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La révolte de Sheikh Said (13 février-27 avril 1925) : entre nationalisme, islamisme et identitarisme ethnique : une rébellion kurde atypique (1/2). Le contexte de la révolte : de bouleversements géopolitiques en bouleversements nationaux

Par Emile Bouvier
Publié le 11/02/2021 • modifié le 17/02/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

1. Contexte national et international de la révolte

La révolte de Sheikh Said doit être comprise dans son contexte national et, dans une mesure quasiment égale, international. En effet, dès les premières années de la République turque (fondée le 29 octobre 1923), les autorités déploient une politique antikurde très forte que traduiront, entre autres choses, les révoltes de Koçgiri (1920-1921), du mont Ararat (1926-1931) et bien d’autres encore.

La répression dont le nationalisme et l’identitatisme kurdes font l’objet sur le sol turc se double, en parallèle, d’une promotion d’un Etat kurde par les Britanniques, grands vainqueurs de la Première Guerre mondiale qui, au lendemain du conflit, se trouvent maîtres de l’Irak et de sa population kurde. Mustafa Kemal Atatürk s’opposera à cette politique et l’exprimera dans un discours à Eskisehir le 14 janvier 1923 portant sur les territoires irrédents de Mossoul et Kirkouk. Il se prononcera à ce moment sur la question kurde, affirmant que « [un autre] problème est celui de la kurdicité. Les Britanniques veulent établir ici un Etat kurde, dans le nord de l’Irak. S’ils le font, cette pensée se répandra parmi les Kurdes au sein de nos frontières. Pour empêcher cela nous devons étendre notre territoire au sud » [1].

Les Britanniques aspirent en effet à faire des Kurdes des alliés, afin de sécuriser les substantiels gisements pétrolifères que recèlent le sol irakien et, plus particulièrement, kurde irakien [2]. Dès 1919, le porte-parole britannique, lors des négociations du traité de Sèvres, affirmait ainsi dans un rapport envoyé à Londres le 28 novembre 1919 que, « bien que nous n’ayons pas confiance en les Kurdes, il est dans notre intérêt de les utiliser » [3]. Le Premier ministre britannique Lloyd George, le 19 mai 1920, affirmait quant à que « les Kurdes ne peuvent pas survivre sans un Etat puissant pour les soutenir » ajoutant, plus loin, que « la province de Mossoul pourrait être séparée des autres provinces irakiennes et reliée à un Etat kurde indépendant » [4].

Le différend territorial entre la Grande-Bretagne et la Turquie entourant Mossoul lors de la conférence de Lausanne se trouvant dans une impasse, les deux parties convinrent le 6 août 1924 de saisir la Société des nations [5]. Face aux échecs répétés des négociations, les Britanniques décidèrent d’eux-mêmes de déclarer la loi martiale dans le nord de l’Irak, de désinvestir de leurs fonctions les officiers administratifs locaux et d’installer une garnison britannique à Mossoul [6]. Dans le même temps, la Marine britannique se positionnait au large de Bassorah, principale ouverture maritime du pays.

La révolte de Sheikh Said s’inscrit ainsi dans le contexte d’une opposition géopolitique entre, d’un côté, la Turquie kémaliste s’opposant aux revendications identitaires des Kurdes et, de l’autre, l’Empire britannique et son soutien aux populations kurdes [7].

Le soutien britannique aux activistes kurdes ne s’arrêtait pas qu’à la diplomatie : un autre facteur - et acteur - majeur de l’insurrection de Sheikh Said est celui du mouvement nationaliste clandestin « Civata Azadiya Kurd » (CAK - Société pour la liberté kurde, souvent surnommée « Azadi », pour « Liberté »), créé à Erzurum en 1921 par le dénommé Cibranlı (« de la tribu Caibran ») Halit Bey, officier kurde de l’armée ottomane [8]. Cette organisation clandestine, soutenue par les Britanniques, avait été établie à Erzurum (Turquie) en 1921 avec pour but de parvenir à une reconnaissance de l’existence et des droits du peuple kurde et à lui garantir la liberté socio-politique la plus étendue possible [9].

2. Halit Bey, un personnage incontournable - mais absent - de la révolte

Le personnage de Halit Bey, et plus encore son parcours, sont intéressants et illustrent les dynamiques ayant animé la révolte de Sheikh Saïd (et qui seront traitées dans la sous-partie suivante). L’intéressé, né à Varto (sud-est anatolien) en 1882, est issu d’une tribu influente connue pour sa proximité avec les autorités ottomanes : les Cibran. Ces derniers formeront d’ailleurs plusieurs régiments Hamdiye durant une trentaine d’années [10]. Ces régiments composaient un vaste corps de cavalerie auxiliaire kurde, établi durant le règne du sultan Abdul Hamid II afin de réprimer les mouvements nationalistes arméniens et, dans certains cas kurdes. Ce corps de cavalerie s’était illustré depuis la fin du XIXème siècle pour sa fougue au combat [11].

Si les cavaliers Hamdiye pouvaient ainsi se targuer de victoires notables contre les forces tsaristes durant la Grande Guerre, ils restent toutefois connus pour leur rôle central dans le massacre de dizaines de milliers d’Arméniens à la fin du XIXème siècle (et qui est désormais désigné sous le nom de « Massacres hamidiens », de 1894 à 1896) et, plus encore, durant le génocide arménien (1915-1923) [12].

Après une formation à l’Ecole de guerre de Constantinople, Halit Bey rejoint les rangs de l’armée ottomane et se retrouve à la tête d’un régiment Hamdiye composé de trois escadrons de cavalerie issue de sa tribu, les Cibran, lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Il combat sur le front russe où sa valeur au combat est reconnue par plusieurs décorations et son élevation au grade de « miralay », l’équivalent militaire français du grade de colonel [13].

Son engagement militaire ne s’interrompt pas avec la fin de la Première Guerre mondiale : il s’engage aux côtés de Mustafa Kemal, futur Atatürk, durant la Guerre d’indépendance turque (19 mai 1919-11 octobre 1922) et s’oppose au gouvernement constantinopolitain. En parallèle toutefois, à partir de 1920, il prend contact avec un nombre croissant de nationalistes kurdes et s’impose rapidement comme l’une des figures incontournables du pankurdisme de l’époque [14].

L’éclosion des premières insurrections kurdes, en particulier celle de Koçgiri (1921), et des sévères répressions dont elles feront l’objet, acteront l’éloignement du colonel Hamit Bey des Kémalistes. Avec plusieurs autres officiers et hommes politiques kurdes, il créé ainsi, dans le plus grand des secrets, en 1921, le mouvement Azadi précédemment évoqué [15].

S’entourant de nombreux officiers kurdes déçus par le kémalisme et mettant à profit sa réputation et son aura acquise durant les combats de la Première Guerre mondiale et de la Guerre d’indépendance, Halit Bey initie en août 1924 une rébellion peu connue mais fondatrice, autant qu’annonciatrice, de la rébellion de Sheikh Said : l’insurrection de Beytüşşebap (du nom de la ville située dans l’actuel district de Şırnak).

Si cette dernière ne dure que quelques semaines et ne provoque qu’une quantité limitée de pertes humaines et de dommages matériels, elle fonde, elle aussi, la majeure partie de ses motivations dans l’abolition du califat [16]. En outre, se tiennent aux côtés de Halit Bey le député kurde Yusuf Ziya, co-fondateur majeur de l’Azadi, ainsi que l’officier Ishan Nuri, futur Nuri Pacha, qui organisera et commandera l’une des plus grandes insurrections kurdes de l’histoire de la République turque deux ans plus tard : la rébellion du mont Ararat (1926-1931).

Arrêté à Erzurum le 20 décembre 1924 en raison de son implication dans la révolte de Beytüssebap, Halit Bey est jugé en cour martiale aux côtés de Yusuf Zia Bey à Bitlis, où ils sont condamnés à mort et pendus le 14 avril 1925 [17]. Si la révolte de Sheikh Saïd se fait ainsi sans le fondateur de l’Azadi, celui-ci observera, depuis sa cellule, les premiers succès de la nouvelle insurrection dont son organisation, l’Azadi, constituera le fer de lance.

3. Motivations de la révolte et revendications

Selon plusieurs historiens, en particulier l’un des plus prolixes sur la rébellion de Sheikh Said, Robert Olson [18], la raison principale de cette révolte repose sur le mécontentement de larges franges de la société turque face à l’abolition, par le Parlement turc, du Califat ottoman le 3 mars 1924. Contrairement à la quasi-totalité des autres insurrections kurdes, celle-ci porte en effet en elle un volet fondamentalement religieux ; les revendications des insurgés s’avèrent, à cet égard, assez éloquentes.

Les sources de l’époque, notamment plusieurs rapports des services de renseignement britanniques qui suivaient de près l’Azadi [19], font ainsi état des revendications émises par les leaders de l’organisation secrète kurde. Au nombre de onze, elles consistaient, peu ou prou, aux autres revendications nationalistes, identitaires et irrédentistes que les insurrections kurdes des décennies 1920 et 1930 ont porté en elles ; celles de l’Azadi comporteront toutefois un volet religieux relativement inédit.

En effet, au-delà des traditionnelles demandes relatives au respect de la culture kurde et à la cessation des discriminations menées et organisées par les autorités turques à leur encontre, cette liste mentionnait l’exigence des insurgés kurdes de voir le califat réétabli [20]. D’autres revendications, inédites pour l’époque, auront également leur place dans la liste émise par les cadres de l’Azadi : ainsi peut-on y lire la crainte, chez les Kurdes, de déportations de masse imminentes ; la détermination des insurgés de voir le Kurdistan apparaître sur les cartes et leur volonté de voir la langue kurde autorisée dans son usage quotidien et en apprentissage à l’école [21]. L’Etat turc était également appelé à cesser son exploitation économique des territoires kurdes aux dépends des populations locales [22].

Le président du tribunal militaire turc qui condamnera les insurgés le 28 juin 1925 résumera assez efficacement, avec le parti pris qui était le sien, les deux lignes directrices de la révolte : « certains parmi vous [les rebelles] ont utilisé comme prétexte de révolte de prétendus abus de l’administration gouvernementale, d’autres ont invoqué la défense du califat […] ».

D’autres historiens, à l’instar d’Elif Özcan [23], avancent par ailleurs l’hypothèse de l’espoir, caressé par les insurgés kurdes, d’un soutien britannique à l’insurrection. Comme vu précédemment, l’Empire britannique était en effet engagé dans un bras de fer avec la Turquie et soutenait l’idée de territoires autonomes - voire indépendants - kurdes afin de s’en faire des alliés dans la région.

Quoi qu’il en soit, la rébellion n’aurait pris l’ampleur qui sera la sienne sans l’arrivée, quelques années plus tôt, d’un personnage qui s’avérera central au point de donner son nom à l’insurrection : le Sheikh Said. Né en 1865 à Palu (dans l’actuel district d’Elazığ) dans une famille kurde zaza soufie de la confrérie naqshbandie, Sheik Saïd était issu d’une génération de notables locaux dont il héritera du titre de sheikh à la mort de son père. Au début du XXème siècle, et plus particulièrement à partir de 1907, il se rapproche des mouvements nationalistes kurdes naissants et de certains officiers des Hamdiye, à l’instar de Cibranlı Halit Bey évoqué précédemment dont il épousera la sœur, Fatma, à une date inidentifiée [24].

Parcourant les provinces ottomanes de l’est anatolien afin de pousser les élites kurdes à former leur propre parti politique « ethnique », Sheik Said acquiert au fil des années une aura et un prestige qui l’amèneront, en 1923, à être approché par Yusuf Zia Bey, co-responsable du mouvement Azadi, afin de l’enjoindre à intégrer l’organisation secrète kurde [25]. Sheikh Saïd acceptera et s’imposera très rapidement à la tête du mouvement, en particulier après l’emprisonnement de son fondateur et leader, le colonel Halit Bey en décembre1924, comme vu supra.

Lire la partie 2

Bibliographie :
 Atatürk’ün, Gazi Mustafa Kemal. "Eskişehir-İzmit Konuşmaları, Yay." Haz. : Arı İnan 2 (1923).
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Publié le 11/02/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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