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Le Centre international du roi Abdallah Ben Abdel Aziz pour le dialogue interreligieux et interculturel : l’Arabie saoudite sur les chemins de l’ouverture

Par Yara El Khoury
Publié le 30/01/2014 • modifié le 10/02/2014 • Durée de lecture : 10 minutes

AUSTRIA, Vienna : (From L to R) Rabbi Pinchas Goldschmidt, Chief Rabbi of Moscow and President of the Conference of European Rabbis, Abdullah Al Turki, President of the Islamic League, United Nations Secretary-General Ban Ki-moon, Prince Saud Al-Faisal Bin Abdulaziz Al-Saud, Minister for Foreign Affairs for the Kingdom of Saudi Arabia, Austrian Foreign Minister Michael Spindelegger, Jose Manuel Garcia-Margallo y Marfil, Spain’s Minister of Foreign Affairs and Cardinal Jean-Luis Tauran, President of the Pontifical Council for Interreligious Dialogue at the Vatican attend the inauguration ceremony of the KAICIID Center (King Abdullah Bin Abdulaziz International Centre for Interreligious and Intercultural Dialogue) held at the Hofburg in Vienna on November 26, 2012.

AFP PHOTO / ALEXANDER KLEIN

Un projet controversé

Ce centre se présente comme une organisation internationale indépendante, reconnue par l’ONU. Il a été créé sur une initiative du roi Abdallah Ben Abdel Aziz al Saoud, le roi actuel d’Arabie saoudite, dont il porte le nom en guise de reconnaissance d’une filiation directe. Pourtant, la monarchie saoudienne qui se lance à travers ce centre dans une expérience inédite a choisi de ne pas conduire seule les rênes d’une institution d’envergure qui se veut internationale, sur le thème du dialogue interreligieux et interculturel. La vieille Europe a été appelée et trois Etats européens aux traditions diplomatiques bien établies se sont joints au projet : l’Autriche et l’Espagne comme membres fondateurs ; le Saint-Siège à titre d’observateur. Lors de leur rencontre au Vatican en 2007, le roi Abdallah avait en effet exposé son projet au pape Benoît XVI et obtenu son assentiment. Selon des sources vaticanes, l’accord donné par le souverain pontife a été motivé par le souci de préserver la présence en Orient des vieilles communautés chrétiennes d’Irak, de Syrie, d’Egypte ou d’ailleurs, en se saisissant de toute opportunité pouvant conduire à un dialogue fructueux avec l’Arabie saoudite, puissance majeure dans la région. Le Vatican est représenté au sein du KAICIID par le père Miguel Ayuso Guixot, secrétaire du conseil pontifical pour le dialogue interreligieux.

Le centre a vu le jour le 13 octobre 2011 par la signature à Vienne d’un traité entre les trois Etats fondateurs représentés par leurs ministres des Affaires étrangères. Le 26 novembre 2012, il a été inauguré lors d’une cérémonie qui s’est tenue au palais de la Hofburg, ancienne résidence impériale des Habsbourg, en présence du cardinal Jean-Louis Tauran représentant le Saint-Siège.

C’est toujours à Vienne que le KAICIID a élu domicile, installant ses bureaux dans le cadre artistique prestigieux du palais Sturany, au numéro 21 du Schottenring, dans le 1er arrondissement de la capitale autrichienne. Si ce choix a été controversé par certains, il n’en a pas moins été un formidable levier publicitaire pour le centre, tant le palais Sturany et la ville de Vienne dans son ensemble constituent pour le KAICIID et ses visiteurs un cadre attrayant.

La nouvelle organisation internationale doit cependant pouvoir convaincre dans un contexte où les éléments à charge ne manquent pas. De nombreuses voix se sont en effet élevées de par le monde dès sa création pour exprimer le scepticisme face à un projet qui prône la tolérance religieuse et l’ouverture proposées par un Etat connu pour ne pratiquer ni l’une ni l’autre.
En Autriche, le projet a reçu l’aval des partis chrétien-démocrate (ÖVP), social-démocrate (SPÖ) et d’extrême-droite (BZÖ) ; les Verts et le parti nationaliste (FPÖ) l’ont rejeté. Lors de la cérémonie d’inauguration, une manifestation de protestation a été organisée sous les fenêtres du palais Sturany par diverses formations : l’Initiative des musulmans d’Autriche, l’association « la Religion est une affaire privée » et l’Initiative homosexuelle. Les opposants au projet évoquent notamment la présence de l’Arabie saoudite au cœur de la nouvelle entité et le fait que la Convention de Genève de 1961 sur les relations diplomatiques s’applique au KAICIID : ainsi aucun agent de l’Etat autrichien ne peut y entrer ni y exercer une forme quelconque de contrôle. En outre, l’échelle des salaires de l’ONU qui a cours au centre est évoquée, certains postes étant rémunérés à près de 10.000 Euros par mois.

Cependant, le Centre du roi Abdallah s’est rapidement frayé un chemin jusque dans les plus hautes sphères de la communauté internationale. Ainsi, par exemple, au mois de février 2013, en marge du cinquième sommet mondial de l’Alliance des civilisations, Madame Irina Bukova, directrice générale de l’UNESCO, a examiné avec le secrétaire général du KAICIID les possibilités d’établissement d’une coopération entre les deux institutions afin qu’elles travaillent ensemble dans le sens d’un meilleur respect de la diversité culturelle et religieuse et de la promotion de la compréhension mutuelle entre les hommes.

L’organigramme du KAICIID

Le Centre du roi Abdallah pour le dialogue interreligieux et interculturel se présente sous la forme d’une structure complexe placée sous le contrôle direct des Etats fondateurs.
Au sommet de l’organigramme du KAICIID se trouve le Conseil des parties (Council of Parties). Formé des représentants des trois pays fondateurs et du Saint-Siège en sa qualité d’observateur, ce conseil est responsable du contrôle de tous les projets initiés par le centre. Il se réunit au moins une fois l’an afin d’adopter le règlement financier du centre, son programme de travail et son budget annuel. Il élit les membres du conseil d’administration du centre et nomme le secrétaire général et le secrétaire général adjoint. Sur proposition du conseil d’administration, il nomme les membres du Forum consultatif. Les accords internationaux signés par le centre sont soumis à son approbation, ainsi que l’établissement de relations de coopération avec des organismes publics ou privés. Lui seul peut décider de l’admission de nouveaux membres actifs ou observateurs.
Le conseil d’administration (Board of Directors), organe exécutif du centre, comprend neuf personnalités qui représentent les principales religions dans le monde : Judaïsme, Christianisme, Islam, Hindouisme et Bouddhisme.
Le Forum consultatif (Advisory Forum) est composé de près de cent adeptes de différentes religions et adhérents à des organisations internationales et institutions culturelles. Il a un rôle de consultant auprès du conseil d’administration et il fournit au centre une perspective globale provenant de toutes les religions du monde afin d’enrichir son activité. Ses membres sont nommés pour quatre ans renouvelables et ils se réunissent au moins une fois l’an.
Le secrétaire général et le secrétaire général adjoint du KAIICID ont été élus le 31 octobre 2012, au cours de la première réunion des trois Etats fondateurs.
Le secrétaire général est Fayçal Ben Abdul Rahman Ben Mouammar, de nationalité saoudienne, conseiller très proche du roi Abdallah Ben Abdel Aziz avant même son accession au trône. En plus de son poste à la tête du KAICIID, il occupe celui de secrétaire général du Centre du roi Abdel Aziz pour le dialogue national, à Riyad. De plus, il est le superviseur général de la bibliothèque publique du roi Abdel Aziz à Riyad, et membre de conseils d’administration de plusieurs institutions, dont notamment la Fondation du scoutisme mondial (World Scout Foundation), la Fondation du roi Abdel Aziz pour les études islamiques et les sciences humaines, au Maroc, la Fondation du roi Abdel Aziz pour la recherche et les archives, en Arabie saoudite, et la Société d’assurance saoudienne Takaful.
Le secrétaire général adjoint est Mme Claudia Bandion-Ortner. Magistrate de nationalité autrichienne, elle a été ministre de la Justice du gouvernement autrichien entre 2009 et 2011. Elle a travaillé en tant que conseillère principale auprès de l’Académie de lutte contre la corruption internationale d’août 2011 à août 2012. Elle a été juge en chef du département de la criminalité en col blanc, juge de la cour régionale de Vienne pour les affaires criminelles, et juge d’investigation dans la division des narcotiques.

Première grande manifestation internationale organisée par le KAICIID : le forum sur l’« image de l’Autre »

Les 18 et 19 novembre 2013, le KAICIID a organisé un forum international sur le thème : « l’image de l’Autre », avec la participation de près de 500 personnes venues de 90 pays.
Ce forum a été précédé et préparé par des rencontres de travail organisées par le centre tout au long de l’année 2013 dans le cadre du programme intitulé « l’image de l’Autre ». Ces rencontres se sont déroulées dans différents pays, de manière à couvrir les grandes aires culturelles et religieuses à travers le monde. Ainsi, une série de rencontres a eu lieu en Autriche avec la participation des pays d’Europe et du bassin méditerranéen, en Ethiopie avec l’Union africaine et les pays d’Afrique, en Inde avec les pays asiatiques et en Argentine avec les pays d’Amérique latine. C’est donc une mise en commun qui s’est faite à Vienne les 18 et 19 novembre 2013.

Ce forum a attiré un grand nombre d’universitaires et d’experts chevronnés dans les questions de dialogue interreligieux. Le Liban, pays où la coexistence entre différentes religions chancelle en continu entre guerre et paix, était représenté par trois personnalités aux horizons très différents. Dr Mohammed El-Sammak, qui est par ailleurs membre du conseil d’administration du KAICIID, est un vieux routier du dialogue des religions : secrétaire général du Comité national libanais pour le dialogue islamo-chrétien et du Sommet spirituel islamique au Liban qui inclut les différentes branches de l’Islam libanais (sunnites, chiites, druzes et alaouites), il est également membre de la conférence mondiale « Religion pour la paix » à New York. Mme Alexandra Asseily a fondé avec son époux, l’industriel libanais Georges Asseily, le Centre d’études libanaises dont les bureaux sont situés à Beyrouth, à Londres et au St Antony’s College de l’université d’Oxford. Elle est membre de diverses associations œuvrant pour la paix. Devenue psychothérapeute spécialisée dans la résolution des conflits, elle mène avec son époux de nombreuses actions philanthropiques au Liban où elle a créé un jardin de la réconciliation au cœur de Beyrouth, jadis déchiré par la guerre. Mme Bahia Hariri, sœur de l’ancien Premier ministre assassiné Rafic Hariri, est députée et ancienne ministre de l’Education nationale. Elle dirige la commission de l’éducation et de la culture au Parlement libanais, ainsi que la Fondation Hariri qui œuvre pour le développement humain durable au Liban. Très impliquée au service de la cause des femmes arabes, elle a créé la commission pour les femmes de l’Union arabe interparlementaire. Elle est ambassadrice de bonne volonté pour l’UNESCO depuis l’an 2000.

De nombreux pays ont participé à un niveau officiel au forum [1]. Ainsi a-t-on pu écouter les interventions des ministres du Pakistan, d’Ethiopie ou de l’Etat allemand de Bade-Wurtemberg. Les Etats fondateurs du KAICIID ont participé de manière active aux séances plénières et aux différents ateliers et le Vatican était représenté par le cardinal Jean-Louis Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux à la Curie romaine. Il y avait aussi des universitaires francophones au forum, qui venaient notamment du Québec, et une Française, Blandine Smilansky, diplômée de Sciences-Po Paris et de l’Université de Toulouse-le Mirail où elle a étudié l’histoire. Depuis 2008, elle travaille pour Euroclio, l’association européenne des enseignants d’histoire, à la coordination de projets paneuropéens visant à promouvoir une éducation innovatrice et responsable à l’histoire, l’héritage et la citoyenneté, en Europe centrale, France, Géorgie, Moldavie et à Chypre. Parmi les personnalités juives présentes, il convient de citer une femme, Dr Michal Raucher, qui enseigne l’éthique juive au Séminaire théologique juif de New York. Elle est également titulaire de la chaire de bioéthique à la Société d’éthique juive d’Atlanta et fait partie du comité d’organisation de la section « Femmes et religion » et de celle d’anthropologie religieuse de l’Académie américaine de religion située également à Atlanta, dans l’Etat américain de Géorgie.

Au nombre des sujets qui ont été débattus figurent des questionnements autour des pratiques religieuses, éducatives et culturelles les meilleures pour enrichir le dialogue entre les religions et les cultures, le rôle des nouvelles technologies de la communication dans la promotion du dialogue, la place de la religion dans les conflits et la consolidation de la paix (Peace Building), la remise en question des idées reçues et la rectification de l’image de l’Autre parmi les adeptes des différentes religions et cultures à travers le dialogue. Si ces thèmes correspondent à l’actualité de notre époque marquée par la méconnaissance persistante de l’Autre en dépit de la variété inédite des moyens de communication mis à la disposition des hommes, il faut y voir aussi le reflet de préoccupations politiques propres à l’Arabie saoudite. Ainsi, le royaume semble soucieux de redorer le blason de l’Islam qui a été considérablement terni depuis les attentats du 11 septembre 2001. Sur le plan interne, les radios locales servent quotidiennement à leurs auditeurs un discours modéré qui condamne sans ambages la violence produite de par le monde au nom de la religion musulmane. L’Arabie saoudite sous le règne du roi Abdallah manifeste une volonté politique de se démarquer par rapport aux groupes extrémistes qui se réclament de l’Islam, sans que l’on puisse pour autant porter un jugement fiable sur ses intentions tellement l’instrumentalisation de ces groupes peut paraître tentante sur l’échiquier politique complexe du Moyen-Orient.

Les deux journées de forum ont été conclues par une déclaration ministérielle dont voici la traduction :

Nous, les ministres et représentants des gouvernements réunis au forum global du KAICIID sur le thème de « l’image de l’Autre : l’éducation interreligieuse et interculturelle », ce 19 novembre 2013 à Vienne, félicitons le KAICIID pour sa première année d’activité. Nous souhaitons reconnaître le travail de l’équipe du KAICIID sous la sage direction de son secrétaire général, Son Excellence M. Fayçal Ben Mouammar. Nous reconnaissons aussi la précieuse contribution du Conseil des parties du KAICIID et de son conseil d’administration.
Nous croyons fermement que l’éducation peut faire évoluer les valeurs universelles partagées par toutes les religions.
Nous reconnaissons que plus nos sociétés deviennent culturellement diversifiées et notre monde interconnecté, l’éducation interculturelle voit son importance s’accroître.
Dès lors nous apprécions à sa juste valeur et soulignons l’importance du programme du KAICIID sur « l’image de l’Autre ».
Nous soutenons et encourageons le besoin d’une meilleure éducation interculturelle, surtout chez les jeunes.
De plus, nous croyons que des efforts supplémentaires sont requis pour rehausser « l’image de l’Autre » au-delà des systèmes éducatifs officiels, notamment par le biais de la société civile, les médias et les programmes gouvernementaux destinés à renforcer l’intégration.
Nous allons étudier les observations et recommandations de ce programme afin de voir comment les pratiques et les enseignements les meilleurs peuvent être appliqués plus efficacement dans le cadre de nos propres systèmes.
Nous considérons le réseau d’experts qui s’est développé grâce à ce programme, ainsi que l’expertise croissante acquise par le KAICIID, comme des ressources valables qui pourront être mises à profit par les gouvernements qui partagent notre engagement à promouvoir la réconciliation, le respect et le dialogue.
Nous encourageons le KAICIID à renforcer ses contacts et sa collaboration avec les organisations internationales et les ONG qui se consacrent à la promotion du dialogue interreligieux et interculturel, ainsi que la paix et la sécurité en général.
Nous soutenons les efforts déployés par le KAICIID pour faciliter le dialogue interreligieux et interculturel. Un tel dialogue est un besoin urgent au sein de nombreux Etats et entre eux dans le but de réduire les tensions, renforcer la coopération, accroître le respect pour la diversité et promouvoir une culture de paix.

Ce texte en forme de manifeste décerne donc un satisfecit entier au tout jeune centre du roi Abdallah pour le travail accompli au niveau de la préparation et de la tenue du forum et l’encourage à poursuivre son action dans le sens du dialogue interreligieux et interculturel. Selon les signataires du document, ce dialogue vise à « réduire les tensions, renforcer la coopération, accroître le respect pour la diversité et promouvoir une culture de paix ».

Faut-il voir dans la formule « accroître le respect pour la diversité » l’expression de la volonté du parrain saoudien du centre de faire accepter ses coutumes basées sur une morale sociale très différente de ce qui se passe ailleurs dans le monde, notamment dans les sociétés occidentales ?

En effet, figée dans des traditions liées à une doctrine religieuse extrêmement rigoriste (le wahhabisme) mais se retrouvant néanmoins de plus en plus exposée aux modes de production et de consommation des sociétés occidentales, l’Arabie Saoudite tente de s’adapter au mieux et avec précaution, en s’ouvrant au monde tout en tâchant de préserver sa différence culturelle. Et y a-t-il meilleure méthode de préservation d’un particularisme culturel suranné que de le faire accepter par le monde au nom du principe louable du « respect pour la diversité » ?

Publié le 30/01/2014


Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante à l’Ifpo, Institut français du Proche-Orient et auprès de la Fondation Adyan.


 


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