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De la proclamation du califat par al-Baghdadi en juin 2014 à aujourd’hui, a-t-on noté une évolution dans l’idéologie de l’EI ? Comment interpréter les actions de l’EI en dehors de la Syrie et d’Irak ? La stratégie de l’EI est-elle en train d’évoluer ?
La situation actuelle revêt un aspect quelque peu paradoxal dans la mesure où on peut relever une certaine inflexion, non pas tant dans l’idéologie proprement dite de l’« Etat islamique », que dans la stratégie de sa mise œuvre. Cela tient pour partie à l’évolution du contexte géopolitique devenu moins favorable à l’organisation islamo-takfiriste (1) et djihado-terroriste, initialement connue sous le nom de Daesh (2) (ad-Dawla al-Islamiyya fi al ‘Iraq wa ash Sham), et devenue plus simplement ad-Dawla al-Islamiyya (« L’Etat islamique ») à partir du 29 juin 2014, lors de la proclamation officielle d’un Califat sur les territoires contrôlés à cheval sur l’Irak et la Syrie qui pourrait être depuis qualifié - du fait de l’abolition « publicitaire » en juin 2014 des frontières internationales issues des accords coloniaux franco-britanniques dits « de Sykes-Picot » concrétisés après la Première Guerre mondiale - de Syrak, à l’instar de l’Afpak afghano-pakistanais. Alors qu’elle était à l’offensive depuis l’instauration d’un pseudo-Califat, l’auto-proclamé « Etat islamique » a adopté depuis quelques mois une position plus défensive dans les régions qu’il contrôle en Syrie et en Irak après les revers relatifs qu’il a subi sur plusieurs fronts.
De fait, en se fondant sur des informations tirées des médias sociaux et de sources présentes en Syrie et en Irak, l’Institut spécialisé IHS Jane’s (3) estime que la zone contrôlée par l’« Etat islamique » se serait réduite de 12.800 km2 entre le 1er janvier et le 14 décembre 2015. Le groupe ne contrôlerait plus aujourd’hui « que » 78.000 km2, selon cette étude publiée en décembre 2015. Les djihadistes de l’« Etat islamique » auraient donc perdu 14 % de leur territoire en une année. Des pertes substantielles de territoires ont eu lieu au cours de l’année écoulée pour l’« Etat islamique », qui a connu au début de l’année 2015 ses premiers véritables échecs militaires simultanément sur plusieurs fronts : les djihadistes avaient fini, le 25 janvier, par être très largement chassés de la ville kurde de Kobané (Aïn al-Arab en arabe), située près de la frontière turco-syrienne, qui se trouvait assiégée depuis la mi-septembre 2014 et qui constituait pour lui un objectif stratégique. Cet échec intervenait le jour même où le gouvernement de Bagdad annonçait que la province de Diyala, dans l’Est de l’Irak et jouxtant la frontière iranienne, était aussi presque entièrement libérée du groupe extrémiste. La question demeurait néanmoins de savoir si ce coup d’arrêt donné à la dynamique expansionniste de l’organisation djihadiste de l’« Etat islamique » marquait un affaiblissement passager ou durable de ladite organisation. Il semblerait, fin 2015, qu’en dépit de son caractère parfois laborieux - tenant pour partie au fait que les bombardements de la coalition occidentale s’efforcent d’éviter au maximum les dommages collatéraux sur les civils qui risqueraient de resserrer les rangs autour de l’« Etat islamique », ainsi que les dégâts sur les infrastructures préexistantes qui hypothéqueraient le futur économique de la région - la lutte contre Daesh connaisse ses premiers succès avec la perte notamment de la zone frontalière Nord entre la Turquie et la Syrie, dans la région de Tal Abyad (province syrienne de Raqqa), qui était l’un des principaux points de passage de la frontière turque servant de transit et de ravitaillement pour le groupe.
D’autres pertes substantielles ont eu lieu en Irak avec Tikrit (province irakienne de Salaheddine), ville natale de feu Saddam Hussein, et plus important encore le complexe de la raffinerie de Baïji (province irakienne de Salaheddine) en octobre 2015, ainsi qu’un tronçon de l’autoroute principal entre Raqqa (capitale de la province syrienne éponyme), et « capitale politique » en Syrie du califat auto-proclamé désormais soumise à d’intenses bombardements de la coalition anti-terroriste et Mossoul, sa « capitale économique » en Irak (province de Ninive) avec la reprise de Sinjar en novembre 2015, ce qui complique de manière importante le transfert de biens et de combattants entre les deux villes les plus importantes contrôlées par l’« Etat islamique ». Ces défaites l’ont privé d’une route d’approvisionnement stratégique entre l’Irak et la Syrie, ainsi que d’autres régions à Diyala et Kirkouk.
La dynamique offensive de l’organisation djihadiste semble considérablement ralentie depuis - nonobstant quelques avancées notables comme la prise de l’emblématique cité de Palmyre, dans l’Ouest de la Syrie (province de Homs) le 21 mai 2015 ainsi que celle de Ramadi dans le centre de l’Irak (capitale provinciale d’An-Anbar) le 17 mai précédent mais qui vient d’être reprise le 28 décembre 2015 par l’armée irakienne - sur l’ensemble du Syrak.
A la fin de l’année précédente, le 3 décembre 2014, lors de la réunion d’étape au siège de l’OTAN à Bruxelles des membres de la coalition internationale engagée contre l’« Etat islamique », le Secrétaire d’Etat américain John Kerry avait déclaré que, grâce au « millier » de frappes menées depuis le 8 août 2014, « la dynamique de l’EI [avait] été stoppée ». Et dans leur déclaration finale, les participants d’affirmer que les frappes aériennes commençaient « à montrer des résultats », tout en reconnaissant qu’il faut faire plus pour tarir les revenus de l’« Etat islamique », notamment pétroliers, et « endiguer le flot de combattants terroristes étrangers ». John Kerry avait encore souligné l’horizon d’une telle intervention : « Nous allons mener cette campagne aussi longtemps que nécessaire pour gagner […] Notre engagement durera certainement des années ».
Il s’agit bien d’une « Longue guerre » (The Long War) telle que définie par la Quadrennial Defense Review du Pentagone publiée en 2006 (4) et censée prendre en compte les attendus stratégiques inédits de la GWOT/Global War on Terror (« guerre mondiale contre le terrorisme ») initiée par l’ancien président George W. Bush et qui demeure peu ou prou d’une cruelle actualité. « Cela représente un effort à très très long terme, il y aura des revers et des progrès », avait même estimé sous couvert de l’anonymat un haut responsable américain présent dans la capitale belge. Compte tenu de ces attendus, cela revient à se demander si l’on est désormais rentré dans une logique de roll-back et non plus seulement de containement, pour reprendre un vocabulaire renvoyant à une toute autre époque. Et ce d’autant plus que ces revers n’ont manifestement pas affecté les velléités djihadistes de l’« Etat islamique » qui, refusant sans doute de rester sur des échecs qui constituent également une déconvenue considérable en termes d’image, n’hésite pas à faire feu de tout bois en alternant les fronts. Voire. Et c’est sans doute pour desserrer l’étau que l’organisation a décidé de porter le fer et le feu à l’extérieur, ce qui n’était pas jusque-là sa priorité.
De fait, tandis qu’Al-Qaïda insistait plutôt sur le fait de cibler l’« ennemi lointain » (al-’aduw al-ba’id) et sur le djihad global - selon la distinction opérée très tôt par l’idéologue du djihad égyptien Abd al Salam Faraj dans son livre paru en décembre 1981 et intitulé Al Farida al Gha’iba (« L’impératif occulté ») (5) -, en différant alors la proclamation du califat islamique par ailleurs tant attendu, l’« Etat islamique » lui a d’emblée accordé la priorité à la création et au renforcement dudit « Califat » comme objectif stratégique primordial (6). Les dirigeants de l’« Etat islamique » ont même fait de cet objectif « territorialisé » une question de survie d’où le slogan emblématique Baqiya wa tatamadad (« se maintenir et s’étendre ») (7), qui peut justifier les compromis temporaires, et notamment le report de la lutte contre l’Occident à une date ultérieure. En d’autres termes, la doctrine de l’« Etat islamique » sous le règne du Calife auto-proclamé d’Abu Bakr Al-Baghdadi est censé reporter la confrontation avec l’Occident à plus tard pour se concentrer d’abord sur l’établissement du califat islamique dans la région de sa genèse et à la lutte contre l’« ennemi proche » (al-’aduw al-qarîb). Ceteris paribus, c’est ce qui avait opposé Staline, partisan de la théorie du « Socialisme dans un seul pays » pour asseoir la puissance de l’Union soviétique et sa capacité future de diffuser son modèle révolutionnaire, aux tenants de la révolution mondiale immédiate comme Zinoviev exécuté en 1936 dans le prolongement des "procès de Moscou" et Trotski et que Staline avait fini par faire assassiner dans son exil à Mexico en 1940 (8).
C’est en tout cas la raison pour laquelle l’« Etat islamique » s’est initialement focalisé sur le renforcement de son emprise dans les régions déjà conquises d’Irak et de Syrie et a cherché à étendre son pouvoir dans ces pays, en commençant par les régions à majorité sunnite et à faire d’un vaste « Sunnistan » le support à son Califat, avant d’envisager une étape suivante qui serait la conquête des pays musulmans voisins en développant par capillarité de nouvelles wilayas (« provinces ») inféodées, que cela soit au Yémen, voire en Arabie saoudite. Le deuxième numéro de la revue Dabiq citait d’ailleurs un hadith du Prophète établissant précisément l’ordre de priorités : d’abord la conquête de l’Arabie saoudite, puis de l’Iran, et finalement de « Rome » [le pays des kouffar (« infidèles »)] : « Vous envahirez la péninsule Arabique, et Allah vous permettra de la conquérir. Vous envahirez alors la Perse, et Allah vous permettra de la conquérir. Vous envahirez ensuite Rome, et Allah vous permettra de la conquérir. Puis vous combattrez le Dajjal (le « faux Messie » ou l’« Antéchrist ») et Allah vous permettra de le conquérir » (9).
La lutte contre l’Occident passerait même après le devoir de l’hijra [l’immigration vers l’Etat du califat islamique] - à l’instar de celle effectuée par le Prophète en 622 de La Mecque qu’il avait dû fuir vers Yathrib, future Médine -, et de la bayah [serment d’allégeance au calife], deux points essentiels de l’instauration dudit Califat. Dans un message audio émis immédiatement après la proclamation du califat, Al-Baghdadi avait ostensiblement déclaré aux musulmans dans le monde, y compris en Occident : « Quiconque parmi vous peut migrer vers l’Etat islamique doit le faire. La hijra vers le Dar Al-Islam (« le monde de l’islam ») [par opposition au Dar al Harb, c’est-à-dire « le monde de la guerre »] est obligatoire » (10).
Dans sa stratégie privilégiant le renforcement de l’« Etat islamique » par rapport à la lutte généralisée contre les « ennemis de l’islam », Abu Bakr Al-Baghdadi entend imiter le Prophète Mahomet qui constitue le référent ultime en la matière. Ce dernier avait accepté de reporter certaines batailles avec ses ennemis et intégré le principe de compromis et d’accords tactiques voire de la hudna (trêve), en référence à la loi islamique qui permet une trêve conditionnelle limitée à 10 ans maximum avec ses ennemis, et ce afin de reconstituer des forces avant de reprendre le combat pour atteindre ses objectifs ultimes (11). L’« Etat islamique semble de ce point de vue adopter un comportement similaire, appliquant la charia tout en entretenant ponctuellement des relations d’intérêt bien compris avec ses « ennemis », notamment en vendant du pétrole à l’Europe sur le marché noir (12).
Le fait est que l’idéologie de l’« Etat islamique » considérait probablement a priori que les attaques terroristes en Occident ne figuraient pas en haut de sa hiérarchie des priorités, même s’il est patent qu’une fois l’« ennemi proche » vaincu, l’Occident avait évidemment vocation à devenir une « cible » finale. C’est dire que d’une certaine manière, le report de l’affrontement avec l’Occident pouvait être vu comme servant les intérêts, à moyen terme, de l’« Etat islamique » plutôt que ceux de l’Occident sans doute victime de l’illusion de se préserver d’une menace caractérisée. En outre, si le principe du report de l’affrontement avec l’Occident était initialement privilégié, cela ne signifiait nullement que d’éventuels bouleversements, comme une réponse « préventive » de la part de l’Occident, ne bousculeraient pas l’ordre des priorités de l’organisation et n’accéléreraient pas l’engagement de la lutte contre l’Occident confronté qu’il était à un dilemme : celui d’une inaction induisant une menace plus grave encore à long terme, tandis qu’une action immédiate serait susceptible d’entraîner un coût qu’Al-Baghdadi n’avait pas nécessairement prévu de faire payer à ce stade (13). C’est peut-être précisément ce qu’il est en train de se passer désormais.
Selon une note de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), les services de renseignements français, l’« Etat islamique » aurait élaboré une nouvelle stratégie dite de « frappes obliques » en ciblant des failles dans l’échange des fichiers entre les pays européens. Il s’agirait en fait d’envoyer des djihadistes français commettre un attentat en Espagne, en Allemagne et inversement, demander à des Allemands ou des Espagnols de frapper en France. L’objectif de l’organisation terroriste serait d’échapper aux « radars » des services secrets nationaux qui éprouvent parfois des difficultés à croiser leurs informations pour cause de culture souverainiste. Ainsi, les terroristes d’origine européenne se verraient suggérer de rentrer dans un autre pays de l’Union européenne afin d’échapper à la vigilance des services nationaux. Cette nouvelle stratégie avait déjà trouvé un écho direct avec l’attaque ratée du Thalys le 21 août 2015 où un franco-marocain de 25 ans, Ayoub El-Khazzani, avait tenté d’ouvrir le feu avec une arme de guerre dans un train reliant Amsterdam à Paris, avant d’être maitrisé par trois Américains présents dans la rame. L’enquête avait révélé qu’El-Khazzani avait été repéré en Espagne, en France, en Belgique et en Allemagne sans que les pays aient pu enrayer son projet terroriste (14).
Paradoxalement, à l’offensive depuis sa création, l’« Etat islamique » semble adopter depuis quelques mois une position plus défensive dans les régions qu’il contrôle en Syrie et en Irak après les revers subis sur plusieurs fronts et la campagne d’attrition menée par l’aviation de la coalition internationale, mais il a, a contrario, effectué une série d’attaques spectaculaires à travers le monde pour tenter de reprendre l’initiative à l’extérieur (15). Cette stratégie serait le résultat d’une réunion secrète des principaux cadres du renseignement de Daech qui se serait tenue fin juin 2015 à Mossoul, dont les premiers attendus tragiquement sanglants se sont produits avec l’attentat contre l’avion russe le 31 octobre 2015 (224 morts), les attentats de Paris du 13 novembre 2015 (130 morts et 350 blessés) et du vol 9268 de la compagnie russe Metrojet à Charm el Cheikh en Egypte (224 morts) revendiqués par l’« Etat islamique ». Les priorités nouvelles du groupe djihadiste consisteraient, comme le souligne Hicham al-Hachimi, à tenter de « fragiliser la coalition internationale et à faire en sorte que les pays qui la composent se préoccupent davantage de leur sécurité interne, sous la pression de l’opinion publique » (16). Dans le même ordre d’idées, Fabrice Balanche considère qu’« à défaut de pouvoir abattre les avions de la coalition », l’« Etat islamique » planifie et « organise des attentats au cœur des pays membres comme la France dans une tentative de déstabilisation et pour gagner la bataille de la propagande qui peut lui apporter des combattants et des financements » (17).
Il semblerait que l’« Etat islamique » se soit doté d’une structure d’opération extérieure : « L’Etat islamique s’est doté d’une branche opérationnelle extérieure avec des relais en Europe pour y augmenter le nombre de ses attaques de manière à faire retomber la pression exercée par la coalition internationale sur son califat en Syrie et en Irak » selon Ludovic Carlino de l’IHS Jane’s. C’est là que l’on peut sans doute voir la main des anciens des mukhabarats (services secrets) de Saddam Hussein reconvertis par anti-chiisme dans la défense de la cause sunnite djihadiste. C’est Abou Ali Al-Anbari (18), un ancien officier du service de sécurité extérieure de Saddam Hussein, qui aurait été chargé d’être le maître-d’œuvre de la planification stratégique de l’« Etat islamique » (19). Comme le rapporte Georges Malbrunot : « C’est de cet Irakien, issu de la tribu des Jabouri, dont dépendraient les émirs de la branche extérieure de Daesh. Ils ne sont pas très nombreux. Une demi-douzaine environ, parmi lesquels un Britannique d’origine pakistanaise en charge de la zone anglo-saxonne. Ces émirs superviseraient les opérations dans chacun des secteurs géographiques visés. Une demi-douzaine de capitales aurait ainsi été ciblées en priorité : Paris, Londres, Riyad, Moscou, Beyrouth et le Caire » (20). Il se trouve qu’Abu Ali Al-Anbari aurait été tué par une frappe aérienne le 10 janvier 2016 aux environs de la ville de Barwanah dans le district d’Haditha (province d’An-Anbar) avec Abu Hassan al-Sahabi réputé être le chef opérationnel des services de renseignements de l’« Etat islamique ».
De fait, ce sont désormais des attentats djihadistes multiples, coordonnés dans plusieurs pays européens, que craignent pour 2016 les services antiterroristes du continent avec la hantise d’un « 11 septembre européen » : des attaques simultanées, le même jour dans plusieurs pays, en plusieurs endroits. Il y a dans les territoires contrôlés par Daesh la mise en place d’un système de sélection de jeunes Européens qui sont entraînés dans le but spécifique de les renvoyer frapper dans leur pays d’origine avec les vrai-faux papiers nécessaires pour passer à travers les mailles du filet, avec l’immense avantage de la maîtrise de la langue et des lieux visés. Or, les profils des djihadistes sont en train de changer. Aujourd’hui, les returnees (« ceux qui reviennent ») sont des individus ultra-radicaux, très aguerris, avec l’ambition d’effectuer des attentats en Europe (21). Selon un rapport publié par SkyNews (22) et corroboré par l’édition du 7 décembre 2015 de l’hebdomadaire Die Welt, Daesh préparerait de nouveaux attentats « spectaculaires ». Le site britannique précise que « des scientifiques et des experts en armes » ont formé un camp d’entraînement perfectionné dans la ville de Raqqa en Syrie. Un enregistrement vidéo obtenu par l’intermédiaire du groupe rebelle de l’ASL (« Armée Syrienne Libre ») indique que l’« Etat islamique » a déjà produit une batterie pour les missiles surface-air. Or, les ogives à guidage thermique sont souvent utilisées pour attaquer l’aviation. Une fois fixées, elles ont une fiabilité de 99 %. On mesure les attendus de la maîtrise d’une telle technologie, laquelle était jusque-là l’apanage des seuls Etats. L’enregistrement était originellement en possession d’un entraineur de Daesh qui se dirigeait en Europe vers le Nord de la Turquie. Il s’agirait de la première « preuve concrète » du perfectionnement technologique de l’« Etat islamique ». SkyNews affirme qu’en Turquie, « un transfuge de Daesh a confirmé qu’un programme d’entraînement top secret » avait lieu à Raqqa. Le but serait « de causer d’énormes dommages » en Europe dans un premier temps, les vidéos devant également servir de « tutoriels » pour les affidés de l’« Etat islamique » restés dans leur pays.
En arrière-plan, cela renvoie également aux inquiétudes concernant la possible maîtrise et utilisation par Daesh d’armes non-conventionnelles. Dans son discours devant la représentation nationale en date du 19 novembre 2015, le Premier ministre français, Manuel Valls, avait averti du risque d’attentat avec des armes non-conventionnelles : « Il ne faut aujourd’hui rien exclure. Je le dis bien sûr avec toutes les précautions qui s’imposent mais nous savons et nous l’avons à l’esprit. Il peut y avoir aussi le risque d’armes chimiques ou bactériologiques ». Wolfgang Rudischhauser, directeur du Centre de non-prolifération des ADM (armes de destruction massive) à l’OTAN a déclaré au printemps 2015 : « Des informations précises révèlent que l’EIIL a en réalité déjà acquis les connaissances et, dans certains cas, le savoir-faire [le know-how] qui lui permettraient d’utiliser des agents CBRN comme ‘armes de terreur’ » (23). On peut rappeler que nombre d’anciens cadres « baathistes » du régime de Saddam Hussein renversé par les Etats-Unis en 2003 ont, depuis, rejoint les rangs de Daesh, dont des scientifiques ayant travaillé dans le vaste programme d’armes de destruction massive de type NRBC (nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique) développé précisément du temps de Saddam Hussein. Mais l’argent (24) dont dispose Daesh lui permet également de recruter des scientifiques à l’étranger (25). Un rapport inquiétant présenté au Parlement européen fin 2015 estime que Daesh aurait peut-être déjà réussi à faire entrer des matériaux (26) NRBC en Europe (27). Une nouvelle étape serait alors franchie dans la stratégie apocalyptique de Daesh.
Notes :
(1) Le takfir (« anathème » en arabe) est au fondement d’une idéologie, le « takfirisme », prônant l’excommunication des supposés « mauvais » Musulmans et le recours à la violence pour les combattre sinon les massacrer.
(2) Daesh selon son acronyme arabe originel (ad Dawla al-Islâmiyya fi al-’Iraq wa-sh-Sham), ou EI (« Etat islamique en Irak et au Levant ») selon son acronyme français, ou encore ISIS (Islamic State of Iraq and the Levant) selon son acronyme anglo-saxon est désormais connu sous l’appellation générique de Daesh simplifiée en « Etat islamique » depuis la proclamation, le 29 juin 2014, d’un Califat sur les territoires conquis en Irak et en Syrie.
(3) Cf. Columb Strack, « Islamic State’s caliphate shrinks by 14 % in 2015 HIS Jane’s 360, 21 décembre 2015 (http://www.janes.com/article/56794/islamic-state-s-caliphate-shrinks-by-14-in-2015).
(4) Cf. Quadrennial defense Review Report, 6 février 2006 (http://www.comw.org/qdr/qdr2006.pdf).
(5) Cf. Gilles Kepel, « Al Qaïda dans le texte », Paris, PUF, 2015, note 63. Et cf. également Gilles Kepel, « L’Egypte aujourd’hui : mouvement islamiste et tradition savante », in Annales Economies, Sociétés, Civilisations, Vol.39, n°4, pp. 667-680 (http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1984_num_39_4_283086).
(6) Le promoteur de l’« Etat islamique » a d’ailleurs reconnu une dette idéologique à l’égard d’Al-Zarqaoui - tué le 7 juin 2006 - qui avait promis « la création d’un émirat islamique » de son vivant. Dans une interview, ce dernier avait souligné les étapes que son organisation suivrait dans ce projet géopolitique : « Nous éliminerons d’abord l’ennemi et établirons l’Etat islamique, ensuite, nous jaillirons de [cet Etat] pour conquérir les pays musulmans et y restaurer l’islam, et [enfin] nous combattrons les infidèles. » (Al-hesbah.org, 7 décembre 2006). Selon le premier numéro du magazine Dabiq en anglais, Al-Zarqaoui avait pavé la voie à la création de l’« Etat islamique ». Cf. Yigal Carmon ; Yaël Yehoshua ; A. Leone, « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », on MEMRI, 19 septembre 2014 (http://www.memri.fr/2014/09/19/comprendre-abu-bakr-al-baghdadi-et-le-phenomene-de-letat-du-califat-islamique/).
(7) Cf. Romain Caillet, « Analyse : pour comprendre le slogan de l’État islamique - ‘baqiya’ », Religioscope, on www.religion.info, 12 octobre 2014 (http://religion.info/french/articles/article_653.shtml#.Vn17SfnhC00). Le slogan de l’Etat islamique dawlat al-islam baqiya (« L’État islamique est là pour rester »), soulignant qu’il est éternel. Cette devise aurait été apparemment formulée le 17 avril 2007 par le précédent chef de l’organisation, Abu Omar Al-Baghdadi, et adoptée par Abu Bakr Al-Baghdadi, le 15 juin 2013. Le 19 août 2013, ce dernier avait ajouté dawlat al-islam baqiya watatamaddad (« l’Etat islamique est là pour rester et s’étendra »), annonçant que l’EI se propagera au-delà de l’Irak et de la Syrie qui constitue sa matrice territoriale.
(8) Cf. Y. Carmon ; Y. Yehoshua ; A. Leone, « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », on MEMRI, 19 septembre 2014 (http://www.memri.fr/2014/09/19/comprendre-abu-bakr-al-baghdadi-et-le-phenomene-de-letat-du-califat-islamique/).
(9) Cf. Y. Carmon ; Y. Yehoshua ; A. Leone, « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », ibid..
(10) Cf. Y. Carmon ; Y. Yehoshua ; A. Leone, « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », ibid.
(11) Ainsi du traité de paix de Hudaibiya avec les Mecquois en 628, respecté pendant 18 mois, jusqu’à ce que le Prophète réalise son objectif premier : à savoir contrôler la Mecque et la sainte Kaaba. Cf. Y. Carmon ; Y. Yehoshua ; A. Leone « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », on MEMRI, 19 septembre 2014 (http://www.memri.fr/2014/09/19/comprendre-abu-bakr-al-baghdadi-et-le-phenomene-de-letat-du-califat-islamique/).
(12) Cf. Y. Carmon ; Y. Yehoshua ; A. Leone « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », ibid.
(13) Cf. Y. Carmon ; Y. Yehoshua ; A. Leone, « Comprendre Abu Bak Al-Baghdadi et le phénomène de l’Etat islamique », ibid.
(14) L’affaire de l’attaque du commissariat de la Goutte-d’Or, le 7 janvier 2016, par un assaillant armé d’un couteau et tué avant d’avoir pu entrer dans le commissariat, pourrait relever de la même logique. D’abord présenté grâce aux empreintes digitales sous l’identité d’un Marocain dénommé Salah Ali arrêté pour vol dans le Var en 2013, il s’est depuis avéré être un certain Tarek Belgacem, un Tunisien de 24 ans, dont la trace remonterait à un foyer de demandeurs d’asile en Allemagne, à Recklinghausen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie où selon l’hebdomadaire allemand Welt am Sonntag en date du 10 janvier 2015 il s’était fait enregistrer sous quatre identités différentes et en donnant plusieurs nationalités. De quoi « flouter » une identité réelle.
(15) Cf. « Au cœur du service action de Daech », on Intelligence online, n°747, 18 novembre 2015 (http://www.intelligenceonline.fr/renseignement-d-etat/les-organisations/2015/11/18/au-c%C5%93ur-du-service-action-de-daech,108111754-ART-CAN). Le belgo-marocain Abdelhamid Abaaoud aurait été désigné pour planifier une vague d’attentats dans les pays d’Europe latine (France, Péninsule Ibérique et Péninsule Italienne).
(16) Cf. « Syrie/Irak : de l’attaque à la défense. Le groupe EI change de stratégie », on AFP, 21 décembre 2015.(http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20151221.AFP0898/syrie-irak-de-l-attaque-a-la-defense-le-groupe-ei-change-de-strategie.html).
(17) Cf. « Syrie/Irak : de l’attaque à la défense. Le groupe EI change de stratégie », on AFP, 21 décembre 2015.(http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20151221.AFP0898/syrie-irak-de-l-attaque-a-la-defense-le-groupe-ei-change-de-strategie.html).
(18) C’est le surnom religieux qui commence par Abou et est suivi d’une dénomination spécifique.
(19) Cf. « Anatomy of ISIS », on alaraby.co.uk, 4 mars 2015 (http://www.alaraby.co.uk/english/images/2015/3/4/is-hierarchy).
(20) Cf. Georges Malbrunot, « L’EI est désormais doté d’une branche extérieure », in Le Figaro, 6 janvier 2016, p. 4.
(21) Cf. A-Ch. D., « ‘En 2015 on n’a rien vu’ prévient un responsable de la lutte anti-terroriste », in le JDD, 8 janvier 2016 (http://www.lejdd.fr/International/Un-responsable-de-l-antiterrorisme-En-2015-on-n-a-rien-vu-767357).
(22) Cf. Stuart Ramsay, « Exclusive : Inside IS Terror Weapons Lab », on SkyNews, 6 janvier 2016 (http://news.sky.com/story/1617197/exclusive-inside-is-terror-weapons-lab).
(23) Cf. Wolfgang Rudischhauser, « L’EIIL pourrait-il passer au nucléaire », in Revue de l’OTAN, 26 mai 2015 (http://www.nato.int/docu/review/2015/ISIL/ISIL-Nuclear-Chemical-Threat-Iraq-Syria/FR/index.htm).
(24) Cf. « L’’Etat islamique’ revendique un budget de 2 milliards de dollars », on Le Figaro, 12 janvier 2015. (http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2015/01/12/20002-20150112ARTFIG00118-l-etat-islamique-revendique-un-budget-de-2-milliards-de-dollars.php). Un leader religieux de l’« Etat islamique », un certain Abu Saad al Ansari, a annoncé que Daesh avait approuvé pour 2015 et pour la première fois, un budget de 2 milliards de dollars, avec un « surplus » de 250 millions de dollars, soit un solde budgétaire à +12,5%. Le cheikh Ansari, dont les déclarations avaient été relayées par le site web du journal Al-Araby al Jadeed, affirmait ainsi que le budget couvrirait les salaires des combattants et des subventions pour les pauvres, les veuves et les handicapés, victimes des frappes aériennes de la coalition occidentale. L’excédent budgétaire serait utilisé « pour financer l’effort de guerre » avec le soutien d’une banque islamique créée à cet effet. Cf. « Islamic State Group sets out first budget, worth S2bn », on alaraby.co.uk, 4 janvier 2015 (http://www.alaraby.co.uk/english/news/2015/1/4/islamic-state-group-sets-out-first-budget-worth-2bn).
(25) Cf. Darren Boyle, « ISIS Army of scientists set to wage chemical and biological war on West : Experts warn weapons of mass destruction ‘have been carried undetected’ into European Union », on The Dailymail, 6 décembre 2015 (http://www.dailymail.co.uk/news/article-3347671/ISIS-army-scientists-set-wage-chemical-biological-war-West-Experts-warn-weapons-mass-destruction-carried-undetected-Europe-Union.html).
(26) On peut rappeler qu’à l’été 2014, des combattants ou des partisans de l’« Etat islamique » avaient réussi près de 40 kg d’uranium faiblement enrichi dans des établissements scientifiques de l’université de Mossoul, en Irak. Les autorités irakiennes en avaient informé les Nations unies le 8 juillet. C’est l’ambassadeur du pays auprès de l’ONU, Mohamed Ali Alhakim, qui avait envoyé une lettre au secrétaire général, Ban Ki-moon. « Les groupes terroristes se sont emparés de matériau nucléaire dans les sites qui ont échappé au contrôle de l’Etat », avait écrit l’ambassadeur. Le diplomate estimait que ces composants étaient susceptibles servir « à la fabrication d’armes de destruction massive ». Dans le même texte, l’ambassadeur appelle à l’aide la communauté internationale pour « écarter la menace de l’utilisation (des composants nucléaires) par les terroristes en Irak et à l’étranger ». Cela pourrait prendre la forme d’une dirty bomb (« bombe sale ») pour contaminer durablement un espace déterminé.
(27) Cf. Beatrix Immerkamp, « ISIL/Da’esh and ‘non-conventional weapons of terror », European Parliamentary Research Service/EPRS, décembre 2015, PE 572.806 (10 pages).
David Rigoulet-Roze
David Rigoulet-Roze, docteur en Sciences politiques, est enseignant et chercheur, ainsi que consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il est chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) où il est en charge depuis 2006 d’une veille stratégique entre l’Iran et les pays arabes particulièrement préoccupés de l’éventuelle accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire. Il est également chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération Méditerranéenne et Euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Outre de nombreux articles, il a notamment publié Géopolitique de l’Arabie saoudite : des Ikhwans à Al-Qaïda (Armand Colin, 2005) et L’Iran pluriel : regards géopolitiques (l’Harmattan en 2011). Il enseigne également la Géopolitique et les Sciences Politiques dans le supérieur.
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