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Le Corps découvert, exposition à l’Institut du monde arabe, du 27 mars au 16 juillet 2012. Par Philippe Cardinal et Hoda Makram-Ebeid.

Par Sixtine de Thé
Publié le 21/06/2012 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

On sait en effet que la représentation de la Figure fut interdite dans l’art des civilisations arabes. Or sa présence dans la poésie arabe classique par exemple est indéniable, de nombreuses métaphores viennent chanter la beauté du corps de l’aimée. Mais les arts graphiques et plastiques marquent, jusqu’à la fin du XIXe siècle, une relative absence de ce corps. Or le décloisonnement que l’exposition se propose d’analyser correspond aux contacts avec l’Europe qu’établirent les pays comme l’Egypte, le Liban ou la Syrie au début du XIXe, contacts dont les influences se firent ressentir sur le plan artistique dès la fin du siècle, et à l’aube du XXe siècle.

L’exposition s’organise d’abord autour des pratiques qu’induit la représentation du nu, et permet ainsi une approche chronologique qui prend en compte les relations qu’entretenaient les pays arabes concernés (Egypte, Liban, Syrie, Algérie…) avec les pays occidentaux. Si ces pratiques montrent le mimétisme arabe face aux institutions européennes (système des Beaux-Arts), elles n’en induisent pas moins des postures qui divergent selon les artistes, et qui permettent d’introduire une émancipation par rapport aux modèles et l’émergence de problématiques singulières.

La Nahda. La première salle introduit la condition de cette modification fondamentale dans l’art de l’Orient : la Renaissance arabe (la Nahda). Parmi les contacts avec l’Europe, le plus fondamental est sans doute l’occupation française en Egypte entre 1798 et 1802. Si cette occupation fut importante pour l’imaginaire français (orientalisme dans la peinture, mais aussi dans les arts décoratifs, entrée de nombreux objets égyptiens dans les collections du Musée Central des arts), il fut décisif pour les élites égyptiennes. D’abord l’objet d’un rejet, la présence française donna lieu à un vrai bouleversement économique et social. A un moment où le prestige de l’Empire ottoman prenait fin, ce furent les puissances européennes qui fascinèrent par la modernité qu’elles offraient (découvertes scientifiques, début du progrès industriel). C’est ainsi que les idées européennes se répandirent en Egypte, puis au Liban et en Syrie, et les élites des grandes villes de l’Orient (Le Caire, Alexandrie, Beyrouth, Damas) participèrent à un renouveau identitaire et culturel. En 1826, le premier groupe de jeunes Egyptiens est parti étudier à la Sorbonne, les Libanais et les Syriens suivirent ensuite. Et si l’enseignement des langues, des sciences et du droit attira d’abord au début du siècle, la voie de l’art ne fut suivie qu’à partir de la fin du XIXe. Cette première salle offre plusieurs toiles de l’artiste libanais Georges Daoud Corm (1896-1971), témoignages de cette volonté de réaliser des nus qui relèvent le plus souvent d’exercices académiques, malgré une certaine suavité.

Le « Grand Tour ». Si le « portrait à l’européenne » constituait dès la fin XVIIIe une preuve des interactions artistiques entre l’Occident et l’Orient (ici l’Empire ottoman), et si la technique en était maîtrisée par des artistes ottomans, la « peinture de chevalet » n’a pénétré le monde arabe qu’à la fin du XIXe siècle. C’est de cette époque que date aussi le phénomène du « Grand Tour », où des artistes arabes allaient s’instruire dans les académies des Beaux-Arts d’Europe (France, Angleterre, Italie, Espagne). L’étude du nu était, dans le système européen des Beaux-Arts, un des poncifs éducatifs, une discipline à part entière. Plusieurs aspects de la représentation du corps sont ainsi démontrés dans cette salle : la maîtrise technique exigée par l’exercice du nu académique (comme chez le peintre égyptien Georges Hanna Sabbagh et ses Nus couchés (années 1920) qui se présentent comme des études rigoureuses où l’on perçoit l’influence des grands modèles comme La Vénus d’Urbain du Titien, 1538), mais aussi le fait que le corps devienne de plus en plus un modèle récurrent, indépendant, où se cristallisent les questions artistiques ou métaphysiques (Dans les oeuvres du peintre, sculpteurs et poète libanais Gibran Khalil Gibran (1883-1931, auteur du Prophète, 1924) où l’on sent l’influence de Rodin, le corps se présente comme le réceptacle à des interrogations mystiques, comme le montrent les titres : Cosmic Spirit Comforting distressed Man, 1918, Love between confusion and choice, 1914), et enfin le nu peut devenir prétexte à des évocations érotiques.

Ecoles Académiques. La plupart des artistes arabes qui effectuent leur Grand Tour en Europe sont marqués par l’académisme qui régnait alors dans le système des Beaux-Arts. Ainsi importent-ils le modèle : on assiste au début du XXe siècle à la création d’écoles des Beaux-Arts au Moyen-Orient. On note en outre que la copie du système européen allait dans certains cas jusqu’à l’engagement exclusif de maîtres d’origine européenne. Ainsi, le Collège des Beaux-Arts du Caire, créé en 1908 n’accueille que des maîtres étrangers. Mais d’autres écoles plus indépendantes des conventions européennes voient le jour dans différents pays, comme le Centre d’enseignement d’art à Tunis en 1923, l’Académie Libanaise des Beaux-Arts en 1927, l’Ecole des Beaux-Arts de Bagdad en 1939, l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan en 1945 puis celle de Casablanca en 1950. Ainsi on voit des représentations de nus très traditionnelles chez des artistes comme Khalil Saleeby, malgré l’influence de Puvis de Chavannes et de Renoir, qu’il fréquentait. Seul l’artiste algérien Racim, dont est présenté Femmes à la cascade (1920-1930, miniature enluminée), parvient à établir une transition entre l’héritage arabo-islamique (technique ancestrale de l’enluminure, la miniature) et la modernité (dans la perspective et le modelé contre lesquels s’est longtemps défini l’art islamique).

Orientalisme. Si l’Orient fut dès le début du XIXe siècle un réservoir à rêveries sensuelles (chez Delacroix notamment), le regard que les peintres arabes ont porté sur cet art orientaliste lors de leur Grand Tour fut un regard étonné, dubitatif. De nombreux artistes contemporains cherchent alors à renverser le cliché orientaliste en citant ces images pour en montrer l’artificialité. La toile de Hussein Madi, Nu allongé (2009, collection particulière) s’impose comme une référence ironique aux Odalisques de Matisse, tout comme L’Endormie de Mahmoud Saïd (1933, collection particulière) joue sur le chatoiement de la lumière et l’érotisme latent propres aux peintures orientalistes.

Le reste de l’exposition se concentre sur l’art contemporain et quitte l’approche chronologique pour devenir thématique. Sont exposés ainsi les mises en scène du corps au travail (sportifs, danseuses), les rituels, mais aussi la souffrance, les idoles que deviennent les corps esthétisés et pour finir la mémoire du corps.

Ainsi on peut voir le parcours d’artistes qui s’inspirent des canons européens pour les détourner, en mêlant des influences formelles occidentales avec un imaginaire proprement oriental (références à des épisodes de la littérature notamment). Mais le but de l’exposition n’est pas tant d’opposer art occidental et art oriental, mais de montrer le pan moins connu de ces influences mutuelles, en se détournant des clichés que l’un et l’autre nourrissent. Il convient également de rappeler que la mise en place de cette exposition s’inscrit dans un autre mouvement de libération, qui l’ancre ainsi elle-même dans un contexte historique particulier, et éclaire son contenu.

« Mais c’est du corps humain, de sa beauté, de sa splendeur, qu’entend nous parler l’exposition aujourd’hui sous ce titre révolutionnaire, quoique pudique : « le corps découvert », signifiant aussi bien corps révélé. Exposition audacieuse, presque impossible il y quelques années et avant que ne soient tombées avec fracas les lourdes portes de traditions mutilantes. Printemps arabe partout. Autant que les autres libérations, il convient de nous féliciter aussi de cette libération annoncée : celle du regard (…). [1] »

Publié le 21/06/2012


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


 


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