne trouvent un grand nombre de leurs recrues au sud du Liban où se déroulent des affrontements quotidiens entre Palestiniens et Israéliens. Apparaît ici l’idée d’une communauté de destin entre les chiites libanais du Sud-Liban et les Palestiniens que l’iman Moussa Sadr explicitera sous l’expression :« les déshérités de leur terre et les déshérités de la terre ». Le Sud du Liban est en effet une région périphérique depuis longtemps laissée à l’écart du « miracle libanais », où la communauté chiite majoritaire a mis plus de temps que les autres à se structurer pour compter sur la scène nationale. La résistance palestinienne peut être considérée comme l’« école de la révolution » des futurs membres du Hezbollah qui reçoivent une formation politique et militaire dans les camps palestiniens, implantés au Liban depuis 12 ans (1970-1982) au moment de la création du Hezbollah.
A l’échelle locale : les nouveaux théologiens chiites
« Notre nom est ceux du refus, ceux de la vengeance, ceux qui se révoltent contre toute tyrannie (…) J’ai assez lancé d’appels au calme. A partir d’aujourd’hui, je ne me tairai plus. Si vous restez inertes, moi non… ». Ce discours de Moussa Sadr prononcé le 18 février 1974 est considéré comme l’acte de naissance du chiisme libanais et sa première expression politique. Il est prononcé dans un contexte local de désenclavement du Sud-Liban qui ébranle l’ordre social et voit l’autorité des grandes familles féodales être contestée. L’adhésion aux partis nationalistes ou aux mouvements de gauche s’y fait plus forte alors que le clergé chiite, proche des grandes familles féodales, est critiqué par la population, et que le rôle social des théologiens décline. Dans ce contexte, Moussa Sadr réagit en appelant au combat contre les conditions socio-économiques et politiques imposées de l’extérieur aux chiites libanais, et à la lutte contre Israël. Moussa Sadr puise dans le chiisme les grands principes et objectifs de sa pratique politique. Son discours recueille une vaste adhésion. Il prône une réforme de la « formule libanaise » de coexistence des différentes communautés : sa pensée dépasse ainsi la communauté chiite et touche par exemple une partie des chrétiens. En 1972, alors que les attaques israéliennes s’intensifient, Moussa Sadr est le premier à parler d’une résistance libanaise armée. Son action réhabilite la figure du théologien engagé et confirme la possibilité d’une pratique politique d’inspiration religieuse. Moussa Sadr contribue à enraciner une culture politique et un éveil communautaire des chiites et fraye ainsi la voie au Hezbollah.
La pensée politique du Hezbollah n’est définie qu’en 1985, notamment en raison de la guerre du Liban (1975-1990). Le flou maintenu entre 1982 et 1985 a contribué à donner l’image d’un mouvement difficilement définissable, regroupant différents groupuscules se revendiquant de lui, mais incontrôlables.
Fondements intellectuels et politiques
Le Hezbollah se rallie aux thèses théologico-politiques de Khomeyni. La raison d’une telle adhésion du « Parti du Dieu » à la pensée du théologien iranien s’explique notamment par la non-adhésion des Palestiniens et des Libanais au mouvement des Frères musulmans, notamment parce que l’enjeu israélien n’était pas au cœur de leur pensée politique et parce qu’ils refusaient de cautionner l’orientation nationaliste et marxiste des principales composantes de l’OLP. La nouveauté de Khomeyni réside dans le renversement des priorités par rapport au discours islamique traditionnel qui distingue Dar al-Islam, « domaine de l’Islam », et Dar al-Harb, « domaine de la guerre ». Khomeyni distingue quant à lui les oppresseurs et les opprimés. Cette dichotomie oppresseurs/opprimés (mustakbirūn/mustaḍ ‘afūn) est reprise par le Hezbollah pour désigner « tantôt l’oppression israélienne des chiites du Liban-Sud, tantôt l’hégémonie maronite dans le système politique libanais jusqu’en 1969, tantôt l’impérialisme américain et le « colonialisme » occidental en terre arabo-musulmane » [7]. Khomeyni mobilise également la notion de « déshérités » et tient un discours anti-impérialiste vis-à-vis des Etats-Unis et de défense des Palestiniens. La nouveauté de cette pensée et la mobilisation de notions telles que « les opprimés » ou « les déshérités » expliquent sa force d’attraction parmi les chiites libanais.
Le manifeste annonçant la création du Hezbollah, « Appel aux déshérités » (1985), est directement inspiré de la pensée de Khomeyni. Les Etats-Unis y sont présentés comme les principaux ennemis car principal soutien d’Israël. Le guide de la République islamique d’Iran est reconnu comme guide théologique du Hezbollah. Les objectifs sont la préservation du Liban de toute dépendance vis-à-vis de l’Est ou de l’Ouest, la constitution d’un nouveau système politique libanais issu d’un choix populaire et la défaite d’Israël. Israël est la raison d’être du Hezbollah. Il est dénoncé non pas en tant qu’Etat juif mais comme projet colonial menaçant son environnement. Cette position vis-à-vis d’Israël porte la marque du territoire d’origine du Hezbollah : le Sud-Liban, particulièrement marqué par les attaques israéliennes.
Le Djihad défensif et la voie du martyr
L’attentisme de la théologie chiite jusqu’à Khomeyni est le résultat de plusieurs siècles d’oppressions et du retrait des théologiens chiites hors de la sphère politique. La théologie de Khomeyni ouvre le champ de la politique aux chiites et réhabilite le Djihad défensif. Le Djihad défensif est ainsi le fondement religieux des actions du Hezbollah, il regroupe toute forme de résistance contre l’oppression intérieure ou extérieure et peut être enclenché par un juriste théologien. Inséparable du Djihad défensif, le martyr a une place importante dans l’Islam chiite. Cette « mort sacrée » fonde la légitimité des opérations kamikazes. En 1982 et 1984, les attaques-suicides contre l’ambassade américaine et les installations militaires françaises et américaines sont réalisées par des combattants dont la mémoire est aujourd’hui vénérée par le Hezbollah, bien que le parti ne revendique pas ces attaques-suicides en avançant qu’il n’existait pas formellement et n’était pas clairement structuré autour d’une pensée politique à l’époque.
Le Hezbollah est le produit d’un contexte territorial et temporel précis et de dynamiques locales, régionales et moyen-orientales de long terme. Sa pensée politique, définie tardivement en 1985, est une combinaison entre la théologie chiite portée par l’imam iranien Khomeyni et des idées tiers-mondistes révolutionnaires. En dépit de cette intégration dans des courants théologiques et politiques transnationaux, il s’inscrit dans une communauté et un territoire local précis. Cette association d’influences transnationales et d’inscriptions locales fortes fait la force du Hezbollah mais nourrit également les critiques qui remettent en cause la libanité du parti et le considère comme le bras armé de l’Iran au Liban.
Lire également :
– Le Hezbollah (2/4). Un mouvement politique armé. A partir de l’ouvrage de Walid Charara et de Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste
– Le Hezbollah (3/4). Acteur politique libanais – le processus d’intégration politique du Hezbollah. A partir de l’ouvrage de Walid Charara et de Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste
– Le Hezbollah (4/4). Acteur public et social incontournable, promu par une stratégie de communication efficace – « la société de la résistance »
Sources :
– Dominique Avon, Anaïs-Trissa Khatchadouria, Le Hezbollah, De la doctrine à l’action : une histoire du « parti de Dieu », 2010.
– Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, 2007.
– « Le Hezbollah : résistance, idéologie et politique », Confluences Méditerranée, 2007, Entretien avec Amal Saad Ghorayeb.
Félicité de Maupeou
Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.
Notes
[1] Dominique Avon, Anaïs-Trissa Khatchadourian, Le Hezbollah, De la doctrine à l’action : une histoire du « parti de Dieu », 2010.
[2] Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, 2007.
[3] F. Thual, Géopolitique du chiisme, 1995.
[4] Acronyme de détachements libanais de résistance en arabe, un des partis de résistance libanaise.
[5] Parti chiite irakien ayant développé des branches au Liban.
[6] Le Hezbollah : résistance, idéologie et politique, Confluences Méditerranée, Entretien Amal Saad Ghorayeb, 2007.
[7] Dominique Avon, Anaïs-Trissa Khatchadourian Le Hezbollah. De la doctrine à l’action : une histoire du « parti de Dieu », 2010.
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