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La secte des Assassins : une stratégie du meurtre politique (2/2)

Par Arthur Deveaux- -Moncel
Publié le 10/12/2021 • modifié le 10/12/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

"Secte ismaelienne de l’est ou des assassins fondee par Hassan ibn al-Sabbah (1036-1124) dit "le vieux de la Montagne" represente ordonnant a deux de ses disciples fanatiques de se tuer, Alamut, Perse, vers 1096" (Nizari Ismailism : representation of Hassan-i Sabbah, founder of Hashishin sect, ordering to two of his followers to kill themselves, Alamut, Persia 1094-1096) Gravure tiree de "Les mysteres de la Franc-maconnerie" de Leo Taxil (1854-1907), 1887 Collection privee ©Isadora/Leemage.

Leemage via AFP

Lire la partie 1

II. La mise en place d’une organisation planifiant la terreur comme arme politique

L’organisation logistique des Assassins repose sur le contrôle de places fortes permettant d’entrainer des combattants et de résister face à la puissance d’ennemis militairement supérieurs (A). La méthode d’action relève d’une technique de guerre asymétrique, signature caractéristique de la secte : l’assassinat (B).

A) Contrôler des places fortes : base de lancement des opérations

Les déplacements d’Hasan-i Sabbâh à partir de 1081 visaient, en dehors de la conversion, à trouver un quartier général « une forteresse éloignée et inaccessible d’où il pourrait avec impunité mener sa guerre contre l’Empire seldjoukide ». Son choix se porta finalement sur le château d’Alamût, bâti à plus de 1800 mètres d’altitude, sur la crète d’un rocher au cœur du massif de l’Elbourz. En 1090, il prit Alamut une fois que ses fidèles eurent emplit la place et donna 3000 dinars-or en dédommagement au propriétaire. Plus jamais il ne descendit du rocher jusqu’à sa mort.

Au cœur de zones montagneuses, les Assassins s’emparent progressivement de places fortes du voisinage dans le district du Rûdbâr dans un premier temps, puis plus au sud-est dans la région du Kûhistân, en particulier grâce à Ḥusayn Qâ‘inî, fameux propagandiste. Autres exemples : prise de Lamasar en 1096, de la forteresse de Girdkûh, ou encore de la forteresse de Châhdiz, dressée sur une colline à proximité de la grande cité d’Ispahan, fief du sultan seldjoukide.

Conquérir des places fortes permet de collecter l’impôt sur les vallées, d’en recueillir les récoltes, de servir de base d’entrainement - les Assassins étudient notamment la religion, le déguisement, et l’entrainement armé - ou de planification des opérations, mais également à résister aux contre-attaques inévitables des puissants ennemis.

Ainsi, en 1092 pour la première fois, les Seldjoukides tentent de s’opposer par la force à la menace ismaélienne. Le grand sultan Malik Châh, seigneur suprême des chefs et princes seldjoukides, envoya deux expéditions, l’une contre Alamût, l’autre contre le Kûhistân. Si toutes deux sont repoussées, d’autres sièges se succèdent, dont d’importantes campagnes menées par Muḥammad Tapar, prenant la forteresse d’Ispahan à partir du 2 avril 1107, jusqu’à la capture d’Ibn ‘Aṭṭâch. Par ailleurs, à partir de 1110 et « pendant huit années consécutives, ses troupes se rendirent au Rûdbâr pour y détruire les récoltes, et les deux camps se livrèrent bataille. Quand on sut que Ḥasan et ses hommes manquaient de forces et de vivres, [le sultan Muḥammad], au début de l’an 511 (1117-1118), nomma à la tête de ses troupes l’atabek Nuchtegin Chîrgîr et lui ordonna de commencer le siège des châteaux » [1]. En 1118, à la mort du sultan Muhammad à Ispahan, les sièges prennent fin, sans aboutir.

De même, lorsque les Assassins décident de s’étendre en Syrie, ils suivent la même méthode qu’en Perse : obtenir des citadelles. L’entreprise sera toutefois plus difficile et il leur faudra presque cinquante ans pour former un groupe de forteresses dans le Djebl Bahrâ’. Leurs places feront également l’objet de sièges, par exemple ceux menés par Saladin dans les années 1170 en particulier celui d’A’zâz. Cependant, en Syrie, l’organisation compte davantage sur les villes ; en particulier Alep et Damas avec la complicité des chefs des villes. Cette stratégie se heurte à l’inquiétude de hauts responsables qui, lorsqu’ils jugent la secte trop puissante, ordonnent le massacre de ses partisans.

Le sort des Assassins est tellement lié à celui de leurs citadelles que leur perte sera fatale. Ainsi, lorsque le dernier Grand Maître Rukn al-Dîn négocie sa reddition auprès d’Hûlâgû il obtient la vie de ses fidèles en échange du démantèlement progressif de l’ensemble de ses forteresses. Si à Alamût et Lamasar les commandants refusent de se soumettre, les places tombent en 1256 et 1258 et Rukn al-Dîn, devenu inutile, est assassiné. Les Assassins semblent avoir continué d’exister quelques années, peut-être en louant leurs services aux mamelouks comme l’avancent certaines sources [2], jusqu’en 1273.

B) Le meurtre politique : recours à des techniques de guerre asymétrique

« Le meurtre politique suit l’avènement du pouvoir politique : l’autorité appartient alors à un individu et l’élimination de cet individu apparaît comme le moyen simple et rapide d’effectuer un changement politique. » [3]. Ainsi, le tyrannicide était déjà bien connu à l’époque, et défendu par exemple dans Le livre de Judith. Si les Assassins n’ont donc pas inventé le meurtre politique, ils l’ont toutefois réalisé à un niveau jamais atteint alors.

Les victimes des Assassins appartenaient à deux grandes catégories : d’une part, celle des princes, officiers et ministres ; d’autre part, celle des cadis et autres dignitaires religieux, ainsi qu’un groupe intermédiaire composé des préfets des villes. Le premier grand meurtre de la secte est celui du vizir Niẓâm al-Mulk Tûsî le 16 octobre 1092, assassiné par un fidâ’i déguisé en soufi qui le frappe avec un couteau. Au total, « la liste d’honneur des Assassins citée par les chroniques d’Alamût mentionne près de cinquante assassinats ». Ainsi entre 1101 et 1103, la liste d’honneur mentionne l’assassinat du mufti d’Ispahan dans l’antique mosquée de la cité, celui du préfet de Bayhaq et celui du chef des Karrâmiyya, ordre religieux militant anti-ismaélien, dans la mosquée de Nîchâpûr. En 1108-1109, ils abattaient ‘Ubayd Allâh al-Khaṭîb, cadi d’Ispahan et farouche adversaire des ismaéliens.

Une fois leur réputation établit, nombre de représentants seldjoukides n’osent plus sortir sans être lourdement gardés, portant côte-de-maille et armure. Cette capacité à être craints leur a souvent permis de négocier. Par exemple, un récit de Juvaynî témoigne d’une mésaventure de Sanjar, expliquant en partie sa tolérance à l’égard de l’indépendance ismaélienne : « Ḥasan-i Ṣabbâḥ envoya des ambassadeurs demander la paix mais ses offres furent repoussées. Alors, par toutes sortes d’artifices, il acheta la protection de certains courtisans du sultan ; il soudoya l’un de ses eunuques moyennant une importante somme d’argent, et lui fit parvenir un poignard qu’une nuit l’eunuque planta dans le sol à côté du lit où reposait le sultan, plongé dans un sommeil d’ivrogne. Lorsque le sultan se réveilla et vit le poignard, il fut saisi de crainte, mais ne sachant qui soupçonner, ordonna de tenir l’affaire secrète. Ḥasan-i Ṣabbâḥ envoya alors un messager porteur du message suivant : “N’eussé-je voulu du bien au sultan que cette dague plantée dans le sol dur eût été enfoncée dans sa douce poitrine.” [4]. De même, Saladin subit deux tentatives d’assassinat en décembre 1174 ou janvier 1175 lors du siège d’Alep, puis le 22 mai 1176 alors qu’il assiégeait A’zâz. Si, en août 1176, Saladin commence le siège de Masyâf en représailles, le retrait de ses troupes intervient rapidement et nous n’avons pas connaissance d’autres actions ouvertes contre la secte ; certaines sources avancent donc que les deux parties ont passé un accord [5].

Les relations des croisés avec les Assassins semblent avoir été relativement pacifiques, certains Assassins ayant même trouvé refuge en territoires croisés. Ils firent toutefois deux victimes : vers 1130, le comte Raymond II de Tripoli, puis, le 28 avril 1192, Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem, est assassiné par des Assassins déguisés en moines chrétiens. Les sources divergent : pour certains le meurtre aurait été commandité par le roi d’Angleterre, pour d’autres par Saladin. Enfin, différentes sources affirment que les rois de France ou d’Angleterre se seraient offerts les services de l’organisation afin de tenter de s’éliminer mutuellement.

Conclusion

Au terme de notre réflexion, nous pouvons conclure de prime abord que la méthode des Assassins semble avoir porté ses fruits : en supprimant des personnalités publiques importantes, ils ont réussi à créer des luttes de succession affaiblissant la dynastie seldjoukide, ou faisant régner la terreur parmi leurs ennemis, les obligeant à négocier avec eux. Si leur méthode fut aussi influente c’est sans doute puisque, comme l’explique Bernard Lewis « L’élimination physique d’un individu par un Assassin n’était pas seulement un acte de piété ; elle avait aussi une valeur rituelle, presque sacramentelle. Il est significatif que, dans tous les assassinats qu’ils perpétrèrent en Perse comme en Syrie, les Assassins utilisèrent toujours le poignard, jamais de poison ni de projectiles ; or, dans nombre de cas, il eût été certainement plus facile et plus sûr de les employer. Par ailleurs, l’Assassin est presque toujours capturé et en général ne tente pas de s’échapper ». Autrement dit, la méthode des Assassins semble correspondre aux théories de René Girard d’après lequel les dimensions du sacrifice humain et du meurtre rituel seraient les fondements de toute institution humaine ; ceci expliquerait donc l’engouement que la secte a pu recueillir.

Néanmoins, sur le temps long, il semble que la méthode des Assassins ait échoué, Bernard Lewis qualifie même leur action d’« échec total » et avance « ils ne renversèrent pas l’ordre établi ; ils ne réussirent même pas à tenir une seule ville d’importance. Leurs domaines ne furent jamais que de petites principautés qui subirent ensuite la conquête et leurs adeptes ont fini par constituer de modestes et tranquilles communautés de paysans et de marchands, une secte minoritaire parmi d’autres. ».

Finalement, la méthode des Assassins leur a survécu. Sans mentionner la kyrielle d’exemples d’assassinats politiques et d’instrumentalisation de la terreur, des techniques de guérilla maoïste comme batir el campo utilisées par le Sentier lumineux au Pérou, observent certaines similitudes avec la prise de forteresses inaccessibles par les Assassins.

Bibliographie :
 AL-DIN Kamâl, Zubda, Ms. Paris, Arabe 1666, fol. 193b suiv.
 BOMATI Yves, HOUCHANG Nahavandi, Iran, une histoire de 4000 ans, « 12. L’invention du terrorisme politique : Hassan Sabbah et « les Assassins », p.162-175, 2019.
 IVANOW W.« An Ismaili poem in praise of Fidawis », in JBBRAS, XIV, 1938, p. 71.
 JUVANI, p. 212/681 ; Rachîd al-Dîn, p. 126-132 ; Kâchânî, p. 141 suiv. ; Ibn al-Athîr, anno 511, x, p. 369-70/ix.
 LEWIS Bernard. Les Assassins : Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval (Le goût de l’Histoire t. 6) (French Edition). Les Belles Lettres.
 MAALOUF Amin, Samarcande, 1988.
 MILIMONO Christine, La secte des Assassins XIe-XIIIe siècle : Des martyrs islamiques à l’époque des croisades : Des "martyrs" islamiques à l’époque des croisades, L’Harmattan, Paris, 2009.
 PAULO Marco, Le Devisement du monde, F. Maspero, Paris, 1981, I, p.116.
 GIRARD René, La violence et le sacré, 1972.

Sites internet :
France inter, La marche de l’Histoire, « La secte des Assassins », mardi 26 juillet 2011 avec Anne-Marie Eddé https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-26-juillet-2011
France inter, La marche de l’Histoire, « Le mystère des Assassins », mercredi 17 octobre 2012 https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-17-octobre-2012
France Culture https://www.franceculture.fr/histoire/Assassins-la-secte-derriere-le-mot

Publié le 10/12/2021


Arthur Deveaux- -Moncel est étudiant au Magistère de Relations internationales et Action à l’étranger (MRIAE) de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ses travaux universitaires sont complétés par différentes recherches de terrain réalisées en particulier lors d’un échange auprès de l’Université Saint Joseph (USJ), à Beyrouth.


 


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