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La situation en Syrie (1/4). La situation du régime syrien aujourd’hui

Par David Rigoulet-Roze
Publié le 23/04/2013 • modifié le 21/07/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

SYRIA, DAMASCUS : An image grab taken from the Syrian Al-Ikhbariya television station on April 17, 2013, shows Syrian President Bashar al-Assad speaking during an interview to be aired later on this evening.

AFP PHOTO/AL-IKHBARIYA

Où en est le régime syrien ?

Le régime syrien est dans une situation assez paradoxale parce que sa chute ne paraît pas « imminente » comme beaucoup l’avaient pensé et/ou espéré - il manifeste même une remarquable résilience au regard des autres régimes affectés par la tempête du « printemps arabe » et dont certains sont tombés, comme celui de Ben Ali en Tunisie, d’Hosni Moubarak, en Egypte, de Mouammar Kadhafi en Libye pour ce qui est du Maghreb, voire comme celui du Président Ali Saleh au Yémen pour ce qui est du Machreck ; et en même temps, il ne sera pas en mesure de revenir à la situation qui prévalait avant le début de la contestation en mars 2011, parce qu’on a passé une sorte de point de non-retour depuis la « militarisation » de la révolte à l’été 2011. Ainsi, le régime en tant que tel est probablement condamné à terme. La situation est donc très différente de celle qui prévalait à l’issue de l’écrasement de l’insurrection des « Frères musulmans » islamiste de Hama en 1982 par Hafez al-Assad, qui avait fait plus de 20 000 morts. Cette répression avait assuré au régime trente ans de stabilité. Il n’en va pas forcément de même aujourd’hui même s’il a dans un premier temps bien résisté à la dynamique de sa contestation.

Sur le plan politique, il y a eu quelques défections - comme celle de l’ancien ambassadeur à Bagdad, Nawaf Farès, annoncée par ce dernier le 11 juillet 2012, avant celle rendue publique le 6 août 2012 de l’éphémère Premier ministre Ryad Hijab qui avait été nommé le 6 juin de la même année, ou celle effective depuis le 3 novembre et connue seulement le 4 décembre 2012 de l’ancien porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Jihad Makdissi - mais cela n’a pas concerné le noyau dur du régime incarné par Bachar al-Assad qui sait pouvoir encore compter sur un mixte de pressions dissuasives et/ou d’intérêts à préserver. Un tournant pour le régime a néanmoins sans doute été constitué par l’attentat du 18 juillet 2012, qui a frappé au cœur du pouvoir syrien en tuant le ministre de la Défense, Daoud Rahja (chrétien orthodoxe), et le vice-ministre de la Défense et beau-frère du président syrien, Assef Chaoukat (alaouite), avec le responsable de la cellule de crise chargée de la répression de la contestation, Hassan Turkmani (turkmène sunnite), ainsi que le chef de la « Sécurité nationale » Hicham Ikhtiar (sunnite), qui mourut des suites de ses blessures deux jours plus tard. Les media syriens avaient même laissé entendre que le ministre de l’Intérieur Mohammed al-Shaar avait été blessé dans l’attentat. Il le sera en tout cas avec certitude dans un attentat-suicide perpétré par un kamikaze le 12 décembre 2012 devant le ministère de l’Intérieur à Damas. Il avait un temps été transféré le 19 décembre pour être soigné à Beyrouth, avant de devoir être rapatrié précipitamment pour éviter de tomber sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour son rôle dans la répression en Syrie. Ce même mois de décembre, un commandant de la police militaire syrienne, le général Abdel Aziz Jassem al-Challal, avait annoncé sa défection diffusée le 26 décembre 2012 par la chaîne saoudienne Al Arabiya, en la justifiant par le fait que « l’armée [syrienne] a dévié de sa mission essentielle, qui est de protéger le pays, et s’est transformée en un gang de meurtriers ». Le State Department américain avait immédiatement jugé que cette nouvelle défection - d’un général néanmoins peu connu dont les fonctions se résumaient à faire respecter la discipline au sein de la troupe - constituait « un signe de plus de l’effondrement du régime de l’intérieur, l’entourage d’Assad constatant que la fin de son pouvoir est inévitable ».

Il n’en demeure pas moins que le problème n’est désormais plus véritablement de savoir aujourd’hui si le régime tombera un jour, mais plutôt quand, et selon quelles modalités, chaotiques ou non, en fonction de la capacité opérationnelle de l’armée syrienne à « tenir le pays ». On estime généralement que les effectifs de l’armée syrienne se montent à quelque 300 000 hommes. Mais les désertions sont finalement moins importantes qu’on ne le suppose parfois. Le colonel Kassem Saad Eddine, chef du conseil militaire de Homs, a pu évaluer pour sa part que les déserteurs de l’armée régulière constitueraient près de 30% du contingent des effectifs de l’ALS (Armée syrienne libre). Cela signifie que le taux de défection dans l’armée syrienne serait compris entre 5% et 10% environ (ce qui ne serait pas suffisant pour entamer sérieusement sa capacité opérationnelle) [1]. Pour autant, les forces fiables dont dispose le régime demeurent limitées et elles « tournent » sur l’ensemble du territoire syrien depuis le début de la répression de la contestation, ce qui induit une érosion de leur combativité.

Sur le terrain, on constate d’ailleurs une évolution sensible des opérations. Après avoir vainement tenté d’écraser la révolte partout où elle se manifestait, d’abord à Deraa puis ailleurs dans le pays, le régime a opté pour une stratégie alliant économie des moyens - du fait d’effectifs fiables à sa disposition relativement réduits comme ceux de la IVème division commandée par son frère Maher al-Assad - et efficacité opérationnelle sur le « pays utile », comprenant les territoires jugés essentiels pour sa survie. Cela explique que le régime se soit finalement résigné à abandonner tout l’Est du pays avec la perte progressive de la Djezireh et de la vallée de l’Euphrate, une région où se trouvent pourtant les principaux gisements de pétrole du pays, parachevée par la chute de la ville de Raqqa au Nord-Est début mars 2013. Quant au Nord-Ouest proche de la frontière turque, il est déjà quasiment « perdu » pour le régime même s’il s’accroche encore à Alep, le poumon économique du pays. Son père, Hafez al-Assad l’avait prévenu : « Si tu veux rester au pouvoir, gagne Alep ». Ruinée par les bombardements, elle est peut-être déjà « perdue ». Les choses sont différentes, en revanche, à l’Ouest du pays, qui apparaît comme fondamental pour le régime, ce qui explique sans doute son acharnement sur la ville de Homs, « capitale de la révolution », pour les insurgés - concrétisé par l’écrasement du quartier de Baba Amro début mars 2012 renouvelé fin mars 2013 - ville qui constitue un nœud stratégique situé au carrefour des deux grands axes Nord-Sud (Alep-Damas) et Est-Ouest (Tadmor/Palmyre-Tartous) du pays, jouxtant le djebel Ansariya, cœur historique autant que géographique du pays alaouite, qui s’allonge selon un axe Nord-Sud depuis la frontière turque jusqu’au Djebel Akkar libanais. Si Bachar al-Assad entend impérativement tenir cette ligne, c’est qu’il a peut-être désormais l’objectif de renforcer un futur foyer alaouite sécurisé qui servirait d’ultime refuge en cas de chute brutale du régime. Si comme le soulignait, non sans une certaine provocation, Yves Lacoste, « la géographie cela sert d’abord à faire la guerre », on comprend alors mieux la cartographie actuelle des opérations militaires menées par les forces loyalistes du régime dans cette partie du pays.
Dans l’interview qu’il a accordée le 17 avril 2013 à al-Ikhbariya, une chaîne officielle, le président syrien a affirmé qu’une défaite de son régime face aux rebelles signifierait rien moins que « la fin de la Syrie » [sous-entendue "unifiée"]. Et d’ajouter : « Nous n’avons d’autre choix que la victoire, car si nous ne sommes pas victorieux, ce sera la fin de la Syrie ».

Les conséquences, sur le plan interne et régional, voire international, de la chute du gouvernement syrien

Le régime de Damas a toujours joué très habilement de sa position stratégique sur l’échiquier régional pour assurer sa pérennité. A cet égard, on peut considérer que la famille al-Assad a une véritable culture géopolitique. C’était déjà le cas sous Hafez al-Assad, qualifié un jour par Henry Kissinger de « Bismarck arabe », qui avait l’ambition de faire de son pays la « Prusse du Moyen-Orient ». Dès le début de la contestation du régime, l’Administration américaine, par la voix de celle qui était alors Secrétaire d’Etat du président Obama, avait pris la mesure des enjeux de la question. Interrogée par le network CBS le 27 mars 2011, Hillary Rondham Clinton avait spécifié qu’une intervention militaire occidentale en Syrie n’était pas du tout d’actualité de manière immédiate, ni même plus tard : « Cela ne va pas se produire, parce que je ne pense pas que nous sachions exactement ce qui se passerait, ce que cela déclencherait ». C’est précisément sur ces incertitudes géopolitiques que le régime al-Assad a joué pour se sanctuariser, comme déjà sous l’ère de Hafez al-Assad.

Cette acuité d’analyse géopolitique a, de fait, été perpétuée par son fils Bachar ainsi que son entourage proche. Dans une déclaration au New York Times du 10 mai 2011, Rami Makhlouf, le magnat de l’économie syrienne et cousin du président Bachar al-Assad, évoquait explicitement le risque qu’il y aurait à voir le régime syrien déstabilisé : « s’il n’y a pas de stabilité ici, il ne peut y avoir de stabilité en Israël » et « personne ne peut garantir ce qui se passera si quelque chose arrive à ce régime ». Questionné plus avant sur le fait de savoir s’il s’agissait d’une menace ou d’un avertissement, il ajouta : « je ne parlais pas de guerre, ce que je dis : ne nous faites pas souffrir, n’exercez pas beaucoup de pression sur le président, ne poussez pas la Syrie à faire ce qu’elle n’est pas contente de faire » [2].

Bachar al-Assad en personne allait formuler des mises en garde similaires alors que la « militarisation » de la contestation était en voie de concrétisation. L’agence de presse iranienne FNA (FARS News Agency) avait rapporté, le 4 octobre 2011, les menaces que Bachar al-Assad aurait lancées à Ahmet Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères, lors de leur ultime rencontre supposée s’être déroulée à Damas le 9 août 2011, notamment de « mettre le feu à la région en six heures du Yémen à l’Irak ». Selon FNA, Ahmet Davutoglu aurait été chargé de transmettre un message d’avertissement au président syrien de la part de l’Administration américaine, ce à quoi Bachar al-Assad aurait répondu : « Si une mesure insensée est prise contre Damas [comme une résolution de l’ONU, à l’instar de la résolution 1973 du 18 mars 2011 qui avait rendu possible, sous couvert de l’obligation de « protection des civils » (R2P) [3], une intervention de l’OTAN en Libye conduisant in fine au renversement de Mouammar Kadhafi], je n’aurais pas besoin de plus que six heures pour transférer des centaines de roquettes et de missiles sur les hauteurs du Golan pour les tirer sur Tel Aviv ». Il avait également ajouté que Damas demanderait au Hezbollah libanais de « lancer une attaque intensive de missiles contre Israël que même les services de renseignement ne seraient pas en mesure d’imaginer », en affirmant que « toutes ces attaques se passeraient dans les trois premières heures. Mais dans les trois heures suivantes, l’Iran attaquerait les navires de guerre américains dans le Golfe arabe, et les intérêts américains et européens seraient visés simultanément ».
Comme pour lever toute ambiguïté, il avait de nouveau déclaré le 30 octobre 2011 dans un entretien au Sunday Telegraph : « La Syrie est désormais le centre de la région [Elle est située] sur une ligne de faille et si vous jouez avec la terre vous provoquerez un véritable tremblement de terre : voulez-vous connaître un nouvel Afghanistan ou même des dizaines d’Afghanistan ? La Syrie n’hésitera pas à embraser toute la région » [4]. Selon lui, son pouvoir de nuisance dépasserait celui des autres régimes contestés à la faveur du « printemps arabe » et dont certains ont été renversés par des révolutions : « La Syrie est complètement différente de l’Egypte, de la Tunisie ou du Yémen ». Et de préciser encore, dans un entretien accordé le 30 octobre 2011 à Rossiya 1 TV, une télévision russe, qu’une « une répétition du scénario libyen serait certainement coûteuse pour les autres Etats (…) La Syrie n’est pas la Libye, c’est un pays différent du point de vue géographique, démographique et politique. (…) Un tel scénario n’est pas applicable (…) en Syrie » [5].
L’ancien directeur de la « Sûreté générale » libanaise, demeuré très proche de Damas, considérait dans un entretien au Figaro du 3 septembre 2012 : « La Syrie d’Assad est vue par beaucoup d’habitants de la région, et notamment par les chrétiens, comme un mur. C’est un mur, dont l’écroulement serait catastrophique. Cela fait peur même aux gens qui n’aiment pas ce régime. Car l’écroulement de ce mur va provoquer de multitudes guerres intestines, visant à créer une nouvelle carte géopolitique du Moyen-Orient » [6].
Dans un entretien accordé à deux media turcs - la chaîne de télévision Ulusal Kanal TV (« Canal national ») et le quotidien marxiste-léniniste Aydinlink - et rendu publique le 7 avril 2013 tout juste après des rumeurs sur sa mort, le président syrien Bachar al-Assad a explicitement averti qu’une chute de son régime aurait un « effet domino » au Moyen-Orient et déstabiliserait cette région « pendant de longues années ». Et de préciser : « Tout le monde sait que s’il y a partition en Syrie, ou si les forces terroristes prennent le contrôle du pays, il y aura contagion directement dans les pays voisins ». Avant de mettre en garde : « Puis il y aura un effet domino dans des pays peut-être loin du Moyen-Orient, à l’ouest, à l’est, au nord, dans le sud. Cela voudra dire une instabilité pendant de longues années, voire des décennies ».
Or, James R. Clapper, le Directeur du renseignement national (DNI) a déclaré le 16 avril 2013 au cours d’une audition à la Commission du Sénat sur le renseignement, que l’érosion de l’autorité du régime syrien s’accélérait avec un gouvernement « de plus en plus assiégé » qui semble désormais incapable de battre les insurgés, les forces qui gagnent en puissance et en contrôle de larges portions de territoires.
Hasard ou non du calendrier, c’est le lendemain, 17 avril 2013, que le président syrien Bachar al-Assad intervient sur al-Ikhbariya, une chaîne de télévision officielle. A cette occasion, le président syrien pointe une nouvelle fois un risque d’embrasement du conflit syrien à l’ensemble de la région, déjà très fragilisée par deux ans de conflit en Syrie. « L’incendie ne s’arrêtera pas à nos frontières, tout le monde sait que la Jordanie est aussi exposée [à la crise] que la Syrie », affirme-t-il. C’est en premier lieu la Jordanie que le président syrien a directement pointé du doigt comme étant menacée d’une possible déstabilisation prochaine, une Jordanie qu’il accuse ouvertement d’entraîner les combattants rebelles et de faciliter l’entrée de « milliers » d’entre eux en Syrie. Cette menace explique sans doute largement l’annonce faite par Chuck Hagel, nouveau Secrétaire américain à la Défense, d’un renforcement du dispositif militaire américain sur le sol jordanien.

Lire également :
La situation en Syrie (2/4). Qui constitue l’opposition syrienne, caractérisée par sa fragmentation ?

Notes :

Publié le 23/04/2013


David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.


 


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