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La question libanaise (5/5) : la guerre civile libanaise

Par Roger Geahchan
Publié le 10/06/2014 • modifié le 08/11/2024 • Durée de lecture : 16 minutes

LEBANON, Beirut : Picture dated 1990 shows a street vendor in downtown Beirut selling posters of the same place in the late 60s. The Lebanese civil war broke out in April 1975 when Palestinians attacked a Maronite Christian leader. In return Christian militia, backed by Christian Kataeb (Phalangist) party, opened fire on a bus loaded with Palestinians, killing most of its passengers. Intercommunal fighting between Christians and Muslims quickly spread.

AFP PHOTO PATRICK BAZ

Dans les premières semaines de cet interminable conflit armé, qui fera des centaines de milliers de morts, videra le sud du Mont-Liban de sa population chrétienne et détruira le fruit d’un demi-siècle de développement culturel et économique – une catastrophe dont les effets persistent jusqu’aujourd’hui –, les milices chrétiennes ont l’avantage. Elles franchissent la rue de Damas (la « frontière » entre les zones chrétienne et musulmane de Beyrouth), occupent le centre-ville, le port, ainsi que le quartier des grands hôtels en bord de mer et se constituent un trésor de guerre en les pillant.

Les auteurs du conflit

Encadrées, armées et financées par l’OLP, des milices voient le jour dans les régions musulmanes. L’une de ces organisations, les Mourabitoun, avec l’aide de combattants palestiniens entraînés aux combats de rue, lance une contre-offensive, déloge du centre-ville les Kataëb, qui se replient à l’est de la rue de Damas, ligne de démarcation qui perdurera jusqu’à la fin de la guerre en 1990 et qui persiste dans les esprits.

L’armée libanaise n’intervient pas pour deux raisons : le président du Conseil, Rachid el-Solh, s’y oppose, estimant qu’elle ferait le jeu du camp chrétien, et l’état-major craint qu’elle n’éclate en unités antagonistes suivant les lignes de clivages politiques et confessionnels. En pratique, tout l’État est paralysé et ce sont les différentes milices qui imposent leur loi, chacune dans son secteur.

Au Chouf, Kamal Joumblatt, qui dirige le Mouvement national (un regroupement hétéroclite comprenant des organisations de gauche, d’autres gauchistes, le Baas pro-irakien, et des organisations inféodées à l’OLP), a lui aussi mis sur pied une milice. Dans son for intérieur, il espère réussir par la force et avec l’aide des Palestiniens à mettre fin à la domination des maronites, ce qu’il n’a pu faire par la politique [1]. Ces combattants, et des troupes de l’OLP, que les médias appellent les forces palestino-progressistes, lancent une offensive commune contre le réduit chrétien au Mont-Liban.

Pour les chrétiens, la situation est grave. D’autant plus que les dirigeants de l’OLP, grisés apparemment par leurs succès militaires, insinuent qu’ils pourraient prendre le contrôle du pays tout entier afin d’en faire une base pour la reconquête de la Palestine. Le bras droit d’Arafat, Abou Ayad (de son vrai nom Salah Khalaf), n’a-t-il pas déclaré que la route de Jérusalem passe par Jounieh, ville considérée comme le cœur même du pays maronite !

Dans les médias et au sein de l’opinion publique, commence à se répandre l’idée que la seule façon de mettre fin à la guerre consiste à partitionner le Liban en deux parties, l’une pour les chrétiens de diverses confessions, l’autre pour les musulmans (sunnites, chiites et druzes) qui n’auraient qu’à se débrouiller avec la présence de l’OLP et de ses combattants. Cette idée de partition caressée par les chrétiens est d’autant plus curieuse que c’étaient eux-mêmes qui avaient réclamé le rattachement au Mont-Liban des régions à populations musulmanes en soulignant que sans l’élargissement de ses frontières de 1861 le Liban ne serait pas « viable » [2].

L’implication syrienne

Les dirigeants syriens n’étaient pas restés les bras croisés face à la crise qui menaçait l’existence même du Liban. Le président syrien Hafez el-Assad ne voulait en aucun cas laisser l’OLP prendre le contrôle total du Liban ou même d’une partie du Liban, d’une part parce que ce pays était pour lui un terrain de manœuvres politiques, diplomatiques et militaires face à Israël et à l’Occident et, d’autre part, parce qu’il voulait éviter que Arafat et son organisation deviennent trop forts, lui imposent la politique du fait accompli, l’affaiblissant ainsi sur le double plan régional et international.

Le 7 janvier 1976, le ministre des Affaires étrangères syrien, Abdel-Halim Khaddam, déclare que son pays « ne tolérera pas un démembrement du Liban qui, ajoute-il, faisait partie de la Syrie et y sera de nouveau intégré à la première tentative sérieuse de partition » [3].

Toute la politique d’Assad consistera alors à faire accepter sa médiation, dans un double objectif : empêcher d’aller trop loin les deux parties, les chrétiens d’un côté et, de l’autre, l’OLP et ses alliés libanais.

Les dirigeants chrétiens, Sleiman Frangié, P. Gemayel et C. Chamoun acceptent cette médiation en raison des difficultés militaires de leur camp. L’OLP aussi en apparence, mais elle ne cessera de louvoyer afin de continuer à avoir les coudées franches au Liban. Joumblatt, jusqu’auboutiste, joue lui la carte de l’aventure militaire et de l’alliance indéfectible avec l’OLP.

Sur le terrain, d’ailleurs, les combats se poursuivent entrecoupés de trêves. La situation devient de plus en plus incontrôlable. Assad décide, malgré l’opposition de l’URSS (« il savait jusqu’où aller trop loin », m’a déclaré un ancien vice-président du Conseil et ministre des A.E. de 1976 à 1982), d’envoyer des troupes au Liban pour imposer un cessez-le-feu effectif, prélude à un accord politique.

En avril, les premiers détachements syriens pénètrent au Akkar. En mai, c’est une véritable armée, une brigade de 4 000 hommes appuyée par 200 chars qui avance en territoire libanais sur deux directions, l’une vers Mdeirèje, important nœud routier entre la Békaa et le Mont-Liban central, l’autre vers Jezzine, à la périphérie de Saïda et du camp palestinien d’Aïn el-Héloué, l’un des plus importants au Liban-Sud. Assad est déterminé à tenir en main, autant que faire se peut, la carte palestinienne.

À Mdeirèje, les Syriens se heurtent aux combattants de Joumblatt (lui-même avait pris la tête de ses hommes soutenus par des unités palestiniennes). Sur la route de Jezzine à Saïda, ils sont attaqués par des fédayins qui détruisent plusieurs chars. Mais les soldats syriens finissent par passer soit de force, soit après des pourparlers avec les forces palestino-progressistes. Le Front libanais, qui groupe le président Frangié, Camille Chamoun et Pierre Gemayel, approuve l’intervention syrienne.

Il restait à apporter une couverture régionale arabe à l’initiative prise par Damas. Ce fut fait au cours des sommets arabes du Caire et de Riyad qui décident d’envoyer au Liban une Force arabe de dissuasion (FAD) de 30 000 hommes, dont 25 000 Syriens. Elle est chargée d’imposer un arrêt définitif des combats et elle se déploie en novembre 1976 dans tout le Liban, sauf au Liban-Sud en raison d’un veto israélien. C’est, en principe, la fin de la guerre. En fait, ce n’était qu’une trêve.

La Force arabe de dissuasion n’était arabe que de nom. En réalité, elle était uniquement syrienne et fut un des instruments d’exécution de la stratégie d’Assad soucieux avant tout d’éviter d’être entraîné malgré lui dans une confrontation avec Israël en raison de l’aventurisme des Palestiniens et du jusqu’auboutisme de Joumblatt. Aussi, les troupes syriennes s’empressèrent-elles d’établir des postes de contrôle autour des camps palestiniens de la banlieue de Beyrouth et leurs services de renseignements mirent sur pied tout un réseau de surveillance des partis politiques, tandis que la Sûreté générale libanaise était chargée d’exercer une stricte censure sur l’ensemble de la presse. Des publications pro-palestiniennes durent quitter le Liban, certaines s’établirent à Bagdad, d’autres à Londres, ou à Paris. Dans les journaux locaux qui continuèrent à paraître, de larges espaces blancs intercalés dans les textes témoignèrent du passage sourcilleux des ciseaux des censeurs.

Israël au sud Liban et à Beyrouth

Mais la guerre s’arrêta. Pas pour longtemps, car, au début de 1978, au Liban-sud, les combats reprirent entre les forces palestino-progressistes et les milices chrétiennes pro-israéliennes de Saad Haddad contrôlant la bande frontalière avec l’État hébreu. Quelques semaines plus tard, dans la nuit du 14 au 15 mars 1978, l’armée israélienne envahit le Liban-sud. Malgré les efforts des forces palestino-progressistes pour l’arrêter, elle s’enfonce de 40 kilomètres en territoire libanais, jusqu’au fleuve Litani.

Le bilan pour le Liban de cette opération est dramatique : 1 186 civils tués, 285 000 personnes réfugiées dans la banlieue-sud de Beyrouth, 82 villages endommagés, dont 6 entièrement détruits [4].

La plainte présentée contre Israël par le représentant du Liban au Conseil de sécurité, Ghassan Tuéni, aboutit, le 19 mars, à l’adoption de la résolution 425 sur la base du projet préparé par les États-Unis. Le vote est acquis par 12 voix avec deux abstentions (URSS et Tchécoslovaquie, le représentant de la Chine était absent).

L’opération menée par Israël provoque, toujours suivant la même ligne de clivage, l’opposition et l’indignation des musulmans et une approbation tacite des chrétiens (parfois même nettement exprimée dans les cercles privés et les salons proches des milices Kataëb et chamounienne).

La résolution 425 prévoit essentiellement le retrait des Israéliens et le stationnement dans la zone frontalière sud des Casques bleus de l’ONU (la fameuse FINUL, Force internationale des Nations-Unies au Liban). Il aura donc fallu près de dix ans pour que l’islam libanais cesse de s’opposer au recours à des troupes de l’Organisation internationale prônée par Eddé. Mais la mission confiée à ces dernières par la 425 consiste essentiellement à s’assurer du retrait de l’armée de l’État hébreu. Elles ne sont pas habilitées à désarmer les Palestiniens et encore moins à s’opposer à une nouvelle invasion israélienne.

Toujours est-il que les Israéliens se retirent en trois phases. La dernière a lieu le 13 juin 1978. Mais ce n’est pas un véritable retrait, car cinq positions, sur quatorze, sont remises aux Casques bleus. Les neuf autres sont confiées aux milices chrétiennes pro-israéliennes (les forces de facto, selon la dénomination trouvée par les agences de presse internationales). Elles contrôlent une ceinture de sécurité d’une superficie de 500 à 600 km2 [5]. Aussi des duels d’artillerie opposeront-ils régulièrement au Liban-Sud ces milices aux organisations armées palestiniennes, entretenant une vive tension dans tout le pays car, comme d’habitude, une partie des Libanais soutient les milices chrétiennes du sud (bien qu’elles soient armées et financées par l’ennemi israélien) et une partie appuie les organisations palestiniennes en raison de la légitimité de leur combat.

Les guerres des autres au Liban, avait écrit Ghassan Tuéni. En 1982, le pays est de nouveau envahi par l’armée israélienne. Cette fois, l’invasion fut à deux doigts de dégénérer en guerre régionale avec la participation de la Syrie. Consciente du danger, Washington dut mettre en œuvre les ressources de sa diplomatie pour éviter un tel conflit. Et, une fois de plus, ce fut le Liban qui fit les frais des opérations militaires.

Dans la nuit du 3 au 4 juin 1982, l’ambassadeur israélien à Londres, Shlomo Argov, est grièvement blessé dans un attentat, portant à son paroxysme la tension entre l’État hébreu et les Palestiniens. L’OLP désavoue l’attentat et le condamne, ce qui n’empêche pas Israël de déclencher de très dures agressions. 4 juin : raids aériens massifs contre des positions et des camps palestiniens au Liban-Sud et dans la banlieue-sud de Beyrouth (60 tués, 270 blessés). Les Palestiniens ripostent, faisant un tué et dix blessés en Haute-Galilée [6]. 5 juin : l’artillerie, l’aviation et la marine israélienne bombardent 38 localités du Liban-sud (150 tués, 250 blessés). Une nouvelle riposte des Palestiniens contre le nord d’Israël ne fait pas de victimes.

Saisi par le Liban, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité, le 5 juin, la résolution 508 enjoignant à toutes les parties de cesser immédiatement et simultanément toutes les activités militaires. Dès le lendemain, Israël fait le contraire en envahissant le Liban. Malgré une nouvelle résolution du Conseil de sécurité (509 demandant à l’État hébreu de retirer toutes ses troupes en-deçà de sa frontière), l’invasion se poursuit, redoublant de violence. Des duels d’artillerie opposent Syriens et Israéliens à proximité de Saïda.

Continuant à progresser, les forces israéliennes, conduites par le ministre de la Défense, Ariel Sharon, entrent sans combat, le 13 juin, à Baabda, siège du palais de la présidence de la République. Épaulées par les « Forces libanaises » de Béchir Gemayel, elles avancent dans plusieurs directions et se heurtent aux Syriens à Souk el-Gharb, village qui domine presque à pic Beyrouth et sa banlieue-sud. Dans la Békaa, un combat aérien oppose également Syriens et Israéliens. Les premiers perdent 2 Mig. Des rampes syriennes de missiles Sam 6 sont détruites.

Dans la dernière semaine de juin, Israël contrôle déjà pratiquement la moitié du territoire libanais et met le siège autour de Beyrouth-ouest. Son objectif est de s’emparer de Yasser Arafat et des autres principaux dirigeants palestiniens ou de les tuer sous les bombardements intensifs de la partie ouest de la capitale (à majorité sunnite).

Le 12 août, ce secteur de la ville fut bombardé par l’aviation et la marine durant onze heures consécutives. Outre Béchir Gemayel qui, avant l’invasion et alors que le Liban était juridiquement toujours en état de guerre avec l’État hébreu, s’était rendu à plus d’une reprise en Israël pour des entretiens avec les dirigeants du pays, notamment avec Sharon, Pierre Gemayel et Camille Chamoun ont eu des rencontres avec ce dernier.

L’objectif des Israéliens était de s’emparer de Beyrouth-Ouest dans le but, comme expliqué plus haut, de se saisir de la personne d’Arafat et de ses seconds. Mais les différents assauts qu’ils lancèrent se heurtèrent à une vive résistance de la part des Palestiniens et ils ne réussirent à aucun moment à progresser plus de 500 mètres sur l’avenue Fouad 1er (aujourd’hui rue du Musée), axe de pénétration du secteur ouest.

Pour tenter de trouver une issue politique à la crise, les États-Unis avaient dépêché au Liban un diplomate chevronné d’origine libanaise, Philip Habib. Il obtient l’accord des parties concernées sur un plan prévoyant, d’un côté, le départ pour Tunis d’Arafat et des fédayins, ainsi que le retrait de Beyrouth-ouest des troupes syriennes, et, d’un autre côté, le déploiement d’une Force multinationale d’interposition (formée des États-Unis, de la France, de l’Italie et de la Grande-Bretagne). Elle est chargée de protéger les camps palestiniens, où les civils seront laissés sans défense par le retrait des fédayins.

L’opération d’évacuation par mer des combattants palestiniens se prolonge jusqu’au 1er septembre. Les brigades de l’ALP (Armée de libération de la Palestine) se retirent par la route de Damas, ainsi que les troupes syriennes.

Auparavant, le 23 août de cet été particulièrement chaud, Béchir Gemayel avait été élu président de la République. Le scrutin s’était déroulé dans une caserne de l’armée, dans la banlieue chrétienne de Beyrouth, seul lieu relativement sûr. Les députés prétendument réticents à donner leur voix au chef des FL en raison de sa collaboration avec les Israéliens s’étaient laissé faire une douce violence par les miliciens qui les avaient conduits manu militari à la caserne, ce qui avait fait dire à la presse locale et internationale que le scrutin s’était déroulé à l’ombre des canons des chars israéliens.

Mais avant même qu’il eût prêté le serment constitutionnel, Gemayel avait été tué, le 14 septembre, dans un attentat à l’explosif contre l’une des permanences de son parti, au cœur d’Achrafieh. Le principal exécutant, un membre du PSNS, Habib Tanios Chartouni, sera arrêté (il sera libéré par la suite de la prison de Roumieh par le PSNS et il est toujours en liberté).

Cet assassinat, qui fit l’effet dans le pays d’un cataclysme, même parmi les milieux musulmans et dans le cercle de la gauche, fut perçu par les Israéliens comme une occasion pour envahir Beyrouth-ouest, ce qu’ils n’avaient pas encore réussir à faire. L’occupation de cette partie de la ville leur était désormais possible puisque les combattants palestiniens, l’ALP (Armée de libération de la Palestine) et les forces syriennes l’avaient évacuée, comme précisé plus haut. La Force quadripartite américano-franco-italo-britannique s’était elle aussi retirée.

Dans la nuit du 14 au 15 septembre, les Israéliens pénètrent à Beyrouth-ouest. Ce sera la première fois, en cinq guerres qu’il a livrées, qu’Israël occupe la capitale d’un pays membre de la Ligue arabe.

Le 18 septembre, le monde entier apprend la nouvelle des massacres perpétrés les 16 et 17 septembre dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila (banlieue de Beyrouth). Le scandale rejaillit sur l’armée israélienne qui avait placé des postes de contrôle tout autour de ces deux zones. Il éclabousse également les Forces libanaises, dont les miliciens ont pénétré dans les camps et tué hommes, femmes, enfants et vieillards.

Amine Gemayel élu à la présidence de la république

Amine Gemayel est élu à la tête de l’État après l’assassinat de son frère, Béchir. Son mandat sera marqué par deux événements majeurs : les négociations entre le Liban et Israël qui aboutiront à l’accord du 17 mai 1983 et le retour de l’armée syrienne à Beyrouth-ouest en 1987. (L’accord, qui mettait fin à l’état de belligérance entre les deux pays, mais au mépris de la souveraineté du Liban, fut ratifié par le Parlement puis abrogé en 1984. La Syrie avait exercé des pressions très vives sur le gouvernement de Gemayel, notamment par l’intermédiaire du Mouvement Amal de Nabih Berri, et du PSP de Walid Joumblatt (ce dernier avait succédé à son père, Kamal, assassiné, le 16 mars 1977, dans le Chouf, à proximité d’un poste de contrôle syrien). Une grande partie des chrétiens était favorable à l’accord avec Israël, qui pourtant violait le principe même de la souveraineté de l’État libanais sur son propre territoire, tandis qu’une grande partie des musulmans y était opposée sous la pression de Damas.

Sous la contrainte de la Syrie et de ses alliés locaux, Gemayel devra donc renoncer à l’accord du 17 mai. Israël réagit en retirant ses troupes du Mont-Liban-sud, ce qui embarrasse Gemayel et place les chrétiens dans une situation périlleuse car leurs milices doivent faire face aux combattants druzes, palestiniens et syriens lancés à la reconquête de cette région qu’ils avaient dû évacuer. Une nouvelle guerre commence connue sous le nom de Guerre de la Montagne. Les chrétiens débordés subiront une lourde et très coûteuse défaite. Outre les pertes humaines, leurs villages seront dévastés, brûlés et détruits. Les civils qui échapperont à la guerre, plus de trois cent mille personnes, devront chercher refuge à Beyrouth et dans d’autres villes côtières chrétiennes. Jusqu’à présent, beaucoup d’entre eux n’ont pas regagné leurs terres.

En septembre 1988, à l’échéance du mandat de Gemayel, le Liban est dans l’incapacité d’élire un nouveau président. Le camp chrétien est favorable à Dany Chamoun, le fils de l’ancien président, ou à Michel Aoun, commandant en chef de l’armée, tandis que Damas et ses alliés locaux optent pour Mikhaël Daher, député du Akkar, région limitrophe de la Syrie. Pour éviter une vacance au sommet du pouvoir, Gemayel forme un gouvernement présidé par Michel Aoun. Mais les alliés de la Syrie, Amal et le PSP, ne reconnaissent pas ce Cabinet et considèrent que le seul gouvernement légal reste celui du sunnite Sélim Hoss.

Le double gouvernement et les Accords de Taëf

Le Liban se retrouve avec deux gouvernements, l’un pour le pays chrétien, l’autre pour le pays musulman. 1988 est également l’année du début de la guerre entre l’armée fidèle à Aoun et les forces syriennes au Liban et celle de l’émergence du Hezbollah, mouvement de résistance contre Israël financé et armé par l’Iran et qui, en pratique, est une sorte de brigade extraterritoriale des Gardiens de la Révolution iranienne. Il est aussi un des instruments d’exécution de la politique de la République islamique, qui reprend à son compte, sur le plan politique, culturel et économique, l’antique expansion militaire perse en direction de la Méditerranée orientale.

Dès 1988, en appuyant Mikhaël Daher, le candidat de Damas à la présidence de la République libanaise, Washington avait révélé son intention de laisser la Syrie reprendre le contrôle de la situation dans tout le Liban, aussi bien dans le réduit chrétien que dans le reste du pays. Aussi les députés libanais sont-ils convoqués à Taëf, en Arabie saoudite, pour approuver une wassika (charte ou document) sur la base de laquelle la Constitution sera amendée et un président de la République élu. Washington fait pression discrètement sur les députés et l’Arabie saoudite jette tout son poids dans la balance pour convaincre ces derniers d’approuver la wassika.

Un ancien diplomate américain à Beyrouth ne cachait pas sa présence dans le lobby du palais où les dignes parlementaires libanais débattaient, pas plus qu’il ne cherchait à passer inaperçu des journalistes du monde entier présents à Taëf.

La wassika reprenait en les développant considérablement les idées que Hafez el-Assad avait soumises dès 1976 à Sleiman Frangié pour régler la crise libanaise ouverte le 13 avril 1975. Il s’agissait, en gros, de rééquilibrer les pouvoirs en faveur des sunnites et des chiites et de confier aux druzes la présidence du Sénat qui devait être créé. (La Constitution de 1926 prévoyait l’existence d’un Sénat. Mais les deux Chambres, la haute et la basse, passaient le temps à se quereller aussi les autorités abolirent-elles le Sénat et incorporèrent-elles les sénateurs à l’Assemblée nationale, supprimant ainsi le bicaméralisme.)

Avant Taëf, tous les pouvoirs étaient détenus aux termes de la Constitution par le président de la République. Les ministres étaient nommés par décret présidentiel et le président « désignait » parmi eux un Premier ministre. Il pouvait révoquer les ministres. De sorte que, pour garder leurs fonctions, le Premier ministre et les ministres avaient tout intérêt à rester en bons termes avec le président et à tout lui passer. Ensuite, par décret pris en conseil des ministres (qui était à sa dévotion, nous l’avons vu), le président pouvait dissoudre la Chambre des députés et ces derniers avaient eux aussi tout intérêt à être à ses ordres.

Toutes ces prérogatives constitutionnelles avaient été conférées au président à titre de garantie, autrement dit par méfiance envers les musulmans en général, et les sunnites en particulier, toujours désireux d’associer le Liban au panarabisme ou à la Grande-Syrie, tendance qui s’est perpétuée sous Nasser, puis sous Arafat et enfin sous Hafez el-Assad.

L’accord intervenu à Taëf et sur la base duquel la Constitution a été modifiée a prévu de confier le pouvoir exécutif (exercé de fait jusque-là par le président de la République) à un organe collégial, le Conseil des ministres. Comme on n’a jamais vu un organe collégial réussir à gouverner dans la concorde, cette formule convenait à la Syrie qui, pendant les 15 années de sa tutelle sur le Liban (1990-2005) a joué le rôle de l’arbitre. Taëf n’a laissé en pratique au président maronite que la ratification des traités internationaux et la ratification de la combinaison ministérielle que lui soumet le président du Conseil désigné. Sans ce contreseing, sans son accord, le président du Conseil désigné doit revoir sa copie.

Mais comme le président de la Chambre en vertu de Taëf est devenu tout puissant, il est élu pour quatre ans et il est irrévocable de sorte qu’aucun projet de loi ne peut passer à la Chambre sans son accord, la composition du Cabinet doit, en pratique, obtenir également son approbation préalable. Si bien que le pouvoir exécutif est exercé de fait par une troïka, les ministres représentant les uns le président de la République, les autres le président du Conseil et les troisièmes le président de la Chambre.

Ce système a abouti à l’État de l’impuissance. La moindre décision exige tellement de tractations entre les trois pôles du pouvoir que l’exécutif est paralysé.

Conclusion générale

Finalement, à la lumière de cet exposé, il apparaît que le Liban est condamné à vivre dans l’instabilité. On a associé deux entités qui ne se faisaient pas confiance, dans le subconscient desquelles reposaient des sédiments faits de peurs, d’hostilités, de séquelles de guerres confessionnelles.

Le Grand Liban c’est deux lignes parallèles, lesquelles, par définition, ne se rencontreront jamais, jamais ne se fondront en une seule. Et depuis l’émergence du Hezbollah, devenu aujourd’hui le plus fort sur la scène libanaise, c’est entre trois lignes parallèles que le Liban est écartelé.

Telle est la question libanaise.

Lire également :
 La question libanaise (1/5) : de l’Empire byzantin à la fin des Mamelouks
 La question libanaise (2/5) : le Mont-Liban pendant la période ottomane
 La question libanaise (3/5) : de 1918 à 1943
 La question libanaise (4/5) : de l’indépendance à la guerre civile libanaise

Publié le 10/06/2014


Roger Geahchan est journaliste libanais, ancien rédacteur en chef adjoint du quotidien L’Orient-Le Jour, ancien correspondant pigiste des quotidiens Le Monde et La Croix, ainsi que de la radio RTL.
Dernier ouvrage paru : Hussein Aoueini, un demi-siècle d’histoire du Liban et du Moyen-Orient, Beyrouth, Éditions FMA, 533 pages.


 


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