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La question libanaise (1/5) : de l’Empire byzantin à la fin des Mamelouks

Par Roger Geahchan
Publié le 21/05/2014 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

LEBANON, BAALBEK : Picture released in the 30s of the Temple of Jupiter in the Baalbek ruins, Lebanon.

STRINGER / AFP

En tant qu’État reconnu par le concert des nations, le Liban est de création et d’existence récentes. Certes, le nom Liban figure dans les différentes éditions de la Bible, mais il s’agit d’une expression géographique, tout comme le nom Syrie, et non pas de la mention d’un État ou d’une nation organisée. Le territoire auquel fait référence l’Ancien Testament est habité par les Cananéens, auxquels les Grecs donneront plus tard le nom de Phéniciens, d’où l’équivoque qui fait que certains historiens parlent de la Phénicie (Renan par exemple dans son Voyage en Phénicie), alors que les Phéniciens avaient fondé des cités-États séparées les unes des autres et parfois rivales ou même antagonistes. L’État libanais n’existe que depuis le 1er septembre 1920 avec les arrêtés du général Gouraud portant création de l’État du Grand-Liban, devenu République libanaise après la proclamation de la Constitution du 23 mai 1926.

Une première entité jouissant d’un statut de droit international garanti par les grandes puissances (Grande-Bretagne, France, Russie, Autriche-Hongrie, Prusse) avait vu le jour en 1861 (voir plus bas) avec la proclamation de la Moutassarifiya, dont le territoire correspondait à la division administrative de l’actuel Mont-Liban et dont la population était composée de maronites, largement majoritaires, suivis en nombre par les druzes, puis par les grecs-orthodoxes et les grecs-catholiques. Les sunnites y figuraient en très petit nombre, vivant dans les villes du littoral syrien, tout comme les chiites regroupés dans leur bastion du Liban-sud (au Jabal Amel).

De l’Empire byzantin à la conquête arabe

De création récente donc et comprenant des groupements humains de religions et de cultures différentes (et même jusqu’au XIIIe siècle de langues différentes, syriaque et araméenne, pour les uns, arabe pour les autres) – on peut relever aussi que la population de l’aire géographique occupée actuellement par le Liban était, au temps de l’Empire byzantin, avant la conquête arabe, trilingue, s’exprimant en araméen ou syriaque, grec et latin – , la République libanaise n’a pas d’historicité comme, par exemple, la France grâce aux « quarante rois qui [l’] ont fait[e] » ou grâce à la fameuse Révolution de 89.

Le pays a eu pour premiers habitants dans, grosso modo, son aire géographique actuelle des populations sémites, dont l’histoire a surtout gardé le nom des Cananéens (Phéniciens) organisés en cités-États rivales, comme déjà mentionné. Ils étaient établis essentiellement le long du littoral et ont subi les assauts des Sumériens, Akkadiens, Égyptiens, Assyriens ou encore Néo-Babyloniens, dont les fameuses stèles du défilé de Nahr el-Kalb rappellent encore le triste passage. Les Phéniciens, dont Platon stigmatisait déjà l’« esprit d’intérêt qui [les] caractérise » (in La République), apprennent très vite à se soumettre à l’occupant-envahisseur. Ils font montre même d’une certaine servilité à son égard (en témoignent les lettres de Tell Amarna) pourvu qu’on les laisse commercer et naviguer. C’est ainsi que les éléments de la civilisation phénicienne, n’en déplaise à l’auteur de La République, pénétrèrent le monde grec et fécondèrent sa culture qui en était à ses premiers balbutiements. (Fernand Braudel, considéré au XXe siècle comme l’un des plus grands historiens de son temps, le reconnaît, contrairement à beaucoup de ses confrères occidentaux.)

Aux invasions des Sémites succèdent celles des Indo-Européens, Perses, Macédoniens, Romains, Byzantins, jusqu’à ce que, par une volte-face de l’Histoire, surviennent, au lendemain de la mort de Mahomet, prophète arabe et fondateur d’État, les tribus de la péninsule arabique commandées par le fougueux Khaled Ben al-Walid et en attendant l’arrivée des Croisés. La cathédrale Saint-Jean-Baptiste, au cœur de Beyrouth (le Liban est entièrement christianisé dès le IIIe siècle), est transformée en mosquée (c’est aujourd’hui, rue Maarad, dans le centre-ville, la Grande-Mosquée Omari, du nom d’Omar, le second successeur de Mahomet). Nous sommes en 637. Tout le littoral syro-libano-palestinien est désormais gouverné par les califes qui ont pris la succession du Messager d’Allah. Poursuivant leur campagne, les armées arabes conquerront, après l’Égypte, l’Afrique du Nord, une grande partie de la péninsule ibérique et seront arrêtées, en 732, à Poitiers, par Charles Martel, le grand-père de Charlemagne.

Par un paradoxe, qui ne sera pas le premier de son genre dans cette région du monde, les Arabes sont bien accueillis par une partie des chrétiens autochtones. Ce sont les disciples du patriarche Jacob (Yaacoub), monophysites de confession. Très nombreux en Syrie (on les désigne communément aujourd’hui par le nom de syriens-orthodoxes), ils professent que le Christ n’a qu’une seule nature, la nature divine. S’inscrivant en faux ainsi contre les dogmes du Concile de Nicée, réuni en 325 par l’empereur Constantin lui-même, ils sont jugés hérétiques par les autorités religieuses et impériales (l’empereur, plus tard basileus à partir d’Héraclius, est en même temps chef de l’État et de l’Église et l’élection du pape doit être confirmée par lui [1]).

Ils subissent de ce fait vexations et persécutions. Dans ces conditions, les Arabes sont pour eux des libérateurs, tout au moins sur le plan des convictions religieuses et dans la mesure où ils les mettent à l’abri des vexations. Tout comme les tenants des églises nestorienne et arienne condamnées par l’orthodoxie, ils sont désormais assujettis par les nouveaux maîtres au statut des dhimmis (c’est-à-dire que leur condition était tributaire de la conscience de la personne à l’autorité de laquelle ils étaient soumis), le même que celui régissant l’ensemble des Gens du Livre, chrétiens divers et juifs.

Moyennant le paiement annuel de la djizya (capitation), qu’ils doivent exécuter (S. IX, v. 29) dans une posture d’abaissement (« saghiroune », autre traduction de « saghiroune » : humiliation), les chrétiens peuvent exercer leur culte et bénéficient d’un statut personnel régissant le droit des personnes, de la famille et des successions. C’est l’ébauche du système communautaire, appelé au Liban confessionnalisme politique, qui dote chaque groupement religieux et, au sein de chaque religion, chaque groupement confessionnel, de législations propres, créant de ce fait une multiplicité de juridictions autonomes vis-à-vis du pouvoir étatique, émiettant la population en groupements distincts du point de vue religieux, culturel et même politique, et suscitant des allégeances échappant au pouvoir politique central.

Cette ébauche de système communautaire, remontant aux premiers temps de l’islam, et qui était alors un progrès important puisqu’elle permettait aux Gens du Livre de vivre selon leurs propres lois pour toutes les affaires touchant leurs personnes et leur foi, se soustrayant ainsi à l’emprise de la charia, est devenue au Liban le fondement même du système politique, lequel, outre les divers statuts personnels propres aux communautés confessionnelles, admet une répartition des fonctions au sein des institutions politiques, militaires, sécuritaires et administratives suivant un quota attribué à chaque communauté en fonction de son importance numérique. Le peuple libanais n’est plus formé de citoyens ayant renoncé chacun à sa souveraineté au profit d’une assemblée législative incarnant la souveraineté nationale et dont est issu un pouvoir exécutif, mais de sectateurs dont l’allégeance est vouée à leurs chefs religieux ainsi qu’à leurs leaders politiques et aux intérêts propres à leur communauté confessionnelle considérée comme prioritaire par rapport à l’intérêt national, foulant aux pieds l’enseignement de Hobbes, Locke, Rousseau et Montesquieu, de sectateurs donc se prévalant de leur identité propre inassimilable à celle de leurs divers compatriotes.

Dès lors, toute politique d’intégration nationale se heurte à la frilosité des communautés – et elles sont au nombre de dix-huit – à leurs particularismes, à leur irrédentisme, si l’on peut dire.

Le repliement sur soi de chaque communauté trouve dans la montagne, isolée par son relief même et par conséquent d’accès difficile même pour les armées, un terrain bien plus fertile que le long du littoral ouvert à toutes les invasions par mer et par terre [2]. Au Mont-Liban, à l’exception de quelques minorités, la population, au nord, était maronite et, au sud, druze. Au long de l’histoire, les maronites du nord, que nulle autre communauté ne venait concurrencer, émigreront progressivement vers le sud du Mont-Liban, fief jusque-là des druzes, jusqu’à devenir prépondérants en nombre et en influence, ce qui sera (à partir du XVIe siècle) à l’origine de leurs rivalités avec ces derniers et à l’origine des guerres confessionnelles de 1841, 1845 et 1860.

Des croisades aux Mamelouks

Mais pour le moment nous n’en sommes pas là. Pas plus que les précédentes conquêtes, celles des Arabes ne perdureront. À partir de la fin du XIe siècle, ceux-ci doivent faire face aux Croisés. Les villes du littoral libanais tombent entre les mains des Franje (les Francs) au début du XIIe siècle. Ils avaient été aidés dans leur campagne par les maronites libanais. Plus tard, une fois vainqueurs, les musulmans n’oublieront pas que des chrétiens avaient prêté main-forte aux Croisés et, aujourd’hui encore, les Arabes et les musulmans libanais ne manquent pas de traiter de nouveaux Croisés les Occidentaux (ainsi que les chrétiens d’Orient) chaque fois qu’un conflit politique sérieux les oppose aux uns ou aux autres, ou aux deux à la fois.

De la prise d’Antioche en 1098 par les Croisés à la reconquête en 1295, par Malek el-Aschraf l’Ayyoubide, de Saint-Jean d’Acre, le dernier bastion tenu par les Franje, l’équipée des Francs aura duré 197 ans. Ils auront succombé finalement sous les coups qui leur auront été portés successivement par le Turc Zengi, le fils de ce dernier, Noureddine, le Kurde Salaheddine (Saladin), dont les rapports avec Richard Cœur de Lion ont inspiré entre autres Walter Scott et, il y a quelques années, Hollywood, ainsi que par les mamelouks Baïbars et Kalaoun, enfin, par Aschraf.

Les mamelouks, anciens esclaves devenus maîtres de l’Égypte, cavaliers intrépides réputés pour leur virtuosité à la guerre et dont la vaillance et la férocité sont restées légendaires, dévasteront le Liban. Ils pratiquent la politique de la « terre brulée ». À l’issue de leurs campagnes militaires, les villes maritimes sont en ruines, leurs murs démantelés, leur commerce anéanti, écrit Edmond Rabbath [3]. « En 1283, poursuit-il, alors que les Croisés campaient encore à Acre, une armée du sultan Kalaoun escalade la montagne. Bécharré, Ehden et Hadeth el-Jobbé, foyers jusque-là inviolés du maronitisme, sont ravagés, leurs habitants massacrés. Représailles punitives contre les chrétiens qui avaient noué alliance avec les Latins. Des milliers de paysans trouvent refuge à Chypre, où ils fondent des colonies prospères, toujours présentes. Mais c’est à l’encontre des musulmans hétérodoxes que les représailles sont particulièrement féroces. Eux aussi avaient entretenu des rapports avec les chrétiens d’Occident. Si les dhimmis devaient continuer à bénéficier du statut légal que la charia leur garantit, aucun quartier ne pouvait être laissé aux dissidents de l’islam, Nossaïris [4], Ismaïliens, Druzes et Chiites (…) Une politique déterminée, destinée à les fondre à jamais dans la masse sunnite, leur fut appliquée, poussée, en certains endroits, jusqu’à l’annihilation totale. »

La méfiance, l’hostilité qui continuent de nos jours d’opposer sunnites et chiites ont leurs racines profondes, entre autres, dans ces lointains et sanglants événements, cinq siècles après la bataille de Kerbala (680) qui consomme à jamais le divorce entre les partisans de Yazid 1er et ceux de Hussein.

En 1307, à Aïn Sofar, rapporte encore Rabbath, [5] l’armée des mamelouks de plus de 50 000 hommes écrase une troupe de 20 000 Libanais du Kesrouane commandée par les Abillama et les Mezher. Le Kesrouane est ensuite dévasté et ses habitants exterminés. Un autre grand historien libanais, Kamal Salibi [6], date cette bataille de 1305, mais en fait un récit très proche de celui de Rabbath.

Lire également :
 La question libanaise (2/5) : le Mont-Liban pendant la période ottomane
 La question libanaise (3/5) : de 1918 à 1943
 La question libanaise (4/5) : de l’indépendance à la guerre civile libanaise
 La question libanaise (5/5) : la guerre civile libanaise

Publié le 21/05/2014


Roger Geahchan est journaliste libanais, ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien L’Orient-Le Jour, ancien correspondant pigiste des quotidiens Le Monde et La Croix, ainsi que de la radio RTL.
Dernier ouvrage paru : Hussein Aoueini, un demi-siècle d’histoire du Liban et du Moyen-Orient, Beyrouth, Éditions FMA, 533 pages.


 


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